4 avril, Brindisi - Patras.

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S’il faut quitter l’Italie, ce sera pour le Péloponnèse. Un ferry nous attend justement dans le port de Brindisi, mais comme nous arrivons trop tôt, c’est nous qui finissons par l’attendre. Le dock est désert, on n’entend rien que les haubans des voiliers ballottés par le vent, dans la marina d’à côté. Sur le quai, trois jeunes se mettent à faire une brésilienne, à la fraîche, en buvant des bières, et j’ai fugitivement la nostalgie de mes copains. Nous embarquons vers vingt-deux heures, impatients comme à l’orée d’une nouvelle aventure, et nous gagnons rapidement le large avec le cœur gonflé de Grèce.

Marie et moi nous endormons très tard, allongés sur deux banquettes inconfortables, alternant demi-sommeil et demi-réveil au son des ronflements de la mer, des touristes et du moteur du ferry. Vers cinq heures, je débranche la télé qui diffuse en continu le même match de football – Empoli vs Naples. Je ne me rendormirai plus, mais trouve hélas le moyen de rater le détroit de Corfou, que je me faisais une joie de découvrir au petit matin. Je ne sors sur le pont que vers sept heures. Ça pue le gazole dehors. Je me rends directement sur le pont supérieur, où je respire à pleins poumons l’air marin, sédatif et venteux, qui sent bon les latitudes. Une lumière aurorale inonde la mer et les îles, et tout se dore d’un miel d’émotions. Marie dort encore, et je me dis que je suis content d’être parti, de l’avoir suivie dans son rêve de voyage. L’horizon devient de plus en plus splendide, une aube aux doigts de rose. En regardant mon GPS, je m’aperçois que nous passons maintenant tout près d’Ithaque, île si chère au célèbre Ulysse, qui n’y rentrera qu’au prix d’un beau voyage. Je pense à mon Ithaque, à la France qui s’éloigne un peu plus tous les jours, et je ne pleure pas comme Ulysse en son temps, car rien ne m’attend là-bas sinon la sombreur d’une époque ; aussi parce que ma Pénélope à moi m’accompagne au bout de l’Europe – ou plutôt, je me dois d’avouer : c’est bien moi qui l’y accompagne.

Neuf heures du matin, dans le restaurant du ferry, nous buvons notre premier café grec. Un jeune homme surgit comme un boulet de canon dans la salle, le regard hagard, les cheveux roux coiffés à la diable. Il nous demande en anglais l’heure qu’il est. Accent français à couper au couteau. Nous lui donnons l’heure, il tombe en arrêt, se liquéfie sur place : le malheureux a eu une panne de réveil, il devait descendre à six heures du ferry pour rejoindre sa copine à Igoumenítsa. Vincent, c’est son prénom, ne cesse de passer sa main dans ses cheveux, de plus en plus hirsutes, en répétant je suis foutu. Il faut dire que son amie vient de Venise exprès pour le voir, et qu’ils ne se sont pas vus depuis trois longs mois. Un autre Français débarque, il s’appelle Romaric, il a l’air aussi penaud que son compère. Ils se sont rencontrés hier au comptoir, ils ont bu trop de bières ensemble, et le sommeil lourd d’alcool a fait le reste. Le regard de Romaric est décoré de cernes, et tout ce noir lui donne un air sombre et pensif : c’est un écrivain. Comme nous, Romaric est en train de faire son petit tour d’Europe, mais l’objectif est plus précis, plus noble : il part à la recherche des dernières forêts primaires, c’est-à-dire inviolées par les hommes, et compte écrire un livre à ce sujet. Puisqu’elles sont vierges et préservées, je lui demande s’il se sent coupable de les… violer ; il répond qu’il est un animal et qu’à ce titre il peut bien s’y promener où bon lui semble, à condition de ne pas dénaturer l’endroit. « Je peux même chier dans les bois s’il m’en prend l’envie ». Après les forêts grecques, il visitera celles, très menacées, qui subsistent en Roumanie. Puis ce sera l’apogée de son voyage, une forêt au nom à coucher dehors qui se trouve à cheval sur la Pologne et la Biélorussie. Dans ce grand massif forestier, l’un des derniers animaux rescapés de la Préhistoire a récemment retrouvé du poil de la bête alors qu’il était gravement menacé d’extinction : c’est le fameux bison d’Europe – et nous tentons tous les trois de nous figurer l’énormité de cette bête à bosse, pendant que Vincent désespère devant son téléphone qui ne capte aucun réseau. « Faudra qu’on y aille, dans cette forêt ! » me dit Marie. J’opine du chef en buvant ma dernière gorgée de café grec, une gorgée gâchée par l’absorption du marc – mais c’est là mon inexpérience que je blâme.

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