27 avril.

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Ce soir, à minuit, tout le pays célébrera Pâques. Le boucher de notre village arrive à neuf heures du matin. Quel bon vent nous l’amène ? Il dit venir pour l’abattage de l’agneau pascal. Parce qu’il boit trop de tsípouro, sa face est rubiconde, écarlate, on dirait qu’il retient son souffle depuis dix ans. Thomas débarque avec son agneau dans les bras, l’agneau qu’il a vu grandir, il est d’humeur funèbre ; au contraire, Lias se réjouit d’avance à l’idée de concocter les fameux plats de la célébration pascale – elle en bat des mains. Thomas nous demande si nous souhaitons assister au sacrifice de l’agneau. Si la question est bel et bien de savoir si je veux concourir par ma présence à ce curieux meurtre impuni par le code pénal, alors c’est un grand oui. Marie n’a pas pris le temps de répondre, elle est déjà partie s’ébattre avec les chiens. Sans plus tarder, le boucher plaque l’animal au sol, son genou fermement posé sur le ventre, et lève le couteau comme Abraham en son temps. Coup net et précis porté à la carotide. L’agneau se convulsionne au sol, en plein chant du cygne, en train de nous faire une danse de Saint-Guy ; puis, vidé de son sang, il rend l’âme. C’est rapide, et moins barbare que dans nos abattoirs. Ce que je viens de voir ne me ravit pas, mais il donne un peu de sens à la mort de cet agneau qui finira bientôt dans nos assiettes. C’est très étrange pour nous autres habitants des villes, qui ne fréquentons les animaux ni vivants ni morts ; ils ne sont que steaks, filets, boulettes ou brochettes… Hier, j’ai nourri cet agneau ; aujourd’hui, je le vois mourir ; et demain, je le ferai cuire à la broche. En trois jours, j’aurai mûri.

Onze heures du soir sur le grand parvis de l’église. Tous les habitants d’Argalasti sont réunis dans le silence, attendant sagement la résurrection du Christ. Chacun tient dans sa main la sainte Lumière, une bougie distribuée par le pope et provenant par avion de Jérusalem ; toutes ces bougies sont pour l’heure éteintes, elles attendent aussi le retour sur terre de la flamme christique. J’essaie tant bien que mal de trouver un sens à tout ça, mais Marie me rappelle à l’ordre : il y a un temps pour tout. D’ailleurs, si Jésus-Christ ne l’inspire guère, elle apprécie beaucoup les fêtes religieuses car il s’en dégage une chaleur unique et fédératrice. À raison, puisqu’à minuit, le Pope déclare enfin « Christos Anesti » – « Christ est ressuscité » – tandis qu’au même instant quelques milliers de cierges s’allument à l’unisson. On se croirait dans un concert d’Elton John au moment du dernier rappel, quand tous les briquets se lèvent en l’air pour Candle in the wind. Un chant liturgique me ramène à la réalité… Puis la sacralité de la cérémonie s’effrite, les cloches carillonnent à tout branle, un grand brouhaha de pétards et de feux d’artifice éclate, et tout le monde s’embrasse à tour de bras en proclamant « Christos Anesti ! ». Chaleur unique et fédératrice ! Thomas nous présente un homme qui dit parler français – pour nous, c’est du chinois. Perruque assez grossière posée sur son crâne chauve. J’ai l’impression qu’il veut nous dire quelque chose à propos de la cathédrale Notre-Dame. Frustré, il finit par revenir à l’anglais pour nous jeter des insanités au visage, en clamant que les muslims sont à l’origine de l’incendie. Un gros pétard éclate à côté, BOUM, le con sursaute et sa perruque avec. Je m’approche et lui glisse à l’oreille : « It must be the muslims ! » Il part en maugréant, sans demander son reste.

Thomas et Lias se retirent aussi des festivités liturgiques, ils meurent de faim. Privilège échu au chef de famille, Thomas nous guide jusqu’au foyer, son cierge à la main, sa fierté dans l’autre. De temps en temps, mon estomac grogne et donne la réplique aux deux chiens. Nous rompons le grand jeûne en avalant l’écuellée de magirítsa, une soupe épaisse composée des entrailles de l’agneau. À côté des petits verres à vin, des œufs peints en rouge (rouge comme le sang du Christ au moment de la crucifixion). Tour à tour, chacun doit choquer le cul de son œuf contre celui du voisin. Le but ? Le fissurer tout en gardant le sien intact – la coquille symbolisant la tombe scellée du Christ, la fissure sa résurrection. Hourra ! Je remporte la finale contre le frère de Thomas, mon œuf est intact et je serai chanceux toute l’année ! Mais dois-je en conclure que le petit Jésus demeurera prisonnier de mon bel œuf épargné des fissures ? Un autre miracle pascal, sans aucun doute.

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