28 avril.

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Réveil à huit heures, Lias engueule Thomas car il est ressorti boire avec ses amis hier soir ; puis Thomas râle après Lias car elle passe une demi-heure dans la salle de bain à se lisser les cheveux. Un condensé de trois mille ans d’incompréhension conjugale. Nous montons finalement dans le pick-up, avec à l’arrière, dans la benne, l’agneau pascal embroché, des enceintes acoustiques et beaucoup d’alcool. Nous débarquons bientôt chez leurs amis qui nous accueillent avec des cris frénétiques, une grosse dizaine de gais lurons prêts à en découdre avec Pâques. Maison montée sur une éminence qui domine le golfe Pagasétique et les monts grandioses du Pélion. Au loin, Thomas veut me montrer les contours d’un relief censé découper la silhouette d’une femme allongée sur le dos – Margarita traduit. Comme je ne vois rien, je fais semblant de voir quelque chose, après quoi il mime avec ses grosses paluches une grosse poitrine, et rit de son rire d’ogre – Margarita désespère. Au milieu du golfe, une île tapissée d’oliviers que cultive encore une très vieille dame à laquelle Thomas rend parfois visite. La municipalité lorgne assidûment sur cette île car elle voudrait la vendre à un promoteur immobilier pour construire un hôtel cinq étoiles. Nouvelle katastrofí faisant fumer les narines de Thomas, tel un taureau qui s’exaspère. Devant nous, déjà, l’agneau tourne inlassablement sur lui-même, imputrescible, enduit d’un mélange d’huile, d’origan et de citron, il tournera pendant cinq heures à côté d’une immense brochette rassemblant ses propres entrailles, cœur, foie, poumons, boyaux, rognons, le tout enveloppé de son long fil intestinal, et je pense à tous ses frères qui tournent ainsi partout dans le pays, l’embaumant d’un lourd parfum de viande grillée, quelle étrange destinée pour ce pauvre animal qui n’a rien demandé à personne.

En attendant le méchoui des grands jours, les amis de Thomas et Lias boivent encore et toujours, leur panse est devenue tonneau des Danaïdes où coule un arc-en-ciel de vins, de bières, de tsípouro. Marie et moi buvons sur des airs à boire, mais nous n’en avons plus l’habitude, et l’ivresse envahit nos paroles et nos gestes en moins de rien. Nous chantons en yaourt ce que nous retenons de leurs airs folkloriques, pendant que certains dansent des danses traditionnelles, et l’alcool – qui les faisait tituber tout à l’heure – accorde une grâce à leur corps en leur redonnant temporairement toute leur grâce. Peu à peu les mezzés sont disposés sur la table, aubergines, courgettes, feuilles de vignes farcies, tzatziki, jusqu’à dégainer la rapière embrochant le chapelet d’abats, rissolé dans sa graisse, et qui maintenant ne me fait plus rien qu’exciter les papilles. Et puis débarque enfin le méchoui doré par les heures de cuisson, autour duquel tout le monde s’affaire pour le dépecer dans les règles. Après tant de respect témoigné pour l’agneau, sa tête est soudainement brandie par les quatre hommes les plus saouls de l’assemblée ; tous oublieux du sacral holocauste, ils versent un long jet d’alcool dans ce qu’il reste de gosier, puis fendent en deux le crâne afin d’extirper la cervelle. Dans la ferveur générale, Marie n’a d’autre choix que d’en goûter un bout… qu’elle adore ! Une femme ira jusqu’à gober l’œil droit, ce qui me laisse encore pantois. Au milieu de ce grand foutoir qui ne ressemble en rien aux paisibles dimanches de Pâques de mon enfance, une grand-mère édentée dont tout le monde se fout vient discrètement me parler de son adoration pour Aznavour et Colette, elle est honorée de rencontrer des Français – même s’il est vrai que je ne me suis jamais senti si peu français que durant ce voyage, à tel point que la brusque évocation de ces deux monstres littéraires dans un moment si déconnecté de mes racines est une invraisemblance à laquelle je ne peux répondre autrement que par une onomatopée gorgée d’étonnement.

Nous rentrons vers vingt heures au logis, rassasiés de viande et d’alcool. En a-t-on pour autant fini de cette incontinence festive ? Négatif, après la sieste obligatoire, nous repartons dans le bar où travaille épisodiquement Thomas, qui s’est paré pour l’occasion d’une chemise blanche ultra-moulante ; les boutons ne tiennent qu’à un fil, ils peuvent sauter à tout moment si d’aventure il bande les pectoraux. Thomas l’agriculteur aurait donc une vie souterraine, à l’ombre de ses jours passés dans les champs… L’établissement dans lequel il travaille en tant que barman est un bouzoukia, night-club où la musique traditionnelle grecque a seule droit de cité. Moyenne d’âge : environ cinquante ans. Autre particularité : le jour de Pâques, on y casse des assiettes en plâtre en veux-tu en voilà. Et plus les assiettes volent et plus les clients volent avec, accomplissant des pas de danse incroyablement sensuels où le claquement de doigt mesure un temps qui n’appartient qu’au corps. Corrélation qui laisse à penser que le fracassement d’une assiette entraîne un dégagement physique, une explosion de l’être.

Coup de fil à minuit passé, Lias nous invite à la rejoindre à l’autre bout du village, dans un night-club plus fréquenté. Nous laissons Thomas vaquer à ses affaires en compagnie de deux clientes habillées de trois fois rien de tissu. Tout endimanchée, Lias est déjà sur la piste de danse en compagnie de sa fille et de ses copines. Moyenne d’âge : à peine vingt ans. Les hormones sont d’ailleurs en fusion par ici, les bras frétillent en l’air, les corps se frôlent ou s’encastrent et les bouches se dévorent au rythme saccadé de la musique électro grecque. Marie et moi prenons le pli de ces transports adolescents ; régression totale au bout de laquelle on finit par se rouler des patins comme des gosses de quinze ans qui ne savent pas quoi faire de leur langue. Sensations qui ne s’épuisent qu’à la fin d’un morceau dont le tempo fait boum-boum-boum. Et puis, la fatigue allant s’amplifiant, Lias nous confie les clés du pick-up afin que nous puissions dormir un peu – elle et Margarita veulent encore danser. Dehors, ciel incrusté d’étoiles ; dedans, pare-brise encrassé de fientes. Semblables à deux poids morts lâchés dans un gouffre, on s’endort lourdement… Nuit total, temps dilaté par le bon temps, par la longue étendue de cette journée dont on ne voudrait pas qu’elle se termine, et dont les heures se confondent en un point qui déjà nous échappe et crée le souvenir, un point d’orgue, un point de fuite – était-ce hier, était-ce avant-hier ?

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