1 juin, Murighiol.

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Depuis la Forêt-Noire jusqu’à la mer Noire, le Danube coule en bleu comme un serpent céleste. À son embouchure, une gueule, un gros delta, le cours d’eau qui se divise en bras tentaculaires. La terre émerge ici et là, gorgée comme une éponge, et sur laquelle survivent quelques villages lacustres. Murighiol est un bon point de départ afin d’explorer le delta du Danube. Murighiol signifie « lac violet » en turc, et cela nous rappelle au bon souvenir de l’Empire ottoman. S’il n’y a pas grand monde à Murighiol, c’est qu’il faut le cuir épais pour supporter tous les moustiques ; nuées qui vous sucent le sang jusqu’à l’hémorragie – la Roumanie est bien le pays des vampires.

Nous partons à l’aube, entre chien et loup, dans les rues désertes du village, et faisons connaissance avec notre guide, Sergueï, un vieux copain d’Aurel. Sur sa casquette, il y a marqué « capitan » ; et nous montons bientôt sur sa lotca, genre de chaloupe en bois grâce à laquelle nous descendrons le sinueux bras de Saint Georges afin de pénétrer dans le grand monde sauvage. Au-delà d’un bras plus lointain qui sert de frontière : la Russie, comme dit notre guide – en fait, c’est l’Ukraine, mais Sergueï ne connaît pas la fin du Bloc. Son prénom, du reste, en est marqué au fer rouge.

Il est cinq heures, la vie s’éveille autour de notre barque, alors que nous nous enfonçons dans les canaux plus étroits du delta. Les oiseaux ne font pas la grasse matinée. Régulièrement, des ibis falcinelles émergent des roseaux pour humer l’air frais de la rive. Le long bec arqué s’ouvre : on salue le voisin d’une voix rauque – il répondra peut-être. Au milieu d’un gué, les grues cendrées exhibent leurs jambes de star et leurs plumes ébouriffées sur le derrière. De tous les échassiers, le héron est le seul qui paraît se soucier de notre présence, il nous surveille d’un œil inquisiteur ; les autres vaquent à leurs occupations secrètes et millénaires. Étranglé par les roseaux, un arbre exfolié, mort sans doute, tend désespérément ses doigts ligneux vers le ciel ; les cormorans pygmées l’ont choisi pour perchoir. On bifurque, et la forêt se densifie, les peupliers, les saules et les mûriers noirs apportent un couvert à la vie fluviale. Flore empêtrée dans les lianes. Sergueï rame à peine, les avirons sont à fleur d’eau. On fend l’ombre épaisse, antichambre d’un sanctuaire encore inconnu mais rempli de promesses. Puis le rideau de roseaux s’ouvre et le canal s’élargit brusquement pour déboucher sur un immense lac, cité d’or de la vie sauvage. Partout, des yeux de grenouilles flottent au milieu des fleurs de nénuphar, diamants posés sur l’eau. Certains amphibiens font de ces feuilles arrondies des radeaux de fortune, et prennent le soleil en poussant d’heureux coassements. Si ce n’est pas le nénuphar, c’est la châtaigne d’eau qui perpétue ce tapis vert émeraude à la surface du lac. Des îlots flottants formés de roseaux vagabondent au fil de l’eau. Selon Sergueï, des sangliers vivraient dessus comme des bohémiens, couchant à la belle étoile et se goinfrant le reste du temps. Une famille de cygnes se promène et nous regarde avec curiosité ; leur cou forme un point d’interrogation. Le pélican se montre plus grégaire et ne se déplace qu’en troupeaux. Quand l’un d’eux prend laborieusement son envol, tout le monde suit sans trop savoir pourquoi – du moins, nous ne le savons pas. C’est un spectacle impressionnant que d’observer ces grands oiseaux portés par d’élégantes ailes blanches frangées de noir, affublés de leur goitre jaune, en plein essor au-dessus du lac et planant de la sorte, en formation, pour la seule joie de la distance. Le monde sauvage en état de grâce.

Nous sommes postés dans notre barque, au beau milieu du lac, à l’affût. Marie et moi prenons de temps en temps des photos ; nous contemplons le reste du temps. Sergueï rompt le silence et susurre d’un air émerveillé : mama natură. En latin, natura signifie littéralement : naissance, ou ce qui est en train de naître. On comprend dès lors qu’il soit fait référence, au sens large, à l’ensemble des composants permettant d’engendrer la naissance. Autrement dit : la nature. De manière inopportune, on a voulu cantonner le mot « nature » à ce qui n’est pas humain. Est-ce à dire que les hommes apparaissent au monde en oubliant de naître ? Ou s’agit-il plutôt d’une subtilité sémantique ayant pour but de tenir à distance la nature, et d’en justifier finalement la conquête et l’exploitation ? En tout état de cause, l’écologie traduit donc un retour aux origines, à la naissance, à la banale vérité selon laquelle l’humain naît sur la terre, dans cet immense écosystème, et qu’il est de ce fait un enfant de mama natură.

Embrassant de mon regard ébloui ce qui nous entoure, je demande à Sergueï le mot roumain pour dire « environnement » ; il me répond « mediu ». Je m’aperçois pour la première fois qu’en français, l’homme est au centre et la nature autour – elle nous environne. Encore une ligne de partage, encore un regrettable anthropocentrisme, on en viendrait à douter de l’affiliation de l’homme à la biodiversité. Les Roumains n’ont pas pris ce parti linguistique, et disent mediu – milieu. Ce mot me paraît plus adéquat, plus biocentré ; c’est physique, on est dedans, les pieds nus dans la terre, on est enraciné dans le milieu, dans ce point d’équilibre autour duquel gravitent en interdépendance les divers chaînons de la vie. En clamant son indépendance, en se coupant de son milieu, l’homme a renié sa propre nature et ne sait plus comment interagir avec les autres espèces ; il a dû confiner la nature dans des parcs ou dans des réserves (ainsi le delta du Danube) ; et se croit perché sur un trône, avec autour de lui des sujets et des ressources exploitables à l’infini. Voilà donc le grand défi de l’homme : il doit se reconnaître en la nature, il doit consentir à sa fragilité, comme il doit convenir de sa dépendance au milieu dans lequel il s’inscrit. Enfin, parce qu’il est doué de conscience, il doit se faire gardien de l’écosystème planétaire. « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » reprennent en chœur l’ensemble des acteurs qui luttent en faveur du vivant. Puisse la défense être implacable et permanente.

Le temps s’écoule, et nous devons bientôt quitter le lac. Nous croisons deux bernaches à cou roux, merveilles gravement menacées par le braconnage, et dont le gracieux plumage réunit les couleurs du tiramisu. Tandis que nous sortons du labyrinthe de canaux, Sergueï nous raconte l’histoire de son défunt père, pêcheur misérable à l’époque où le régime communiste asséchait le delta. Sergueï s’enflamme alors et commence à nous parler de sa jeunesse à Murighiol, encerclé par ces milliers de rubans d’eau, dans ce delta qu’il a vu mourir et renaître, et qu’il veut maintenant protéger bec et ongles à l’image des sublimes oiseaux qui l’habitent. Mais l’heure est venue de jeter l’ancre, et tandis que nous regagnons la terre ferme, Sergueï lance un dernier coup d’œil aux hérons, aux poules d’eau, aux canards, à tous ses compagnons de route ; alors il enlève sa casquette, comme en deuil, et nous cite un vieux dicton roumain qu’il nous traduit dans la foulée : « La terre brûle et grand-mère se peigne ». Ou comment faire passer l’humanité pour une grand-mère – savoureuse comparaison, quoique insultante, je veux dire pour nos grand-mères.

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