3 juin, Constanța.

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Bord de l’été, bord de la mer Noire. Les quais sont noirs de monde, et la mer est tentante avec ses couleurs chaudes. Nous prenons le café dans ce poumon de la ville ombragé par les peupliers, ventilé par l’air maritime. Depuis vingt minutes, une femme ayant perdu la raison s’échine à taper sur un muret, bâton en main, poussant de temps en temps des lamentations. Les passants l’ignorent, elle doit faire partie du décor. À l’endroit de l’impact, le muret porte une empreinte arrondie, peut-être une décennie de coups cinglés quotidiennement. Le café bu, nous déambulons dans les rues, sans but, et passons devant des ruines romaines, avant de longer la cathédrale et la mosquée de la ville. Belle voix du muezzin qui psalmodie le monde arabe à nos oreilles, et nous sentons que la Turquie s’approche à grands pas.

Il y a deux millénaires, Constanța fut le refuge d’Ovide, après son bannissement de Rome. En cause : son penchant pour l’art divinatoire, et l’immoralité de son poème, L’Art d’aimer. Ovide aurait passé dix longues années d’exil à Constanța, avant d’y mourir oublié de l’Empire et de tous. Aujourd’hui, sur la place principale, Ovide a droit à sa statue ; comme toutes les statues dans le monde, la sienne est recouverte de fiente. Derrière, la foule est en fête et danse en rond sur des airs traditionnels, les enfants sont vêtus de jolis costumes folkloriques. Marie les regarde avec le sourire, et moi je regarde encore la statue. Drapé dans sa toge, Ovide a la tête basse, il est figé dans la position du penseur. À quoi peut-il bien réfléchir ?

Dans ses Métamorphoses, Ovide évoque le mythe de Phaéton, fils capricieux de Phœbus, le dieu-soleil. Phaéton est un fanfaron, il souhaite à tout prix conduire le char de son père, un peu comme ces minets qui veulent emprunter la Ferrari de leur papa pour faire le beau. À ceci près que le char en question tire le soleil, et qu’il faut tout le divin talent de Phœbus pour le conduire chaque jour d’est en ouest, de l’aube au crépuscule en passant par le zénith. Finalement, Phœbus cède au caprice de son fils et lui tend les rênes du quadrige ; mais les fougueux chevaux du char solaire, sentant la main trop molle de Phaéton, renâclent et n’en font bientôt qu’à leur tête ; hors de contrôle, ils galopent à hue et à dia, balayant le ciel et traînant le soleil ardent tout près de la terre. Phaéton panique et finit par lâcher les rênes, le monde s’embrase, les forêts brûlent, les glaciers fondent, les fleuves s’assèchent et les mers se réchauffent : il y a péril en la demeure. À bout de force, la Terre implore Jupiter de faire cesser le cataclysme et de sauver le monde. La foudre est alors lancée, Phaéton trépasse et les chevaux sont libérés de leur joug – le monde est sauvé de justesse.

Ce mythe a quelque chose de prophétique, et je ne peux m’empêcher de comparer le char solaire à nos sociétés. Quel est ce dangereux Phaéton qui s’est emparé des rênes de notre char ? Qui, pareil à Jupiter, osera jeter sur lui la foudre afin de l’abattre et d’arrêter sa course folle ? La statue d’Ovide est plongée dans une éternelle réflexion : le poète cherche encore.

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