23 juin, Dans une forêt de pins (quatrième woofing)

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Pas de fumée sans feu, ni de nature sans beauté. Après deux heures à soulever des nuages de poussière sur un chemin pierreux, nous parvenons au point de rendez-vous. Devant nous, le paysage est cousu de verdure et de lumière crépusculaire. Dans les contreforts du massif poussent d’épaisses forêts de pins monumentaux. Tout est dense, crépue, luxuriant. Des pistachiers, des lauriers-roses émaillent ce décor immensément vert ; au-dessus, le ciel est une corolle qui se referme à la faveur du soir. Le vent nous embrasse un instant, puis part au loin comme un fugitif. L’air est sain, résineux, floral ; à chaque respiration, nous gagnons plusieurs jours d’espérance de vie. Pas de trace humaine à dix kilomètres à la ronde, à l’exception de la communauté chez qui nous allons vivre une quinzaine de jours. L’un de ses membres, Özmen, arrive au détour d’un chemin pour nous accueillir. Nous mettons dix minutes à nous garer convenablement, pour ne pas gêner le passage – au cas où, car ici, les voitures ne courent pas les rues. Je serre à fond le frein à main, me jette à bas de Bucéphale avant de taper sur son arrière-train métallique : à bientôt, vieille bourrique. Nous descendons le chemin pentu qui mène au refuge de la communauté, petit paradis dont les anges sont des cigales. Cinq membres y vivent à demeure : Ismaïl, Ceylan, Hakan, Müge et Özmen. Je demande s’ils sont tous propriétaires du lieu. Que n’ai-je pas dit ? Si ma tête ne suffisait pas, je viens de rappeler à chacun que je ne suis qu’un pauvre occidental bercé par les saintes lois de la propriété privée. Car ici, la terre n’appartient à personne, ce sont les personnes qui appartiennent à la terre. Il faudra que je mette à jour mon logiciel. On nous explique aussi qu’un roulement s’opère avec une communauté partenaire du nord-ouest du pays : régulièrement, l’un des cinq membres échange ainsi sa place avec une personne de l’autre communauté. De la sorte, personne n’a le temps de s’approprier la terre – intéressante façon de se prémunir des travers possessifs de l’être humain. Car il y a franchement de quoi devenir fou de l’endroit, c’est carrément splendide.

Et c’est encore plus beau quand nous grimpons sur la terrasse édifiée par la communauté. Le peuplement de pins de Calabre est une merveille à lui tout seul, mais se déguste encore mieux, par contraste, avec au premier plan ce fourmillement de plantes médicinales, cette montée de fraîcheur, cette odeur multiple et suave émanant du jardin de la communauté. Özmen, dont la tâche lui revient ce soir d’arroser les plantes, nous propose de l’accompagner pour faire un grand tour de jardin. À l’image de cet environnement touffu, Özmen ne se montre guère accessible. À nos questions incessantes, il ne répond que par monosyllabes. Mais derrière le silence, une flamme d’intelligence ; et derrière la méfiance, un être infiniment digne de confiance. Croyant taper dans le mille, je lui demande s’ils appliquent dans leur jardin les principes de la permaculture. What ? – Özmen ignore visiblement ce que c’est. Faut-il que je me ridiculise en m’avouant moi-même ignare en la matière ? Marie me sauve et propose une définition de la permaculture tirée d’un ouvrage de Bill Mollison (l’une de ses lectures du moment) : « Façon de procéder qui n’exploite ni l’homme ni la nature. » Pour Marie, la permaculture procède autant du bon sens que de la paresse. Un seul mot d’ordre : en finir avec le travail inutile. Oublier le labour et le désherbage. À la place, établir des synergies entre les plantes, accorder leurs propriétés pour faire de cette pluralité foisonnante une équipe autonome, efficace et solidaire face aux insectes ravageurs et face aux maladies. En somme, il s’agit d’une méthode où le laisser-faire est maître ; où la biodiversité commande et régule ; où sont préservés les grands équilibres de la terre. Özmen jette un regard sur son jardin, réfléchit d’un air pénétré, puis nous amène en contrebas vers le potager de la communauté. Nous le suivons, perplexe, ignorant ce qu’il veut nous montrer. Tout au fond, à la lisière du bois, nous sommes stoppés par une épaisse haie de ronces, plante envahissante et mal-aimée des agriculteurs, dont les mûres et les fleurs sont en train de faire le bonheur des mésanges et des abeilles. Plutôt que d’éradiquer ces ronces (chose impossible au demeurant), Özmen a choisi d’en tirer le meilleur des partis, d’en faire un rempart épineux contre les chevreuils et les sangliers qui viendraient sinon fourrager le jardin. Par la même occasion, les oiseaux se régalent avec les mûres et laissent tranquilles les fraises et les framboises du potager. Özmen se tourne alors vers nous, une framboise dans la bouche, et nous lance d’un air très sérieux, dépourvu de toute ironie : « Is this permaculture ? »

En remontant par un raidillon, nous tombons sur la case d’Özmen. Une couche, quelques livres, un sarouel en boule, et des araignées pour compagnes. Un autre membre de la communauté, Ismaïl, a choisi de dormir dans une chambre à la belle étoile, avec une sacrée hauteur sous plafond. Faite en torchis, isolée par des panneaux d’aiguilles de pin, la yourte où nous allons dormir est fraîche, et c’est une bonne surprise au vu des températures actuelles. Pour la douche, c’est de l’eau glaciale venant de la montagne, encore une eau de source – et le visage de Marie s’illumine. Mains jointes en coupelle, la voilà qui s’abreuve déjà. Je me penche à mon tour et m’en mets dans le cou – ça ravigote. Puis nous revenons dans la salle commune, à deux pas de la fameuse terrasse aménagée comme un salon – la boucle est bien bouclée. Sur la couchette, un chat ronronne de plaisir pour cause de papouilles prodiguées par Ceylan. Comme tous les chats, il prend l’amour plus qu’il n’en donne. À table, Ismaïl pétrit de la pâte à pain, sa barbiche est coiffée comme une natte. Il nous demande d’où nous venons – Paris ; ce que nous faisons dans la vie. Marie dit qu’elle est ergothérapeute, qu’elle s’occupe de personnes handicapées ; je dis que je suis juriste, que je m’occupe de trucs chiants. Un soupir, quelques sourires. Ismaïl nous prévient : ici, dans la commune (que les membres appellent ainsi par référence à la Commune de Paris), nous allons découvrir un mode de vie radical, à la fois politique, expérimental et collectif, qui chamboulera sans doute nos repères. Les communards sont à la dévotion du groupe ; ils travaillent et mettent en commun le fruit de leurs efforts ; surtout, ils s’autogèrent et n’ont de compte à rendre à personne, notamment concernant le nombre d’heures passées dans le jardin. Ismaïl est un idéologue, un anticapitaliste au plus haut degré. D’ailleurs, il espère que ce système est en train de crever ; que le crack de 2008 est l’un des derniers spasmes d’un corps froid qui deviendra bientôt cadavre abandonné dans le charnier de l’Histoire. Intarissable, Ismaïl soutient que le monde a besoin de bon sens ; que l’économie de marché n’a jamais fait preuve de bon sens ; qu’il est seulement l’irrationnel fruit d’une rencontre un peu louche entre l’offre et la demande ; que les entreprises (offrantes) et les consommateurs (demandeurs) n’ont jamais fait preuve de bon sens, qu’ils ne sont guidés que par des affects qui n’ont rien à voir avec l’éthique, ou la protection de notre planète, ou la raréfaction des ressources. Le système : une motte de beurre en plein soleil, un morceau de sucre au fond d’un verre d’eau. J’essaie de traduire en anglais ma pensée, mais je capitule. À la place, j’explique à Ismaïl l’un des buts de notre voyage : rencontrer des gens qui remettent au goût du jour un mode de vie plus sobre et plus en accord avec les possibilités finies que procure aux humains la nature. Enfin souriant, Ismaïl se lève en trombe, essuie sa main pleine de farine et vient serrer la nôtre : welcome home.

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