25 juin

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Ce n’est pas tous les jours la joie chez les communards. Au petit-déjeuner, on entend littéralement les mouches voler. Sur la table, miel de cèdre, confiture à la fraise, coulis de tomates séchées, fromage de chèvre, olives et galettes de pain que l’on appelle lavaş (prononcer lavache). Tout est fait maison, tout est pur délice. Les mouches se régalent, elles sont partout, vrombissantes, emmerdantes. L’une d’elles est tombée dans le miel, prisonnière de cette boue sucrée. Au-dessus de nos têtes, d’autres gisent pathétiquement sur du papier tue-mouche, et forment une immonde nécropole suspendue. Quant aux vitres, elles sont crasseuses, les mouches avec leurs chiures ont inventé le pointillisme avant Seurat. Quand il n’y a plus rien sur la table, c’est à nous qu’elles s’en prennent. On ne sait pourquoi d’ailleurs, le goût salé de notre peau suante ? Le fait est que les mouches ont toute notre attention car bien souvent, les gens se taisent et mangent. L’alcool est banni des repas. Contrairement aux clichés qui peuvent accompagner ce genre d’endroit, le cannabis ne pousse nulle part dans le jardin. Seule drogue autorisée : le çay. Comment faire sourire un membre du groupe ? En lui proposant du çay. Quelqu’un se racle la gorge ? Il a soif, donnez-lui du çay. La théière turque à deux étages est une véritable pièce maîtresse, un mur porteur de la communauté, sans quoi celle-ci s’effondrerait.

Aujourd’hui, comme hier, Ceylan est seule, le regard fermé, peu avenante, elle paraît malheureuse. Marie soupçonne une histoire d’amour contrariée, peut-être avec Özmen. Pendant ce temps, Müge est en train de récolter des guimauves officinales, connues pour leurs vertus expectorantes. Ismaïl est dans le séchoir, il fabrique de nouvelles claies sur lesquelles viendront sécher d’autres plantes médicinales. Hakan installe un thermomètre à l’intérieur d’une grosse cuve servant d’alambic, et grâce à laquelle le groupe extrait des plantes leur précieuse huile essentielle. Sur la terrasse, en surplomb devant ces pinèdes à perte de vue, des petites mains travaillent, ce sont celles des woofers. Trois Turcs, une Américaine et deux Français. Nous sommes chanceux : la terrasse, ombragée par de larges tentures, est l’endroit le plus supportable au plus chaud de l’après-midi. Moelleusement assis sur des monceaux de coussins, nous bavardons tout en effeuillant des plantes médicinales dont je consigne ici le nom latin et la propriété : echinacea purpurea (stimule le système immunitaire), lavandula angustifolia (sédatif), cochlearia officinalis (riche en vitamines C), origanum vulgare (anti-infectieux), hypericum perforatum (antidépresseur). Ce savoir nous est généreusement transmis par Özmen, puits de science botanique et porteur de lanterne.

Entre woofers, les conversations sont faciles et vivantes. Olivia, qui vient de Washington, était là-bas chargée d’accompagner des entreprises ayant le désir fou d’opérer des fusions ou des acquisitions d’autres entreprises. Elle se demande aujourd’hui, maintenant qu’elle vadrouille en Turquie, comment ce métier a pu la tenir enchaînée trois années. Quel en était le sens ? Je me sens obligé d’évoquer mon ancien métier de juriste, au sein d’un ministère dont je ne pouvais souffrir aucun choix politique. Le nébuleux souvenir de ce train-train parisien me procure encore de pénibles frissons. Je me dis que nous avons tout de même accompli un progrès, qu’il fallait partir et que nous sommes partis. La satisfaction se fait plus forte à l’idée de ne plus avoir ce fil à la patte. Soudaine impression, précisément, d’avoir arraché des barbelés pour quitter son enclos. Et puis l’évocation de notre ancienne vie citadine, au beau milieu de cette forêt sauvage et majestueuse, est une chose insolite et réjouissante qui ne cesse de nous étonner. Pour ainsi dire, c’est aussi lunaire que si nous nous trouvions sur une autre planète.

À dix-neuf ans, Almina ne connaît pas tous ces problèmes. Traits purs, cheveux coupés courts à la Joséphine Baker, éclat nacré du sourire, yeux réverbères, espiègles et pétillants. Rire sonore et fréquent, comme un tic nerveux, mais très sérieuse en profondeur. Étudie les mathématiques et la sociologie à l’université d’Istanbul. N’a probablement jamais vu le loup, mais sait déjà ce qu’elle veut faire de sa vie : cultiver des légumes. Elle a dix-neuf ans, son âme en paraît cent. Elle parle trop de langues et sait trop de choses pour son âge. Ce n’est pas de la maturité, ni de la précocité, ni de la curiosité, ni de l’érudition, c’est encore autre chose. Derrière son regard apparemment mutin se cache une sagesse suspecte, une accumulation de vies antérieures ; on devine un héritage, un déplacement d’elle-même à travers les corps et les époques ; on se raconte n’importe quoi, Marie et moi, parce qu’il paraît tout simplement trop gros d’avoir ainsi compris les grands traits de l’existence aussi jeune, alors que nous-mêmes ramons de toutes nos forces à trente ans passés.

Lorsqu’arrive la fin de nos heures de travail*, nos mains sentent bon l’origan, à force d’en effeuiller les branches, et nos langues sont fatiguées, à force de raconter nos vies. C’est un simple et grand plaisir que d’accomplir pareille besogne en si bonne compagnie !

*Erratum : il n’est pas dans l’esprit du lieu de compter nos heures de travail – la mise à jour du logiciel est en cours.

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