15 août, Musée Pouchkine de Moscou

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Aujourd’hui, nous avons vu La danse d’Henri Matisse. Effet foudre, mais je tenais le paratonnerre exprès : j’attends de voir ce tableau depuis le début de notre voyage.

Sur la toile, la gamme des couleurs est réduite à l’essentiel : rouge les corps, vert la terre, bleu l’espace. On est d’abord hypnotisé par le mariage incongru de ces trois couleurs. Ensuite, on est frappé par le mouvement des corps. Cinq personnages sont en train de faire une ronde échevelée. Ils semblent en osmose, en transcendance : ils ont convoqué les dieux de la danse. Leur effervescence a quelque chose de tribal, d’authentique. Ils sont nus. Quatre d’entre eux se prennent la main. Le cinquième – le préféré de Marie – se jette en avant comme un mort de faim pour refermer la ronde. Les deux mains ne se touchent pas encore, mais le spectateur sait qu’elles se toucheront bientôt. S’il en doute, il peut se joindre à la danse et devenir le chaînon manquant, celui qui parachèvera l’œuvre. La magie tient dans cette ouverture au partage, au collectif, au spectateur. Comme une apologie de la joie plurielle et singulière. À la faveur du tableau, j’ai l’impression de revoir la nuée d’étourneaux qui dansaient hier dans le ciel de Souzdal. On dirait l’expression de la même vérité brute, un retour identique aux sources. Au bout d’un certain temps, je finis par quitter la grande salle, désaltéré. De son côté, Marie a encore soif et m’entraîne alors vers d’autres tableaux, d’autres cimaises, d’autres points d’eau disséminés dans le musée Pouchkine.

Tandis que j’écris ce carnet, je me revois maintenant trois ans plus tôt dans ma piaule parisienne, assis sur mon clic-clac en train de contempler ma bibliothèque déjà volumineuse, et qui faisait tant ma fierté, comme un fils qu’on regarde et qui ne cesse de grandir. Ce jour-là, je venais donc de rentrer du musée d’Orsay, tout chamboulé par la merveilleuse densité des tableaux. Repensant au dérèglement du climat qui déjà tracassait mon esprit, je me suis soudain fait la réflexion que si l’espèce humaine venait à disparaître, ses plus grands chefs-d’œuvre aussi dépériraient, pour cause de transmission grippée. Dès lors, je n’ai plus dormi de la même lourdeur ; une ombre encombrante a grandi dans mes yeux, quelque chose de fuligineux s’est répandu dans mon atmosphère ; je suis devenu triste.

Ainsi, la volonté de préserver le patrimoine culturel (et non le vivant) fut pour moi le catalyseur de mon investissement (même superficiel) en faveur des intérêts de la planète. Je fus longtemps gêné de ne pouvoir attribuer cet engagement à des causes plus sérieuses, à des réflexions plus étroitement liées au vivant. J’imagine que parfois, le discours le plus rationnel est moins percutant que la folle idée de se voir privé de ce que l’on révère – un tableau de Matisse, par exemple.

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