21 août, Tcherepovets

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Tcherepovets n’a vraiment rien d’une jolie ville ; c’est même un gros tas d’immeubles infesté d’usines métallurgiques. Si le ciel est d’un gris charbonneux, c’est que nuages et fumées s’y confondent. Que vient-on faire ici, du reste, au nord de l’anneau d’or, au bord de ce vaste réservoir d’eau douce alimenté par l’interminable Volga ? C’est que non loin de Tcherepovets se trouve un précieux territoire, une importante réserve de biosphère appelée « Darvinskiy » (du nom de Charles Darwin). Comme ailleurs, en d’autres étapes de notre voyage, le meilleur et le pire se côtoient dans une étrange promiscuité qui ne laisse jamais de m’étonner.

Malheureusement, nous n’avons trouvé sur internet aucun renseignement précis sur la réserve, ou sur d’éventuels affûts d’où nous pourrions observer la faune. Nous savons seulement qu’elle recouvre un territoire de plus de mille kilomètres carrés ; dès lors, où se rendre ?

Tcherepovets, donc. En désespoir de cause, nous atterrissons dans une agence de tourisme dont l’un des avis, sur Google, est rédigé de la sorte : « Un endroit où les rêves deviennent réalité ». Nous verrons bien. Svetlana nous accueille avec un large sourire, auquel nous répondons d’un sourire aussi large, après quoi nous lui présentons notre demande. Svetlana se rembrunit quelque peu. Darvinskiy ? Niet. Scientists only. Plusieurs secondes passent, au cours desquelles nous lui faisons le coup des yeux gros de tristesse. À la fin, s’inclinant devant cette déception aussi feinte que sincère, elle entreprend de satisfaire notre demande. Elle s’agite en tous sens, discute avec un collègue pendant un long moment, fait la moue, passe plusieurs coups de téléphone. Elle finit par appeler sa fille et son gendre, qui débarquent au bout de dix minutes, et nous voilà buvant le thé tous ensemble et faisant un bout de causette impromptu sur la France. Ils ne tarissent pas d’éloge à propos de Paris, lumière de l’Europe et merveille du monde, avant que Svetlana ne loue notre culture et son art de vivre. À cet instant, les auriculaires sont levés, cependant que chacun porte à ses lèvres un mug un peu kitsch, un peu russe, au fond de cette agence de tourisme atypique où les clients sont rares. Puis la discussion se recentre, et de fil en aiguille, nous comprenons qu’ils peuvent nous mettre en contact avec un dénommé Miroslav, qui n’est autre que le directeur de la branche scientifique de la réserve de Darwin. En moins de deux, le combiné d’un téléphone est vissé sur mon oreille, avec Miroslav au bout du fil qui me salue d’une voix solennelle, me pose quelques questions de rigueur, et me donne les coordonnées – latitude et longitude – de notre point de rencontre. Il nous attend demain de pied ferme, et je n’en reviens pas. La main sur le cœur, nous saluons Svetlana, qui sans le savoir, en ayant remué ciel et terre, vient de nous offrir un passeport pour le paradis.

(Soit dit en passant, on dit des Russes qu’ils sont rustres ; c’est faux. Sous des dehors parfois sombres ou nonchalants, ce peuple a l’âme foncièrement chaleureuse. L’âme russe : un voile posé sur un soleil. Et si vous êtes français, vous le verrez briller d’autant plus fort. Ce n’est pas la première fois que nous remarquons, Marie et moi, ce vif plaisir de croiser des Français. Cela tient peut-être à ce qu’ils considèrent notre pays comme un étendard de la littérature. Nous boxons dans leur catégorie ; Tolstoï et Flaubert sont faits de la même argile, bien que le moule fût différent. Cela force le respect, de part et d’autre, au moyen d’un étrange procédé qui consiste à confondre un peuple et ses génies. Demain, nous rencontrerons Miroslav, et je vois déjà s’avancer vers moi le Lévine d’Anna Karénine, éloigné du grand monde, heureux parmi les bêtes.)

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