22 août, Borok

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Une ligne droite. Un long chemin chaotique enserré de vastes futaies de pins. Notre vitesse de croisière est d’à peu près quarante kilomètres-heure. De temps à autre, un pâté de somptueuses maisons se dresse à l’orée du bois. Les volets sont fermés, sûrement des résidences secondaires (datchas). Le chemin va bien finir par aboutir quelque part, car après, c’est le réservoir de Rybinsk. La mâchoire claque au gré des soubresauts du fourgon, c’est le bruit saccadé de notre excitation. Jusqu’à la timide apparition de Borok, un bourg en équilibre au bord du monde. À un croisement, Miroslav sort du bois, nous indique un endroit où garer le véhicule, et nous fait signe de descendre. Il a les cheveux bruns, plutôt courts, avec au niveau de la nuque une légère queue-de-rat. Je jure qu’il ressemble à Gael García Bernal, avec un treillis militaire. Il nous invite à pénétrer dans le centre de recherche, à l’entrée duquel est affichée une carte de la Russie. Miroslav nous montre où se sont déroulées ses dernières expéditions – il pointe les oblasts avec son couteau de survie : Vologda, Mourmansk, Arkhangelsk. Il pointe également la ville de Moscou, dans laquelle il a fait ses études. Lame du couteau qui laisse une marque : il n’aime pas les grandes villes. Ensuite, il nous présente le chef de la réserve, un type austère qui vient de la Bouriatie, derrière le lac Baïkal, à la frontière de la Mongolie. Un vrai Russe extrême-oriental qui ne parle un traitre mot d’anglais, mais qui voit bien que deux Français sont en train de lui faire des courbettes – ce qui n’est pas du tout pour lui déplaire.

Il n’y a pas d’hôtel à Borok. La plupart des maisons de bois (isbas) sont habitées par les scientifiques de la réserve. Miroslav nous emmène sur le perron de l’une d’elles, et nous dit de son air débonnaire : you sleep here. Je croise le regard de Marie, qui elle non plus n’en revient pas : we sleep here. Un botaniste britannique – apparemment célèbre – aurait dormi dans cette isba au début du vingtième siècle. Nous faisons les gros yeux, pour montrer que nous respectons l’endroit, même si nous n’avons jamais entendu parler de ce botaniste. Autour de l’isba, un carré de pelouse à peu près tondu. À une portée de fusil, un phellodendron de l’Amour, à l’écorce tendre. À deux portées de fusil, l’entrée de la réserve, et son cordon d’épicéas. À trois portées de fusil, la grande étendue sauvage. À l’intérieur, il n’y a pas d’affût ni de sentier balisé, juste un territoire aussi protégé qu’Alcatraz – le braconnage y est très durement réprimé. Miroslav égrène alors les noms des prestigieux habitants de la réserve, en nous montrant des photos prises par sa compagne, à couper le souffle. Aigles royaux, ours bruns, loups gris, lynx, élans… Pas d’homo sapiens, en revanche.

Avant d’entrer dans la réserve, nous revenons sur nos pas, vers le centre de recherche, à côté duquel se trouve un vaste abri complètement grillagé (murs et toit). Dedans, un pygargue à queue blanche, à l’aile brisée. L’aigle a foncé dans une vitre d’immeuble, à Tcherepovets, et se repose maintenant dans ce centre de rééducation de fortune. Il est hiératique, malgré la blessure. Son bec est blanc car il est vieux, précise Miroslav. Sans se départir de son calme, il s’approche à pas lents du pygargue, et dépose un seau de poissons morts au pied du rocher sur lequel est juché le rapace. Autour de l’abri, Miroslav aimerait construire un corridor fermé dans le but de permettre à ces animaux blessés de se rééduquer, de retrouver leur musculature avant le retour à la vie sauvage.

La vie sauvage, justement. Miroslav, en éclaireur, ouvre le chemin que nous suivons d’un pas hésitant. Pour l’instant, ce n’est qu’une banale forêt de pins. Partout des fougères abondent, et ce vert est très doux pour les yeux. Parfois, la terre est nue, labourée, signe qu’un sanglier, dans sa légendaire délicatesse, est venu saccager la douceur. « Des traces d’ours », nous dit Miroslav avec flegme, en montrant de longues stries griffant l’écorce d’un pin. La sève a coulé, laiteuse, abondante. Un coup d’œil par-dessus l’épaule… et nous repartons, prenant soin de nous éloigner de ces troncs pourris jonchant le sol : c’est là que nichent certains serpents. Je suis sur le qui-vive, mais ma confiance en Miroslav est infinie. Tandis que nous croyons nous enfoncer dans la forêt, la vue soudain se dégage et s’éclaircit, les pins s’espacent et se rapetissent, les genévriers s’atrophient, les fougères ont cessé de pousser, tout se meurt car la terre s’est amollie, elle suinte, elle enfante une autre végétation plus rase, plus moelleuse, comme un tapis déroulé vers le marécage. Équipés de nos cuissardes en caoutchouc prêtées par Miroslav, nous avançons péniblement, de flaque en flaque, nos pieds s’enfoncent dans la fondrière, dans ce sable mouvant duquel il faut s’extraire, et je sens les ligaments de mon fémur qui s’abîment à chaque pas. Marie ne paraît pas souffrir autant. Le couvert sur lequel nous marchons n’est fait que de mousse, environ cinq mètres de mousse ; elle pousse à raison d’un centimètre par an, selon Miroslav, et finit par étouffer les pins ; d’où ces fûts chétifs, dénudés, morts-vivants, qui jalonnent l’horizon vide et plat comme autant de pierres tombales au milieu d’un cimetière. La mousse assassine tous les végétaux, véritable carnage auquel échappent les cranberries, qui s’épanouissent au ras du sol, enracinées dans la tourbière. Fins gourmets, les ours bruns raffolent de ces canneberges ; il n’est d’ailleurs pas rare de les apercevoir, avant l’hiver, à la lisière du marécage, en train de grappiller ces baies rouges, assis sur leur séant. Scène à laquelle mes yeux rêveurs assistent, et que je ne verrai point.

Nous y sommes. Après deux heures de marche, nous atteignons le but de cette expédition : le nid d’un couple de balbuzards pêcheurs, espèce archiprotégée que Miroslav essaie de réintégrer dans la réserve. Ce nid, construit par Miroslav, est perché sur le toit d’une structure brinquebalante, une sorte de mirador auquel on accède par une échelle. Une fois en haut, Miroslav récupère un appareil photo programmé pour mitrailler le couple de rapaces à intervalles réguliers. Il redescend, nous montre quelques photos, le regard satisfait : les deux balbuzards ont bien pris leurs quartiers dans ce nid. Bientôt, ils migreront vers le sud, et Miroslav espère qu’ils reviendront l’année prochaine, afin de se reproduire. Ayant bagué plusieurs de ces rapaces, il sait grâce au transmetteur qu’ils ont coutume de séjourner dans le delta du Danube, avant d’hiverner dans le sud de l’Égypte. Hélas, certains d’entre eux n’en sont jamais revenus – le braconnage ? une erreur de direction ? l’envie de tout plaquer ? Miroslav nous invite, à notre tour, à grimper en haut du mirador, tout près du nid des balbuzards. Marie décline, j’accepte. Au bout d’une périlleuse ascension, le vertige se dissipe, et je m’assois pour apprécier la lente modification de l’écosystème. La forêt, la tourbière, le réservoir de Rybinsk. D’ici, je mesure le chemin parcouru depuis Borok, je revois même en pensée Svetlana, providence de notre voyage, avant que mes yeux ne reviennent à la sainte nature, à ce lieu qui ne ressemble à rien d’autre et qui porte à l’émerveillement. La zone humide est un puits de carbone, un écrin de flore et de faune endémiques. Ailleurs, un peu partout dans le monde, on a décidé de drainer ces marécages. On les prend pour des territoires insalubres et pestilentiels. Parfois, ces zones gênent pour construire un entrepôt Amazon. Les associations luttent sans relâche, et lorsqu’elles n’obtiennent pas gain de cause, on assèche, on bétonne, on construit, les camions livrent en un temps record, et chacun peut jouir d’une certaine idée du progrès. Si le marais, lui, ne livre aucun article, il nous livre en revanche un secret millénaire, à rebours du progrès. « Nature for nature », ainsi qu’aime à le répéter Miroslav. La nature, seule à seule.

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