23 août, Borok

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Soir, dans l’isba de Miroslav. Au milieu du salon, un grand poêle en argile au-dessus duquel se trouve un matelas, placé là pour les rudes soirées d’hiver. Dans un coin de la pièce, une batterie acoustique, ainsi qu’un capharnaüm d’habits. Miroslav est radieux, car après le dîner, nous irons dans son banya – qu’il a lui-même construit, comme le nid des balbuzards. Le banya, véritable institution russe, est à mi-chemin entre hammam et sauna ; plus chaud que le premier, plus humide que le second. Nous ne pouvions rêver plus bel épilogue à notre séjour à Borok, et notre enthousiasme a le don d’enchanter Miroslav, ce qui finit par nous ravir encore davantage, etc.

Pendant que le banya monte en température, nous causons dans la cuisine, attablés devant du lait concentré que Miroslav entend nous faire goûter. Ce liquide épais, beaucoup trop sucré, se déguste à la petite cuillère, à même la boîte de conserve. En dépit de son aversion que je devine, Marie donne parfaitement le change en jurant que c’est délicieux. Miroslav nous dévisage avec ses yeux rieurs, range la boîte au frais, puis déplie sur la table une carte de la région dans le but de nous faire un petit cours d’histoire sur le réservoir de Rybinsk. Projet pharamineux de Staline en vue d’alimenter des centrales hydroélectriques, ce réservoir fut réalisé par les prisonniers d’un Goulag en barrant le cours de la Volga. Staline chassa les populations vivant là où le futur réservoir devait s’établir, après quoi quantité de villages furent engloutis sous les eaux. De nos jours, en raison de l’exploitation de ces centrales, le niveau du réservoir ne cesse de changer, comme une chasse d’eau qui se vide et se remplit année après année, affectant les habitats proches du littoral (nids d’oiseaux, huttes de rongeurs, terriers de fouisseurs…). La réserve de Darwin a donc été fondée pour étudier ces bouleversements périodiques, ainsi que l’adaptabilité des espèces à cet environnement local déréglé par l’activité humaine. À l’échelle mondiale, on anticipe un phénomène similaire avec la future élévation du niveau des mers, et la possible destruction d’habitats humains proches du littoral. Au premier rang desquels ceux de Saint-Pétersbourg. Pour Miroslav, la tâche est immense afin d’éviter pareil désastre. L’espèce humaine a désormais l’obligation de s’adapter aux variations de son milieu, non par un avantage procuré par ses gènes, comme les lois de l’évolution l’enseignent, mais par son intelligence, en sortant de l’ère industrielle dans laquelle il s’est jeté à corps perdu voici plusieurs siècles. Tant d’espèces ont disparu ; au nom de quoi l’homo sapiens aurait le privilège d’échapper à cette fatalité mortifère ? C’est un péché d’orgueil que de penser que notre espèce est immortelle parce qu’elle a conscience de vivre et le langage pour dire : je vis. L’arrogance est mauvaise conseillère, et place à hauteur d’yeux de pénibles œillères empêchant l’homme de voir que ses jours sont comptés s’il n’apprend pas à se conformer à ce futur environnement surchauffé dont il est la cause si patente. Et cela, nous dit Miroslav, s’appelle aussi la sélection naturelle.

En attendant, l’heure est venue d’entrer dans le banya. Joie puérile que d’enfiler son maillot de bain, même à dix heures du soir ; joie tout aussi puérile que d’aller chercher de l’eau froide au fond d’un puits pour s’infliger, j’imagine, un petit choc thermique. À l’intérieur du banya, le réchauffement microclimatique est total ; Miroslav en rajoute une couche en versant des louches d’eau gelée sur les pierres brûlantes enfermées dans le poêle. De la vapeur afflue, mange tout l’espace, et l’air entre en fusion. Je m’installe sur la plus haute banquette, en fanfaronnant, mais redescends vite à côté de Marie, tant l’air est suffoquant près du plafond. Je sais que mon corps est fait d’eau, mais cela ne m’était jamais apparu sous un jour aussi manifeste. Je suis liquéfié, tout enduit de sueur. Il est possible, annonce Miroslav, que nous ayons dépassé cent degrés. Marie et moi tenons cinq minutes, avant de revenir dans la salle de repos, pour survivre. La tradition veut que nous nous aspergions maintenant avec un seau d’eau froide. Si c’était l’hiver, nous devrions nous rouler dans la neige – et tout à coup, le seau d’eau gelée ne paraît plus si terrifiant. Brrr ! Nous retournons dans la fournaise, où Miroslav nous attend de pied ferme. Au sol, une cuvette d’eau brûlante où trempe un balai « fait maison » (des branches de bouleau réunies en un bouquet). Miroslav se saisit de l’arme du crime, et nous explique, avec tout le sérieux que requiert l’observation de cette importante tradition, qu’il faut nous fouetter vigoureusement le corps avec le balai. Je m’allonge en premier sur le banc. Cours, Marie, pendant qu’il est encore temps. Miroslav secoue les branches de bouleau dans la vapeur ardente, au-dessus du poêle en briques, et s’avance vers moi d’un pas de tortionnaire : en prenant son temps. Je m’apprête à passer aux aveux, mais je n’ai pas de crime à reconnaître. Alors un premier coup s’abat sur moi, puis d’autres, entrecoupés chaque fois de caresses allant de la nuque aux pieds. Le frôlement des branches est incandescent. L’extrême chaleur me fait divaguer… Je crois voir en Miroslav un bouleau, je crois revoir Gael García Bernal, je me fais flageller par un arbre-acteur, je me sens bien, le sang circule à toute vitesse et je sue toujours à grosses gouttes. Marie, quant à elle, finira plus rouge que les cranberries que nous grignotions hier. À nouveau, nous sortons de l’étuve ; à nouveau, les seaux d’eau froide. Après plusieurs allers-retours de ce genre, nous sortons pour de bon de la cabane en rondins, rassasiés de souffrance. Nous nous emmitouflons dans nos serviettes, dans un cocon de ver à soie. Nous avons fait peau neuve. Il est minuit, l’eau boue dans le samovar, et le thé aux agrumes sera bientôt servi. Le vent se lève, on entend bruisser les trembles. À deux pas, la réserve est peuplée de rumeurs. Au-dessus, le ciel fourmille d’étoiles et de mystères. Il fait doux. Miroslav, grand amoureux du froid sibérien, ne peut supporter l’idée que les températures s’adoucissent. Depuis quelques années, il s’aperçoit que les ours bruns quittent leurs tanières de plus en plus tôt, l’air hagard, éprouvant les pires difficultés pour se nourrir, et cela lui fend le cœur. Parodiant la célèbre réplique du Trône de fer, il finit par lancer, sur un ton prophétique et désabusé : « Summer is coming… » C’est vrai, mais rien de tel, d’abord, qu’une longue nuit de sommeil.

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