2 septembre, Forêt (près de Rapla ?)

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J’écris cette page de mon carnet sans savoir où nous sommes. Dans une forêt, ça j’en suis sûr. En zone blanche, où le téléphone est devenu sans objet. Je ne peux donc voir ce petit point bleu qui me situe sur Google Maps, et qui me suit comme une ombre au gré de mes pas. Le feuillage des arbres intercepte la lumière. Où suis-je ? Dans une forêt de pins sylvestres. Une gentille clairière, un locus amoenus au centre duquel se trouvent deux raisons d’agrandir sa joie : 1) une pompe à bras, pour puiser son eau comme un grand 2) un barbecue, pour griller sa viande ou son aubergine. Ici, Marie et moi sommes seuls au monde. Un monde où tiédeur et fraîcheur, en cette fin d’après-midi, se marient dans un silence approbateur.

Un bruit de gravillon vient soudain crever le silence. Il se rapproche, il roule, il tourne, il se lève en danseuse, il dérape et finit par freiner sèchement dans la clairière où nous avons élu domicile. Après avoir déposé son vélo de course, après avoir installé son bivouac, il s’avance à notre rencontre et donne une cordiale poignée de main. Il s’appelle Dan, et propose de mutualiser nos efforts et nos moyens pour faire un bon feu de camp. D’accord, mais comment fait-on, Dan ? Il nous montre un petit abri sous lequel sont empilées des rondins. Mais d’où viennent tous ces stères de bois, Dan ? La réponse est dans les trois lettres inscrites sur la pompe à eau, sur le barbecue, sur l’abri de stockage : RMK – soit l’équivalent de notre ONF (l’Office National des Forêts). L’Estonie est un pays remarquablement riche ; environ la moitié du territoire est tapissée de forêts ; bon nombre d’entre elles appartiennent à l’État, qui les entretient, les cultive et les gère en signant de ses initiales, RMK.

Il faut donc faire un feu. Pour Marie et moi, c’est comme faire un miracle. Dan se moque des Français, prompts à faire des révolutions, mais désarmés quand il s’agit de faire un feu. Dan se met alors en tête de nous enseigner the Estonian way. À l’aide d’une hache mise à disposition par RMK, nous fendons d’abord plusieurs rondins, puis Dan équarrit les quartiers pour en faire des lamelles. Ensuite, il superpose des brindilles sèches et des aiguilles de pin, comme des mikados, ainsi que des feuillets d’écorce de bouleau. Enfin, il dispose autour de cet empilement les lamelles de bois, de manière à bâtir une jolie pyramide (ou plutôt, comme avant-hier à Tallin : un tipi). Dan décroche une pierre à feu qui pendait de son pantalon par un mousqueton, produit quelques jets d’étincelles avec, et le tipi devient soudain chaleur et lumière. Une boule d’or s’est mise à danser dans nos yeux, dans nos pupilles, elle s’est glissée dedans nos corps et rend superflu ce plaid dans lequel Marie venait de s’emmitoufler. La nuit se fait profonde, imprimant son pouls sur nos discussions, d’une profondeur égale. « Le riz est prêt. » « La chouette hulule. » « La lune est cachée. » Les flammes ont caramélisé nos légumes placés sur le grill, il va bientôt falloir se régaler. Le temps passe, et le bois lentement se consume. Il n’y a déjà plus de grosses bûches, et voilà notre ami Dan parti scier dans la pénombre un arbre mort. De temps en temps, nous jetons dans le feu des morceaux de cette prodigieuse écorce de bouleau ; la boule d’or renaît de ses cendres ainsi qu’un majestueux phénix, et je trouve dans ce regain de chaleur l’indicible énergie pour aller chercher la vodka qui dormait dans un seau d’eau froide (tirée grâce à la pompe à bras). Ô bouteille à demi remplie, nous allons te siffler comme une eau de roche... Et c’est ainsi qu’en moins d’une heure, nous perdons la notion des choses. Un dernier pour la route, Dan ? « I’d rather not. I have a meeting with clients tomorrow. » Il marque un temps d’arrêt, pour réfléchir, avant de terminer son verre d’un cul sec. « Damn, this is a really good vodka. » Il regarde le ciel, le feu qui flambe, la forêt qui tremble, et finit par lâcher : « The hell with it, pour me another glass… One more for the road. »

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