24 septembre

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Les patates ont ceci de précieux qu’elles sont enfouies sous terre, à la manière d’un trésor. Ce matin, nous partons mettre à jour ce trésor, et nous devrons pour cela passer la terre au peigne fin, c’est-à-dire avec un râteau. Le champ fait un demi-hectare. En tout, notre équipe est composée de huit chercheurs : Patrycja et Jolanta (jardinières référentes), Piotr, Ewa, Damian et Marçin (externes avec autisme), et nous. Patrycja me donne les noms polonais des deux variétés de pommes de terre : « Typhon » et « Lord ». Patrycja, c’est l’ange gardien de la ferme, et c’est notre boussole, aussi, quand Marie et moi sommes perdus, c’est-à-dire les trois quarts du temps. Patrycja n’aime rien tant que rire, à pleines dents. Ses yeux pétillants se rapetissent alors, et ses joues rosées s’arrondissent comme des pommes. Elle a par endroits les cheveux teints en rouge ; ils sont rasés sur les côtés. Patrycja, c’est notre ange gardien punk.

Dans le champ, dès qu’un tubercule est trouvé, Piotr émet ce son aigu qui veut dire joie ! Pendant ce temps, Damian donne la cadence en frappant alternativement sa poitrine et son sot (qui devait servir à ramasser les patates, mais la pratique a modifié sa destination). Même joie lorsque Marie ou moi fouillons la terre et découvrons son produit tout bosselé ; joie qui se révèle fausse quand la patate est dévorée par les campagnols.

Remuer le champ, de fond en comble, et grossir le trésor. Ainsi, les externes apprennent à poser leur attention hors d’eux-mêmes, à s’extirper du handicap (autisme vient du grec ancien autós – soi-même). Marçin, qui gigotait tout à l’heure comme un asticot, ratisse maintenant comme un vrai jardinier, posément, délicatement. Ses yeux ne sont plus fuyants, il regarde la terre avec un sang-froid remarquable, y plonge ses mains pour apprivoiser la texture ; il est canalisé par le travail, et gagne en vitalité ce qu’il perd en nervosité. Il se prend même à rire avec ce bon Piotr, à lui montrer ses belles patates, lui qui tout à l’heure était fermé au monde. Un peu plus loin, Ewa ne lâche pas d’une semelle Patrycja, sans vraiment se soucier de la récolte, elle est un véritable moulin à parole. Mais, voyant que je m’approche, Ewa bloque d’un coup la mécanique et n’ose plus dire un mot. Je lui lance un bonjour, elle ferme les yeux, se concentre, avant de décliner son identité d’une façon militaire ; après quoi le moulin se remet à tourner plus fort que jamais, comme en surchauffe, Ewa semble intarissable, elle parle, elle cause, elle babille, je demande à Patrycja de traduire, Ewa ne lui laisse pas le temps de répondre et clame en anglais, cependant qu’elle ferme à nouveau les yeux pour se donner du courage, « I like Martin, I like Martin, I like Martin », puis me tourne le dos, cherche une ligne de fuite à l’horizon, la trouve et fuit dans les replis de son esprit.

Il y a quelque chose de beau, de bouleversant même, que de voir travailler des personnes autistes dans une ferme biologique, alors même que l’agriculture conventionnelle, infestée par les pesticides, est souvent jugée, lorsque la mère enceinte y est exposée de trop près, comme l’une des causes du développement de syndromes autistiques. Les possibles victimes de ce fléau industriel contribuent généreusement à la guérison de la terre… et guérissent à leur tour. Une relation symbiotique, où la beauté sourd de cette rencontre inattendue, mutuellement nourrissante. Ici, chacun participe à déterrer ce trésor, à retrouver sa part humaine en propre, avec les autres, avec la terre, et malgré la souffrance endurée.

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