25 septembre

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Le rouge violacé des betteraves, après le jaune pâle des patates. Il nous faut cette fois déterrer les racines, ce qui nécessite une fourche à bêcher fournie par Patrycja. Nous sommes avec Radek et Gabriela (externes avec autisme), bien que cette dernière ne soit pas en mesure de déterrer quoi que ce soit aujourd’hui. De son côté, Radek essaie de travailler pour deux, tel un chien fou, ne cessant de faire des allers-retours avec les sots que nous remplissons de betteraves. Je crois qu’il veut nous impressionner. Patrycja l’invite à ralentir sa course, à s’économiser, mais il continue. Rapidement, son goût de l’effort, son opiniâtreté sont comme empêchés. « Mes chers amis, si vous le permettez, il est grand temps que je fasse une pause. » Non content de ne souffrir d’aucun trouble du langage, il parle un excellent français teinté d’un drôle d’accent belge. Son vocabulaire est particulièrement riche et précieux – nous apprendrons plus tard, de la bouche de Patrycja, qu’il est atteint du syndrome d’Asperger, et qu’il s’est pris de passion pour notre langue et notre culture. Infiniment respectueux, Radek ne s’adresse à nous que par des Monsieur, des Madame, ou toute autre formule extravagante. Quand c’est à vous de lui adresser la parole, vous êtes assurément la personne la plus importante au monde : il se fige au garde à vous, répond d’une voix de stentor et de la façon la plus complète possible. Il ne donne pas le change. Il est ce que sa nature lui somme d’être, sans calcul et sans fard.

À son grand regret, Radek ne travaille pas, non qu’il soit réticent à la tâche, mais simplement car il se pense inadapté aux pressions exercées par les entreprises. Ne seraient-ce pas plutôt ces dernières qui ne veulent s’adapter aux contraintes pesant sur ses épaules ? Patrycja dit qu’elle le prendrait tous les jours dans son entreprise, il serait meilleur employé du mois, toute l’année, sans conteste. Il se courbe afin de la remercier, fier de ce prix qu’il n’a pas reçu, puis le décline courtoisement, à la réflexion, en déclarant : « Merci Patrycja, je préfère aider les autres personnes autistes. » Aujourd’hui, Radek s’applique à prendre soin de Gabriela, dont la socialisation demeure extrêmement restreinte. Il chasse les mouches autour d’elle. Nous nous trouvons maintenant dans la cuisine, et Gabriela n’est là ni dans l’espace ni dans le temps. Dispersée, déphasée. Comme une île à la dérive, en plein néant. Ses yeux s’agitent en tous sens, et n’arrivent à se fixer nulle part. Elle revient brièvement dans notre monde lorsqu’il s’agit de couper les betteraves récoltées. Si l’on se disperse, elle nous rappelle à l’ordre avec un « burak » (betterave en polonais). Quand elle coupe la betterave, elle devient betterave, elle devient matière : un pont s’érige entre son monde et le nôtre. Et quand vient l’heure du repas, elle se penche à dix centimètres de sa soupe, afin d’en vérifier la couleur pourpre, avant de consentir à manger. Si le monde avait la forme ou le goût d’une betterave, Gabriela serait la plus heureuse, à coup sûr. Durant cette matinée, je n’ai croisé son regard qu’une seule fois ; ses yeux pénétrants se sont figés sur moi, sur mon âme, avec une telle intensité, avec un tel élan vital, on aurait dit qu’elle essayait de s’accrocher à un rocher pour ne pas chuter dans le vide, et puis sa main a fini par lâcher la mienne, ses yeux ont fini par lâcher les miens, et tout son être est reparti dans le brouillard de la maladie. Mais rien ne m’a semblé plus touchant que de voir Radek, autre ange gardien de ce lieu, tirer Gabriela de cet épais brouillard en lui resservant de la soupe de betterave, en chassant les mouches autour de son visage, en veillant sur elle comme on veille sur une sœur, pour qu’elle reste digne malgré tout.

Hasard du calendrier : une autre personne atteinte du syndrome d’Asperger fait actuellement les gros titres, à New York. Depuis son discours à la tribune des Nations Unies, Greta Thunberg est même vilipendée par les medias français, qui la considèrent comme une empêcheuse de tourner en rond. Pourquoi diable casser l’ambiance alors que la fête bat son plein, que la croissance et le progrès n’en finissent pas d’améliorer la vie sur terre ? D’une voix trop chevrotante au goût de certains, d’un regard trop nimbé d’émotions, Greta Thunberg ose ainsi se faire l’avocate de notre pauvre planète ; elle se fâche, elle accable, elle adjure, elle captive, avec en point d’orgue une interpellation déjà mythique adressée aux puissants de ce monde : « How dare you ? »

Cette après-midi, puisque Marie et moi n’avons rien à faire de particulier, j’ai noté ce florilège des déclarations les plus ineptes entendues dans la bouche de nos bons chiens de garde éditorialistes : « Elle est hystérique et elle hystérise le débat. » « Son discours apocalyptique est de plus en plus larmoyant. » « Dans la vie publique, on ne pleure pas. » « C’est une gamine dont on se sert en instrumentalisant son autisme, en disant que du coup c’est encore plus touchant. » « Elle est de plus en plus au bord de l’effondrement psychiatrique, je pense qu’il faut qu’elle aille à l’école et qu’elle se soigne. » « Les adultes doivent reprendre la main et arrêter d’être soumis à cette tyrannie de l’émotion. » Etc. Tout cela montre, au-delà de leur flagrante et vulgaire allégeance à l’ordre établi, combien ces journalistes ignorent – ou feignent d’ignorer – ce qu’est l’autisme en général, et le syndrome d’Asperger en particulier. Patrycja, qui en sait long sur le sujet, dit que la façon dont Greta s’exprime est typique. Elle peine à mettre en lien ses mots, ses gestes et ses expressions de visage. Authentique, elle délaye sa pensée comme on vide un sac lourd, et tant pis si cela contrarie ceux dont les intérêts commandent au maintien de l’irrationnel, de l’appauvrissement, de la chute. Elle ignore les ruses de sioux, les diplomaties souterraines. On lui a volé sa jeunesse : il faut que cela soit dit. Son vouloir est un devoir. Faire la grève de la faim n’est pas une mise en scène : c’est un appel, elle n’avait certainement plus faim. Comme Radek, elle ne peut mentir comme elle ne peut supporter le mensonge ou l’atténuation d’une vérité. Une chose absolument révoltante est une chose qui doit absolument changer. Le dérèglement climatique est un orage, une perturbation dans son ciel intérieur. Ce qui peut la conduire à pleurer, à s’emporter, à supplier d’une façon que beaucoup jugent inopportune. Ce sont des larmes nécessaires ; ce sont de saines indignations. Greta nous force à regarder dans le blanc des yeux la catastrophe en cours. Nous manquons de temps, répètent à l’envi les scientifiques, et tout discours alarmiste est donc un discours réaliste ; encore faut-il être en mesure de le recevoir, et de ne pas le battre en brèche en raison de l’âge ou du handicap de celle qui le prononce. Ce pourquoi je rends grâce à Greta, seize ans, courageuse, autiste et rebelle, de sonner le tocsin de son souffle énorme, avec ses forces et ses faiblesses qui ne sont pas toujours celles qu’on croit.

Car, au demeurant, si l’autisme induit les difficultés que l’on sait pour interagir avec autrui, n’éprouverions-nous pas, nous autres gens chanceux de ne pas souffrir de tels maux, n’éprouverions-nous pas quelque incapacité frappante à interagir avec la nature, à prêter l’oreille à ses affres, à voir l’ébranlement de ses fondations ? Ne serions-nous pas, sous ce rapport, handicapés – sourds – aveugles – et tant de choses encore ?

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