17 octobre

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Au point du jour, il nous faut d’abord nourrir les chèvres avec des granulés de céréales, des flocons de maïs et de l’ail. Elles crient famine pendant que nous charrions le gros sac de muesli ; mais bientôt, les bêlements cessent à mesure qu’est servi le petit déjeuner ; seul demeure le bruit continu du raclement des langues sur les mangeoires en bois. Puis nous devons gaver la dizaine de vaches avec du fourrage. D’énormes brassées de foin sec, et pour agrémenter ce plat, quelques fourchées d’ensilage (foin fermenté à l’odeur de choucroute). Dörte nous précise : « You must feed them ad libitum », c’est-à-dire à volonté, autant que possible, à bouche que veux-tu. Vu comment les vaches y vont de bon cœur, on pourrait y passer la journée. Peut-être une vie entière. Ici, ces bêtes vivent à peu près deux ans avant d’être abattues. Seule une matriarche âgée de dix ans fait figure d’exception. Dörte et Jens n’osent la tuer, c’est leur cadeau de mariage, ça porterait malheur. Le problème, c’est que sa bouche est un aspirateur à foin, que son œil est torve, et qu’elle n’arrête pas donner des coups de cornes aux autres vaches qui s’approcheraient trop près de son râtelier. Durant l’hiver, environ soixante balles de foin sont nécessaires pour nourrir le petit troupeau de vaches, avant le retour des pâturages (ô joie de la saison des pâturages). Ces balles de foin sont stockées dans la soupente, et quand Jens en balance une en bas, les vaches ont les yeux qui salivent. Leur vie consiste à s’en mettre plein la panse, avant de ruminer quelque temps. La faim reviendra vite.

Dès que je mets le pied dans la boutique, je me penche au-dessus du congélateur où sont stockés les gros morceaux de viande, où finiront vaches et chèvres de la ferme, et je ressens comme un pincement au cœur. Ce grand congélateur est le trésor de la ferme. Il contient plusieurs milliers d’euros de viande, au bas mot. Du sang, de la chair, du muscle, et de quoi remplir des assiettes. J’ai le sourire amer, et carnassier.

Dans l’après-midi, Jens nous amène au royaume des poules. Avec lui, nous devons ramasser la centaine d’œufs tout chauds, dans les pondoirs où les poules s’aponichent. Qu’on se le dise, l’élevage aviaire procure autant d’œufs que de joies. Ce soir, au dîner, l’omelette gagnera en saveur. Les poules, ça leur fait une belle jambe. Elles sont dehors, devant le poulailler mobile, elles grattent la terre avant de piquer du bec, comme toutes les poules du monde. Elles ont l’air heureux, en plein air, dans la force de l’âge (un an et demi). Pourtant, la fête est quasiment finie pour elles, car leur taux de ponte a déjà commencé à chuter. C’est à leur âge, nous dit Jens, que leur nourriture devient plus cher que l’argent rapporté par leurs œufs. La conséquence est sans appel : à l’abattoir. Ce soir, Jens les amènera dans le hangar, où elles pourront profiter de leurs derniers instants pour faire ce qu’elles font depuis la nuit des temps : pondre, avec un peu moins de rendement, mais pondre quand même. Lundi prochain, d’autres jeunes poules prendront le relais, chaperonnées par des coqs vigoureux, et la vieille histoire continuera gaiement.

Nourrir ses bêtes. Malgré leur misérable destinée, Jens nous transmet son amour sincère des animaux de la ferme. Impossible de se tromper là-dessus : Jens est ce qu’on appelle une bonne pâte. Avec les vaches, avec les chèvres, avec les poules, avec les humains, il adresse à tous une égale tendresse, une égale considération. D’ailleurs, il a plusieurs cœurs cousus sur son pull, sans doute afin de le raccommoder. L’un d’eux se décrochant, Marie le lui signale – elle prononce hurt au lieu de heart. Jens baisse les yeux vers son cœur blessé (décousu), le caresse, et finit par répondre, en avançant sa grosse lèvre inférieure : « Ja ja ja ». Trois fois oui. Ce qui signifie qu’il s’en fiche pas mal, de son accoutrement. Du reste, il porte un pantalon de marque Amazon, écrit en gros sur le rabat d’une poche. Un vêtement sert à couvrir son corps, ni plus ni moins. Le corps, c’est ce qui tient la fourche, et Jens a dans chaque bras de quoi remuer profondément la terre. Il a l’étoffe d’un paysan. Ses muscles sont noueux, taillés à la serpe. Ses mains sont massives, calleuses, abîmées, crevassées, des mains de travailleur. Les mains disent beaucoup sur la vie d’une personne. Les ongles mal coupés, les écorchures, les doigts cornés. Aujourd’hui, nos mains sont fines, propres, aseptisées, à l’image de nos vies. J’imagine qu’un juste équilibre entre les deux ferait de nous des hommes plus épanouis.

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