27 octobre, Francfort

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Ce midi, peu après avoir interrompu notre balade afin de manger nos sandwiches, nous retrouvons nos deux vélos menottés l’un à l’autre, au niveau des roues. Coup bas dont la gratuité nous laisse d’abord pantois. Puis Marie s’aperçoit que les menottes sont en plastique, que les bracelets s’ouvrent sans clé. Nous repartons sous la pluie, passant de l’autre côté du Main, jusqu’au pied de la Banque centrale européenne. Un mât de cocagne enfoncé dans la terre, en érection tel un Priape heureux. Une tour colossale, à laquelle je trouve une certaine ressemblance avec le Jenga, ce jeu de société dont le but est d’ériger la plus haute tour possible en retirant progressivement les pièces qui la soutiennent. C’est très drôle, et ça finit toujours par s’écrouler. La semaine dernière, Christine Lagarde a officiellement été nommée présidente de la BCE. Des mots-clés d’une lointaine actualité nous reviennent à l’esprit : 2016, affaire Tapie, Christine Lagarde, intouchable et presque touchée, condamnée mais dispensée de peine, injustice je crie ton nom. Devant l’entrée de la BCE, Marie sort spontanément les menottes en plastique et referme les bracelets autour des deux poignées du portail électronique. On démarre en trombe, à grands coups de pédales, comme si Marie venait de poser une bombe, avant de freiner des deux mains : une Jaguar noire, aux vitres teintées, débarque à l’entrée de la banque, ouvre le portail électronique et, sans le savoir, casse le jouet. Séquence d’ouverture d’un film de gangsters. Notre homme se gare, et s’en va virilement dans son bureau du quarantième étage, habillé de son costume trois pièces impeccablement taillé, parfaite incarnation de l’élégance en col blanc.

Francfort, à l’autre bout, du même côté du Main. Promenade au hasard et sans hâte, au cours de laquelle nous traversons l’un après l’autre trois quartiers foncièrement différents :

 - L’Innenstadt et sa Goethestraße (rue chic remplie de boutiques de luxe). Ainsi se succèdent Armani, Bulgari, Burberry, Chanel, Gucci, Hermès, Hugo Boss, Longchamp, Louis Vuitton, Montblanc, Prada, Versace, Tiffany & Co… Le luxe est le cousin du rat : quand il abonde, il devient nuisible. Au moins les rongeurs donnent-ils leur corps à la science.

 - Le Bankenviertel, forêt de tours manhattanesques abritant les plus grandes banques allemandes. Un véritable « écosystème bancaire », pour employer la nouvelle expression à la mode. Disgrâce de l’Homme croyant bon de désigner ces établissements par une allégorie fumeuse – doit-on rappeler que ces banques, en investissant massivement dans les énergies fossiles, sont directement responsables de la destruction de nos écosystèmes naturels ? Dans ce quartier d’affaires, conduire une Porsche est monnaie courante, c’est la Twingo de nos quartiers. Pour le reste, on y trouve pêle-mêle des Range Rover, des Audi Quattro, des BMW X5, d’extravagantes voitures de ville à quatre roues motrices. Puis, tout en haut du panier, quelques Bentley, Ferrari, Rolls-Royce, et même une McLaren qui ferait merveille dans le dernier James Bond (elle est d’ailleurs photographiée par deux touristes).

 - Le Bahnhofsviertel, quartier d’affaires autrement crapuleuses, au bout duquel s’étire une rue malfamée, la Moselstraße. Hôtels de passe et pipes de crack. À Francfort, richesse et misère se côtoient dans une promiscuité quelque peu dérangeante. Un seul point commun : l’amour du vice asservit ces trois quartiers.

Quel souvenir garderons-nous de Francfort ? Les villes dans lesquelles nous passons peuvent parfois laisser une fâcheuse impression qui se fixe alors en nous, comme une tache d’huile se répandant dans le fin tissu du souvenir, au point d’en souiller l’envers et l’endroit. C’est un peu le cas de Francfort, métropole aux cent visages, mais dont nous n’avons retenu que le plus rebutant, et je me dois, pour rendre un semblant de justice à la ville, de donner maintenant la parole à Mohamed, un Francfortois que nous avons rencontré ce matin dans la salle cubiste du célèbre musée Städel. Mohamed est professeur de krav-maga (méthode d’auto-défense israélienne – il nous donne sa carte au cas où l’envie nous prendrait d’en faire). Nous lui demandons s’il apprécie vivre à Francfort, à quoi il répond avec ferveur : « Ici, c’est la famille ! Marocains, Turques, Afghans, Juifs, Polonais, Croates, Allemands… On se kiffe tous ! Y a qu’à Francfort que tu vois ça, c’est unique en Allemagne ! » Ou comment le vécu d’un habitant purifie les grossières impressions du touriste.

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