FRÉNÉSIE MAGNÉTIQUE

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L’horizon n’existait plus.

Il avait été avalé par un mur.

Devant la caravane, le ciel jaune maladif de la Fosse virait à un violet profond, presque noir, couleur d’hématome. Ce n’était pas une simple perturbation atmosphérique, mais une masse dense et opaque reliant le sol aux nuages dans un grondement sourd, continu, comme une plaie ouverte dans le ciel.

À l’intérieur de l’Enclume, l’air devint soudain sec, électrique. Les poils sur les avant-bras de Galeb se hérissèrent. Sur le tableau de bord, les aiguilles des cadrans analogiques s’affolèrent, battant d’un extrême à l’autre sans logique.

— On entre dans la zone de friction, annonça la voix de Lora, hachée par la friture. Contact dans trente secondes.

Galeb resserra ses mains gantées sur le volant. À côté de lui, l’enfant, sanglé dans un harnais trop grand, ne manifestait aucune peur. Ses grands yeux clairs fixaient le mur violet qui approchait dangereusement.

— Tenez la ligne, ordonna Galeb. Ne touchez pas aux parois métalliques de vos cabines. Si l’isolation lâche, je ne veux pas que vous serviez de fusibles.

Ils percutèrent le front de la tempête.

Le jour s’éteignit.

Le vent ne soufflait plus, il hurlait, une plainte aiguë qui faisait vibrer les rivets de l’habitacle. Mais le plus terrifiant n’était pas le vent. C’était la foudre.

Ici, les éclairs ne se contentaient pas de tomber, ils couraient. La Mer de Rouille, saturée de métaux conducteurs, agissait comme une gigantesque bobine. Des arcs électriques rampaient sur la scorie, cherchant le point le plus haut pour se décharger. Explosant en gerbes bleutées contre les patins en composite.

Un bruit sec frappa le pare-brise blindé.

Clac.

Puis un autre.

Clac-clac.

En quelques secondes, ce ne fut plus qu’un vacarme continu. Une grêle furieuse martelant l’acier.

— Ils sont là ! hurla Jems dans l’intercom. Une nuée massive !

Une ombre mouvante voila le peu de visibilité restante. Ce n’était pas de la pluie. C’était vivant.

Des milliers de Ferromites adultes, portés par les vents magnétiques, s’abattaient sur le convoi. Galeb en vit un s’écraser contre le pare-brise, ventousé par la vitesse. La créature ressemblait à un trilobite grotesque, de la taille d’une assiette, doté d’élytres membraneux vibrant frénétiquement. Sa carapace brune luisait d’une sécrétion grasse.

Elles cherchaient la chaleur.

Elles cherchaient l’énergie.

Sous les chenilles, un tapis d'insectes grouillait sur le sol électrique. La rouille, mêlée aux corps écrasés, se transformait en une bouillie glissante. L’Enclume avançait en patinant, chaque mètre gagné se payant au prix fort.

Soudain, dans le rétroviseur, les phares du Fardeau vacillèrent. Le lourd transporteur chassa de l’arrière.

— Chef ! Ça rentre ! La grille d’admission !

La voix de Jems monta dans les aigus.

— Je perds de la puissance ! Ils bouchent l’entrée d’air ! Le moteur étouffe !

La vitesse chutait dangereusement. Les Ferromites s’agglutinaient déjà sur le capot arrière du transporteur, formant une croûte palpitante cherchant à s’infiltrer vers la chaleur du moteur.

— Ne t’arrête pas ! aboya Galeb. Si tu t’arrêtes, ils vont bouffer les gaines et la foudre te grillera !

— Je suis à fond ! Ça ne répond plus ! Je vais caler !

Le Fardeau n’était plus qu’une masse ralentissant au milieu des arcs électriques. S’il s’immobilisait, Jems finirait cuit dans sa cabine.

Galeb n’hésita pas.

— Kael ! Lora ! Passez devant !

— Quoi ?

— La Griffe est plus rapide. Passez devant et ouvrez la route. Vous me servirez de guide.

— Et vous ?

— Je m’occupe de Jems. Exécution !

Il écrasa le frein. L’Enclume pivota dans la boue d’insectes, manquant de se retourner, puis fit demi-tour. Les chenilles broyèrent des centaines de carapaces tandis qu’il se plaçait derrière le Fardeau. Le pare-buffle percuta le châssis arrière dans un choc brutal. Métal contre métal. La tête de Galeb partit en avant, stoppée net par les sangles.

Sur le siège passager, l’enfant fut projeté contre son harnais. Aucun son ne sortit de sa bouche.

— Mets-toi au point mort, Jems ! Maintenant !

Galeb poussa la manette des gaz en butée. Le moteur de l’Enclume rugit, hurlant sa rage contre la tempête. Les chenilles patinèrent une seconde dans la pulpe des Ferromites, puis trouvèrent enfin l’adhérence.

Lentement.

Douloureusement.

Le convoi reprit de la vitesse.

L’Enclume poussait le poids mort du Fardeau devant elle.

— Lora, guide-nous ! Je suis aveugle !

— Tout droit ! Cinq degrés bâbord… Rien devant, terrain plat ! Foncez !

La chaleur devint suffocante. L’aiguille de température grimpa dans le rouge. Une odeur d’huile brûlée emplit la cabine. Dehors, la nuée redoublait, furieuse.

Galeb ruisselait de sueur. Chaque seconde était une lutte pour maintenir les deux véhicules alignés. Si le Fardeau partait en travers, ils se retournaient tous les deux.

Il risqua un regard vers l’enfant.

Il n’avait pas bougé.

Il ne regardait ni Galeb ni le camion qui bouchait la vue. Il avait tourné la tête vers la vitre latérale. Là, à quelques centimètres de son visage, un Ferromite s’acharnait sur le joint, ses mandibules comparables à une pince hydraulique attaquant le caoutchouc.

L’enfant l’observait.

Il ne clignait pas des yeux.

Son visage pâle était inexpressif, mais ses pupilles se dilataient et se contractaient, suivant le rythme frénétique des mandibules.

Il n’y avait aucune peur dans ce regard.

Seulement une analyse longue et curieuse.

— Encore 500 mètres ! Vous y êtes presque !

Un éclair frappa le sol si près que l’habitacle s’illumina d’un blanc pur. Galeb sentit une décharge statique lui traverser le corps.

— Allez… grogna-t-il. Avance…

Et brusquement, la pression retomba.

Le martèlement cessa. La lumière violette s’estompa, remplacée par la grisaille terne et jaune de la Fosse.

— Sortie de zone ! annonça Lora.

Galeb relâcha l’accélérateur. L’inertie porta les deux véhicules hors de la tempête. Privés du champ magnétique, les Ferromites décrochèrent par grappes, retombant lourdement au sol avant de retourner dans l'obscurité de l'orage.

Le silence revint, seulement troublé par le cliquetis des moteurs qui refroidissaient.

Galeb arracha son masque et inspira l’air lourd comme si c’était le plus pur des oxygènes.

— Jems ? Tu vas bien ?

— Ouais… Ouais... Merci chef. Mais le moteur est mort. L’admission est cimentée. On repartira pas sans nettoyage.

— Je pense qu'ils auront de quoi réparer ton camion contre quelques plaques, intervint Kael.

Galeb leva les yeux.

Au loin, se découpant sur l’horizon, s’élevait un silo massif de béton et d’acier rouillé, haut d’une centaine de mètres, habillée de tourelles et d’antennes qui semblaient gratter le ventre des nuages. Autour, un bidonville fortifié s’étalait, ceinturé par un mur de conteneurs soudés.

Silo-4.

La Ville-Étape.

— On est arrivés, souffla Galeb.

Il se tourna son regard vers le siège passager.

L’enfant s’était détaché. Debout sur le siège, les mains posées sur le tableau de bord, il fixait la ville qui se dessinait. Pour la première fois depuis le crash, quelque chose traversa son visage.

Ses narines frémirent.

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