FOSSE
Galeb avait le goût du sang dans la bouche.
C'était la première chose qu'on apprenait ici, avant même de marcher : l'air sur Fosse ne se contentait pas d'être respiré, il se mâchait. Malgré les filtres de son masque, des cartouches bricolées qu'il avait rachetées à prix d'or à un recycleur de la ville-étape, la poussière métallique trouvait toujours un chemin. Elle se logeait entre les dents, irritait les lèvres, et tapissait la gorge d'une pâte ferreuse et âcre.
Il ajusta les verres de son masque, rayés par des années de tempêtes, et plissa les yeux. Devant lui, l'horizon n'existait pas. Le ciel et la terre se confondaient dans une même teinte maladive, un ocre sale, saturé de nuages toxiques qui voilaient le soleil depuis toujours.
— Bip. Le moteur du Fardeau chauffe encore, grésilla une voix dans l'intercom.
C'était Jems, le pilote du gros camion cargo au centre du convoi.
— Si on ne s'arrête pas pour purger les valves, on va encore serrer.
Galeb soupira. Le son de sa propre respiration dans le masque lui semblait insupportable.
— Bip. Si ça peut vous inquiéter davantage, je détecte une belle tempête électromagnétique à quelques kilomètres vers l'Est, chantonna nerveusement Lora.
Elle était l'opératrice radar de La Griffe, le véhicule léger fermant la marche. Sa voix trahissait une tension que son sarcasme peinait à masquer.
— Nous voilà fixés. On ne s'arrête pas, répondit Galeb d'une voix lasse. On est trop à découvert. Si la tempête magnétique se rapproche, il y aura sûrement des Ferromites avec elle ! Et vu notre vitesse, on est cuits. Pousse le moteur. S'il claque, on le traînera.
Il regarda autour de lui par la fente opaque de l'écoutille. Sa caravane faisait peine à voir. Trois véhicules chenillés, assemblés à partir de débris d'épaves soudés à la hâte, qui avançaient péniblement sur la plaine de scories. Le sol n'était pas du sable, mais un amas tranchant d'oxydes, de limailles et de verre brisé. Ici, tomber à genoux signifiait se déchiqueter la peau.
C'était ça, la Fosse. Une terre désolée, une terre morte. Et eux, comme tant d'autres, s'entêtaient à survivre au milieu des vestiges et carcasses rouillées, seuls témoins d'une époque lointaine.
Soudainement, la lumière changea.
Ce n'était certainement pas le soleil. C'était blanc, froid. Les ombres des véhicules s'étirèrent brusquement sur le sol granuleux, comme déformées par un projecteur géant sorti de nulle part.
Galeb leva la tête. Le plafond nuageux, d'ordinaire impénétrable, venait de se déchirer. Un sifflement suraigu déchira le hurlement constant du vent. Les autres caravaniers sortirent la tête des écoutilles, suivant silencieusement le zénith du regard.
L'objet percuta le sol dans une explosion silencieuse à l'horizon.
Le sol trembla trois secondes plus tard. Une onde de choc sourde, suivie d'une bourrasque de poussière métallique. Une colonne de fumée, épaisse, s'éleva, tranchant avec le jaune maladif du ciel.
— Bip. Chef ? fit la voix de Jems, moins assurée cette fois. C'était quoi ? J'ai jamais vu quelque chose tomber aussi vite... C'est pas du débris orbital classique.
Galeb fixait le panache de fumée qui montait vers le ciel boursouflé. Son instinct de survie, celui qui l'avait gardé en vie près de quarante ans dans ce désert rouillé, lui hurlait de ne pas y aller. D'ordinaire, les débris qui tombaient du ciel étaient synonymes de ressources et autres métaux rares. Mais cette couleur, ce bruit... Ce n'était pas normal.
Mais la cupidité, ou peut-être une étrange curiosité née de l'ennui, parla plus fort. Et sur la Fosse, la cupidité était souvent l’une des rares raisons de se lever le matin.
— Lora, quelle est la direction du crash ?
— Cinq kilomètres Nord-Est.
— Chef, vous êtes fou ! coupa Jems. Je vous rappelle que le Fardeau n'est pas loin de nous lâcher !
— Et la tempête ? enchaîna Galeb, ignorant l'intervention de Jems.
— 53 kilomètres plein Est, répondit militairement Lora. Elle progresse à une vitesse de 35 kilomètres/heure.
— Parfait. On change de cap, ordonna Galeb en appuyant sur l’accélérateur de l'Enclume. Direction le site du crash. Et ne t'inquiète pas Jems, avec ce qu'on trouvera sur place, on te paiera un transporteur tout neuf !
Il leur fallut vingt minutes pour atteindre la zone d'impact.
Le cratère fumait au milieu des ruines d'un pseudo village, un amas de cases en tôle rapiécée, de briques fendues et de draps déchirés. La terre avait été vitrifiée par la chaleur de l’impact, transformant la rouille et la scorie en une sorte d'obsidienne brûlante. Galeb arrêta l'Enclume et coupa le moteur. Le silence retomba, lourd. On entendait seulement le cliquetis du métal qui refroidissait et le vent chaud sifflant à travers les bâtisses gondolées.
Kael, pilote de la Griffe, sortit du véhicule fusil en main, scrutant les alentours.
— Il y avait du monde ici, dit-il, sa voix étouffée par son masque à gaz. Regarde.
Il avait raison. Près du point d'impact, il y avait les restes éparpillés d'un campement de fortune. Des braises chaudes d'un feu certainement soufflé par l'impact, quelques bidons renversés d'eau mal filtrée.
— Des nomades ? souffla Jems en descendant à son tour du Fardeau, une énorme clé à molette à la main.
— Certainement, grogna Galeb en descendant de son blindé, revolver à la main.
Ils s'approchèrent du campement, les semelles de plaques métalliques vissées à leurs bottes craquaient sur le sol dentelé. Le souffle de l'explosion avait dû être terrifiant. Il n'y avait personne malgré les traces de vie. Probablement vaporisés, ou enterrés sous les tonnes de terre soulevées par le crash.
Galeb s'accroupit près du centre du cratère. Il n'y avait pas d'épave, pas de sonde cabossée. Juste des débris blancs, lisses, éparpillés sur le sol crépitant. Ce n'était pas métallique. Pas de rivets, pas de soudures.
— Y a absolument rien, pesta Jems en donnant un coup de pied dans une des bonbonnes. Je vais purger le Fardeau, ça sera plus utile.
— Chef !
Le cri de Kael le fit sursauter. L'éclaireur pointait son fusil vers une des cases de fortune à moitié effondrée.
— Il y a eu du mouvement ! Il y a un survivant, dit Kael, baissant légèrement son arme, l'air incrédule.
Galeb s'approcha en silence de l'entrée, faisant signe à Kael de le couvrir. Il s'attendait à trouver un homme agonisant, brûlé, crachant ses poumons. Ou un pillard prêt à en découdre. La gorge serrée, il écarta la toile brûlée servant de porte avec le bout de son canon.
Il balaya l'intérieur du regard et se figea.
Ce n'était pas un homme, ni un pillard mal caché. C'était un bébé. Un enfant d'à peine un an, assis au milieu de la poussière toxique, qui semblait attendre. Immobile. Mais ce qui frappa Galeb plus que sa présence, c'était son apparence. Dans ce monde de gris, de brun et de rouille orangée, l'enfant jurait avec le reste. Sa peau était d'un blanc laiteux, pâle. Ses cheveux étaient tout aussi immaculés, dansant au vent qui s'infiltrait par les failles de la tôle.
— Co... comment est-ce possible ? murmura Kael par-dessus l'épaule de Galeb. L'explosion aurait dû le tuer dix fois.
L'enfant leva les yeux vers eux. Des iris écarquillés d'un bleu-gris délavé, fixant les deux hommes à travers leurs masques sales. Il ne pleurait pas. Il ne toussait pas malgré l'air vicié. Il avait juste l'air... perdu. Un miracle fragile au milieu de cet enfer de plomb.
— Ses parents ? demanda Kael en regardant autour, mal à l'aise.
— Disparus, trancha Galeb en rangeant son arme.
Il se pencha pour soulever l'enfant. Il était étonnamment lourd pour sa taille, dense. Sa peau était froide et lisse, un contraste violent avec le cuir rêche de ses gants. L'enfant se laissa faire, agrippant le tissu de la veste de Galeb avec une poigne ferme.
— On ne peut pas le garder, dit immédiatement Kael. On arrive à peine à survivre, Galeb. Tu veux ajouter un bébé ? On galère pas assez ? Puis regarde-le... il sort d'où avec cette peau-là ? Des stations ?
— Justement, dit-il, les yeux brillants d'un intérêt nouveau. S'il vient d'en haut... c'est peut-être un gosse de riche. Une belle monnaie d'échange.
Il regardait le visage pâle à quelques centimètres du sien. L'enfant ouvrit la bouche. Galeb s'attendait à un cri, des pleurs, une réaction normale pour un être aussi fragile dans ce décor. Mais le bébé se contenta de fixer les yeux de Galeb à travers les verres rayés du masque. Sa petite bouche s'ouvrit et se ferma, cherchant des sons.
— Ma… Ma... rrr... fit l'enfant d'une voix rauque, surprenante.
Galeb fronça les sourcils.
— Marr... rrr... Mar...
Le son raclait, répété avec insistance.
— Mar ? interrogea doucement Galeb.
L'enfant se tut, comme satisfait que le son ait été validé. Il posa sa tête contre le plastron blindé de Galeb et ferma les yeux.
— On le prend, décida Galeb en se relevant, le poids de l'enfant calé contre lui.
— T'es sérieux ? souffla Kael. Tu ne m'as pas écouté ?
— Et toi, tu m'as écouté ? rétorqua sèchement Galeb. S'il vient d'en haut, il a de la valeur !
— Et s'il ne vient pas d'en haut ?
— Eh bien on aura sauvé une vie. Ça changera un peu !
Kael releva son masque et cracha par terre une glaire épaisse qui grésilla sur la scorie chaude.
— Ça nous portera malheur. Je te le dis, Galeb. Tu vois bien qu’il est... il est trop bizarre. Rien de ce qui naît ici n'est aussi calme !
— Retournez à vos véhicules, ordonna Galeb, coupant court à la discussion. On reprend la route avant que la tempête nous rattrape. Lora, quelle est la situation ?
Perdue dans ses pensées, elle observait la scène de loin, à moitié sortie de la Griffe.
— Oui, bien sûr ! s'exclama-t-elle en rentrant dans le véhicule. On a une Ville-Étape à trente-deux bornes au Nord-Ouest. Mais on ne pourra pas contourner le front. La tempête fait douze kilomètres de large. Elle est rapide. En partant maintenant elle va nous couper la route dans quarante-cinq minutes. La seule option, c'est de garder le cap. Mais on va devoir la percuter de plein fouet, traverser la perturbation et prier pour ressortir de l'autre côté avant que les Ferromites ne rongent complètement la carlingue des engins. Temps estimé dans la dépression : quinze à vingt minutes.
— C'est pas terrible mais c'est faisable, merci Lora, répondit Galeb. Jems, le Fardeau suivra ?
— Oui, j'ai eu le temps de faire la purge, répondit-il en fixant ce qui se cachait sous la veste de Galeb.
Il marcha vers l'Enclume, protégeant la tête blanche de l'enfant contre le vent pollué de sable et de débris. Il ne savait pas ce qu'ils venaient de trouver. Un miracle ? Un survivant ? Une monnaie d'échange ? Pour l'instant, c'était juste un poids lourd contre sa poitrine.
La caravane reprit la route en direction de la ville-étape dans un grincement mécanique, laissant le cratère derrière elle avec un nouveau passager à bord.

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