CHAPITRE 4 : BÂPTEME D’ACIER - PARTIE 2

9 minutes de lecture


Je m’enfonce dans un tunnel plus étroit, où l’air devient presque étouffant, chargé d’une chaleur étrange et d’une odeur de métal chaud et de moisissure. Je distingue enfin une silhouette au fond, à peine éclairée par un filet de lumière bleutée filtrant d’un néon fissuré. Je m’arrête, le cœur suspendu, les sens aux aguets. La silhouette bouge. C’est une personne, et c’est un garçon, peut-être un peu plus jeune que moi, ou simplement plus petit. Il a les cheveux en bataille, bruns, pleins de poussière, et un visage émacié aux traits encore enfantins. Ses vêtements sont trempés de sueur, déchirés à plusieurs endroits, et sa peau est couverte de salissures et de traces noires, comme s’il était tombé dans la suie. Son regard est celui d’un animal coincé entre deux murs. Il recule en me voyant, lève une barre de fer avec des gestes désordonnés, mais ses bras tremblent, trop faibles pour la maintenir en l’air.

— Hé ! attends ! Je suis pas un danger ! Enfin… pas plus que toi avec ton bout de tuyau, ok ? baisse ça, tu vas te faire mal, ou pire, tu vas me faire mal , et franchement, j’ai pas fais tout ce chemin pour me faire assommer par un enfant moisi dans un tunnel qui pue le rat crevé.

Il reste figé. Je remarque alors sa jambe droite. Elle est tournée à un angle bizarre, et du sang a coulé jusqu’à sa cheville. Il s’appuie contre le mur, mais je vois bien qu’il n’en peut plus. Je fais un pas en avant, doucement, mains levées. 

– Tu peux bouger ta jambe ?

Il serre les dents, secoue la tête, lentement. Non. Il ne peut pas marcher.

– Il faudra quand même bougé d'ici. Cette zone risque de sauter d'une minute à l'autre.

Il m'ignore complètement. Et dieu seul sait à quel point je deteste ça. Je sens la colère monté en moi.

— Tu veux crever ici ? demandai-je, un peu plus sèchement. Non parce que là, c’est pas un spa, hein. Y a pas un jacuzzi qui t’attend dans la pièce d’à côté. Ce que t’as, c’est une jambe en vrac, une minute de sursis, et une fille avec des cernes et un sens de l’orientation douteux. Mais ! - je lève un doigt, théâtrale - j’ai aussi une qualité rare dans ce genre de jeu : je suis têtue et j'ai une bonne étoile.

Il me fixe, les yeux écarquillés, comme s’il ne savait pas trop si j’étais folle ou juste stupide. Peut-être un peu des deux. Mais moi, je m’approche encore, et sans lui laisser le choix, je passe son bras autour de mes épaules.

— On va pas mourir. Pas aujourd’hui. Pas dans ce tunnel débile. T’as pigé ? La vie est précieuse, gamin. J’ai pas survécu à deux explosions, à un cadavre tout frais, et à un sol aussi glissant qu’un toboggan pour qu’un mini-hobbit comme toi abandonne au premier bobo.

Il ne dit rien. Il ne sourit pas et ne bronche même pas. Il me regarde, comme si j’étais un phénomène curieux, étrange, imprévisible. Puis, il s’appuie sur moi. Il ne dit rien, pas un son. Il accepte et c’est déjà beaucoup.

Il est plus léger que je ne l’imaginais. Je sens ses côtes sous mes doigts, son corps maigre, probablement pas nourri correctement depuis un bon bout de temps. Il ne sent pas très bon, je dois l’admettre, mais on n’est pas là pour juger l’hygiène corporelle. On commence à marcher, à petits pas. Il grimace à chaque mouvement, et je ralentis le rythme pour ne pas l’achever.

Pendant qu’on avance, je sens le besoin de parler, de remplir le silence qui nous entoure. Peut-être pour me distraire. Peut-être pour lui donner un peu de chaleur, même si ce n’est que par la voix.

— Tu me fais penser à mon frère, tu sais ? Lui aussi, quand il était petit, il avait une tête de marmotte en détresse. Un jour, il est tombé dans les escaliers. Un vol plané magistral. Triple salto arrière, réception sur le nez. Je l’ai poussé sans faire exprès, hein ! On s’était disputés, je sais plus pourquoi d'ailleurs, un truc nul, genre “t’as volé mon yaourt” ou “t’as pris ma place devant la télé”. Et bim, la chute du siècle.

Je ris doucement en y repensant, malgré la douleur dans mes côtes.

— Le plus fou, c’est qu’il m’en a jamais voulu. Jamais. Il a même dit à nos parents qu’il était tombé tout seul. Il m’a couvert, comme un vrai héros miniature. Depuis ce jour, je me suis juré de toujours veiller sur lui. En mode mission ninja sacrée. Grande sœur protectrice niveau max.

Je m’arrête un instant pour l’aider à passer un obstacle, un bout de poutre tordu. Il grimace, mais continue sans un mot.

— Aujourd’hui, il est fiancé. Avec une fille super douce, genre princesse Disney version 2.0. et encore. Elle cuisine comme Tiana ! Et est aussi naturelle que raiponce. Ils ont même un chat, t’imagines ? Mon frère, avec un chat et une femme. Pendant que moi, je me débats dans un cauchemar télévisé avec des explosions et des mômes blessés. La vie, hein… elle adore les surprises.

Je souris, plus pour moi que pour lui. Il baisse les yeux, mais je crois voir un éclat dans son regard, quelque chose d’indéchiffrable. Peut-être qu’il comprend. Peut-être qu’il écoute.

Mais toujours pas un mot.

Pas un “merci”, pas un “la ferme”, rien. Je me dis qu’il est peut-être timide, ou traumatisé.

Le tunnel devient plus large, et après quelques minutes à avancer dans cette obscurité tiède, nous débouchons dans une ancienne station industrielle, ou peut-être une salle de traitement. Des plateformes métalliques s’enchevêtrent au-dessus de nos têtes, des passerelles rouillées relient les différents niveaux. L’air sent la poussière, l’huile, et quelque chose d’électrique qui colle à la peau.

Puis une voix, faible, lointaine, résonne dans un haut-parleur mal réglé :

— Trente minutes restantes.

Au sol, des LED bleues s’allument par intermittence. Comme un chemin. Comme une direction. Mon cœur accélère.

Et si c’était la sortie ? Et si ça menait quelque part ? Peut-être à rien, peut-être à un piège, mais c’est mieux que de rester à tourner en rond, à attendre que les murs explosent autour de nous.

— On suit les lumières, dis-je en prenant les devants.

Il ne répond pas, mais il me suit. On avance, parfois lentement, parfois un peu plus vite. À gauche, à droite, toujours en suivant ces points bleus qui clignotent sans logique apparente. Certaines s’éteignent dès qu’on approche, d’autres s’allument soudain comme pour nous narguer. Ce labyrinthe ne veut pas qu’on sorte. Il veut nous épuiser, nous faire douter, nous faire tuer.

Mais on avance quand même.

Il reste à peine vingt minutes.

Un bruit surgit derrière nous, semblable au claquement précipité de plusieurs pas résonnant contre les parois du couloir. Ils se rapprochent, Quelqu’un court. Peut-être qu’on nous suit. Ou alors qu’on nous devance. Je ne sais plus. Tout se brouille. Le stress me colle à la peau.

Et puis soudain, une silhouette déboule dans le couloir, presque projetée par la vitesse, une masse humaine emportée par la panique ou par la rage. Je n’ai pas le temps de comprendre. C’est une fille, ou ce qu’il en reste. Son visage est noirci par la cendre et le sang séché, ses cheveux poissent d’un liquide sombre qui n’est probablement pas le sien. Son regard est fixe, comme figé dans une seule pensée : survivre. Dans sa main, elle serre un couteau, une lame longue et crantée, dont le métal sale brille d’une teinte rougeâtre sous les néons tremblotants.

Elle court droit sur nous. Elle n’a rien d’humain à cet instant. Elle ne semble pas vouloir ralentir, elle accélère carrément.

Elle lève le bras et tente de planter mon coéquipier avec une brutalité presque animal. Mon réflexe est immédiat : je le pousse violemment sur le côté, le projetant au sol. Son dos heurte le mur dans un bruit mat, son corps glisse le long de la paroi, inerte. Mais je ne suis pas assez rapide. La lame m’atteint à l’avant-bras, elle s’enfonce comme si ma chair était du beurre fondu. Un gémissement m’échappe, étouffé par la montée fulgurante de la douleur. Mais elle ne s’arrête pas. Elle me pousse par terre et bloque mes hanches avec ses genoux. Elle me plante à nouveau, visant exactement la même plaie, comme si elle savait que c’était là que je craquerais. Une fois. Deux fois. Trois. Je hurle sans retenue, ma voix déchire l’air saturé de poussière. Le sang jaillit recouvrant mes doigts tremblants. Ma vision se brouille sous l’assaut de la souffrance. Je sens que je vais m’effondrer. Elle va m’achever.

Et puis, son corps bascule sur le côté, projeté violemment par un choc que je n’ai pas vu venir. Derrière elle, mon partenaire est debout, les traits tirés par l’épuisement, et dans ses mains, un câble électrique arraché du mur, encore dégoulinant de sang. Il l’a frappée de toutes ses forces. Elle s’écrase au sol, le souffle coupé, mais ce n’est pas fini.

La fille gémit, se redresse à moitié, le regard fou, les mains griffant le sol pour trouver appui. Elle se retourne lentement vers le garçon, comme un prédateur blessé prêt à mordre une dernière fois. Lui, recule, son torse se soulève à un rythme irrégulier. Il chancelle. Il est à bout.

Je n’attends pas qu’elle se jette sur lui.

Je tends le bras, attrape violemment ses cheveux collés par la sueur et la crasse, et je tire avec une force qui m’arrache un cri de douleur, tant mon bras blessé hurle sous l’effort. Sa tête se renverse brutalement, sa nuque se cambre. Je plaque son crâne contre le sol, sa tête cogne avec un bruit sourd, presque satisfaisant.

— Dégage ! crache-t-elle, sa voix rauque et étranglée par la haine.

— Non, soufflé-je entre mes dents serrées.

Elle riposte immédiatement, sans hésitation, et son poing s’abat contre mon visage. Ma lèvre éclate sous l’impact, une chaleur envahit ma bouche. Le goût du sang me coupe le souffle, ma tête tourne, mais mes doigts restent accrochés à sa tignasse comme des serres. Je ne la lâcherai pas.

Mon propre poing part en avant. Il frappe sa joue, son arcade sourcilière éclate, un éclat de sang gicle sur ma joue. Je la repousse violemment.

Je me précipite vers mon partenaire. Il est encore au sol, les yeux mi-clos. Je passe mes bras sous les siens, je tire. Il est lourd. Ou alors c’est mon corps qui ne répond plus. Mon souffle est rauque, mes membres engourdis.

Un flash rouge inonde le couloir, une lumière violente et oppressante. Une sirène retentit dans les haut-parleurs

Dix minutes.

Je crie, plus à moi-même qu’à lui, un cri de volonté et de rage. Et je le tire. Encore. Je serre les dents. Mes muscles brûlent. Nos pas sont désordonnés. On avance, titubants, presque à genoux. Chaque détour nous offre un cul-de-sac. Chaque détour est une impasse. Et derrière nous, les détonations reprennent, les unes après les autres, des explosions qui mangent les murs.

Une minute.

Enfin, au bout d’un dernier couloir, je vois la porte. Elle est là ! Je pousse un cri de soulagement, et mon partenaire aussi. Mais la porte se referme, lentement.

Devant l’ouverture, il y a Sarah. Elle agite les bras, crie, hurle quelque chose que je n’entends pas. Mes oreilles sifflent, mon cœur cogne si fort que je ne parviens plus à distinguer aucun autre son. Je veux l’atteindre. Je tends le bras. Mes doigts effleurent le vide. Et soudain, mes genoux lâchent. Je tombe. Tout devient flou.

Mais une main m’attrape au vol. Sarah. Elle serre mon poignet si fort que ses ongles s’enfoncent dans ma peau. Elle tire. Elle hurle. On traverse tous les trois la dernière ouverture.

Et à cet instant, un souffle brûlant s’écrase contre nos nuques, comme si une créature de feu avait expiré dans notre dos.

La porte claque derrière nous dans un vacarme sourd.

Le silence s’abat, brutalement. Pas même un écho.

Puis une voix Robotique résonne.

— Quarante-trois candidats restants. Félicitations. Vous avez complété "Baptême d’Acier."

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Plume d'ecnre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0