L'Auberge

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Le froid était mordant, vicieux, omniprésent. Dans cette contrée de nuit, pas un rayon de soleil ne venait atténuer les frissons et les grelottements. Un vent hivernal glissait entre les branches, faisant vibrer l’ombre noire du sous bois où Hallbresses et Lanadria, talonnées par les deux silhouettes sombres des serviteurs morts-vivants, marchaient avec hésitation. La première tremblait presque de froid, mais gardait une mine rigide, les pores fermés, le regard ferme, le teint blafard bleui par le froid. Lanadria pour sa part remontait les fourrures de son habit jusque sous son nez pour couper le vent.

Elles avançaient en silence, n’échangeant que quelques mots à l’occasion, comme s’il ne leur paraissait pas nécessaire de converser. Petit à petit, le bois s’éclaircit tout en restant enrobé dans la pénombre nocturne. On remarquait surtout la diminution de la densité des arbres au fait que le vent était de plus en plus présent sans rien pour l’entraver.

Puis elles débouchèrent sur une plaine, les arbres autour d’elles s’étant espacés pour révéler une prairie grisâtre et au loin un chemin pavé de blanc terne dans la nuit éternelle. Lanadria prit une pause en contemplant le chemin, et eut un sourire victorieux. Elle se tourna vers Hallbresses pour lui désigner le chemin pavé, s’écriant :

« Le reste du trajet devrait être bien plus aisé. Il y a du danger bien sûr à se mêler à la civilisation, mais les forêts de ce pays ne sont ni sûres ni agréables à pratiquer. C’est un soulagement de ne plus avoir à redouter quelque loup-garou ou que sais-je autre créature. »

Mais Hallbresses, n’écoutant pas, avait son attention concentrée ailleurs, les yeux levés vers les troncs noirs des arbres les entourant. Dans la lumière moite qui tombait depuis le Claive et dans l’ombre opaque laissée par les troncs épais, les branches des arbres paraissaient juste avoir des formes étranges et les troncs être plus larges qu’ils n’auraient dû. Jusqu’à ce que quelque forme noire ne commence à se balancer mollement sous l’impulsion du vent, révélant un cadavre inerte solidement attaché à une branche. Puis un autre. Et encore un autre. En tout une bonne dizaine d’hommes pendus haut et court, formes noires dans la noirceur nocturne. Il n’y avait pas d’autres indices, en tout cas pas visibles, sur ce qui avait pu se passer, mais Lanadria ausculta quelques corps et constata qu’ils portaient tous, à défaut d’équipement ou d’objets personnels, une livrée blanche maltraitée déchirée et délavée.

« Hm… fit-elle. Étant donné ce que me disaient les sorcières, ce doit être l’œuvre des hérétiques du royaume de la paix éternelle. »

Hallbresses eut un sursaut.

« Des hérétiques ?

- Oui, enfin, déclarés hérétiques par la grande matriarche du Claive. Ils ont pris le contrôle d’un territoire relativement grand et veulent s’étendre, tandis qu’en face l’église de la lumière veut les exterminer, ce qui arrivera bien tôt ou tard, que ça prenne un an ou un siècle. Je suppose qu’il y a eu un accrochage entre des soldats de Lanterneg et une troupe de l’armée du royaume de la paix éternelle. Ces derniers ont dû gagner, proposer aux survivants ennemis de se convertir et de les rejoindre, et ceux qui ont refusés ont été amenés ici et pendus.

- Je vois. Et vous pensez toujours qu’on sera plus en sécurité aux abords des villes ? »

Lanadria posa une main sous son menton et réfléchit pendant quelques instants.

« Il serait fâcheux de se faire prendre dans une bataille, même si je crois que ça ne devrait pas être trop compliqué à éviter. Par contre, il est certain que la concentration de soldats des deux camps et de prêtres voire d’inquisiteurs dans la région doit être bien supérieure à ce qui était prévu. Il faudra faire avec.

- Ces hérétiques… ils sont très dangereux ?

- C’est difficile à dire. Ils sont peut-être moins violents que ceux que vous avez connus par le passé. J’ai cru comprendre que leur credo leur interdisait de s’en prendre à des civils.

- Mais ils exécutent des prisonniers de guerre. »

Lanadria haussa les épaules.

« Évidemment, ils peuvent bien avoir un credo, rien ne nous dit que leurs officiers ou leurs soldats respectent ledit credo. C’est somme toute un problème récurrent des militaires. »

Hallbresses retint une pique cinglante et préféra mettre fin à la conversation ici. De toute manière, elles n’avaient pas le choix. Elle rejoignirent le chemin et le suivirent pendant quelques heures encore.

À terme, elles parvinrent en vue d’un hameau. Le temps était au brouillard, et l’absence totale de mouvement ou d’agitation, même de lumière dans les rues, donnait l’impression d’une ville fantôme. En arrivant dans la ville même, force leur fut de constater que c’était le cas.

Les portes et les fenêtres grandes ouvertes, la quasi totalité des masures avaient été vidées, la ville était désertée, sans aucune trace de violence, mais avec celles de l’empressement. En traversant la ville, elles parvinrent tout de même à un endroit où le bruit de la vie se faisait entendre. Une lanterne brûlait devant la porte d’une auberge, éclairant des chevaux attachés à un abreuvoir et un coche laissé là devant la porte. Juste à côté de l’entrée, une drôle de structure en bois plantée dans le sol se dressait comme un panneau, deux larges et grosses planches croisées, et une forme humanoïde clouée dessus aux mains et aux pieds, les bras écartés en croix, visiblement inerte, un énorme bâillon enfoncé dans la bouche au point de rendre proprement impossible le simple fait de desserrer les mâchoires. Hallbresses et Lanadria pensèrent avoir affaire à un cadavre, mais quand elles passèrent devant lui, il tressaillit de façon presque imperceptible, puis plus rien.

Les deux femmes se regardèrent, perplexes, puis finalement Lanadria haussa les épaules. Elle ordonna aux deux revenants de les attendre dehors et poussa la porte de l’auberge.

L’atmosphère était chaleureuse, richement éclairée, dans un décor peint en blanc. Les clients étaient plutôt nombreux et d’accoutrement divers, même si on reconnaissait surtout des combattants, que ce soient des soldats en livrée blanche, des mercenaires étrangers avec l’accoutrement étrange et le goût prononcé pour l’alcool qui allait avec, ou quelques aventuriers, reconnaissables à leur équipement hétéroclites et à leurs fourreaux d’épée de forme étrange accrochés dans le dos au lieu d’être à la ceinture. Il y avait aussi un marchand et ce qui pouvait aussi bien être son assistant ou son fils, assis dans un coin un peu à l’écart et discutant à voix basse.

L’atmosphère sonore était complétée par quelques notes hésitantes jouées au violon par un jeune homme brun au milieu de la salle, vaguement encouragé par quelques clients avides de musique. L’aubergiste apportait des repas et des boissons aux tables, tandis qu’un autre jeune homme, trop ressemblant au premier pour ne pas être de la même famille, accueillit les nouvelles arrivantes et les mena directement à une table.

C’est alors que l’assistance les remarqua vraiment, et pendant un instant on se tût respectueusement. Les hommes qui avaient des couvre chef les retirèrent immédiatement, et certains même de s’incliner devant les deux femmes. Lanadria avança jusqu’à la table en faisant de grands yeux, Hallbresses étant pour sa part moins surprise. Elles étaient les seules femmes ici, et le respect des gens de Lanterneg pour la gent féminine était presque religieux.

Un homme vint immédiatement s’asseoir à leur table et leur offrir des boissons sans poser de questions. Puis il se présenta, un soldat en permission. Lanadria lui demanda pourquoi la ville était déserte, et pour répondre il fit signe à l’un de ses collègues de le rejoindre. Ce dernier salua les dames et s’assit avant d’expliquer calmement.

« Ah, les civils ont déserté parce que l’armée du royaume de la paix éternelle est vraiment pas loin. Ils ont surtout peur qu’on pille leurs biens, alors ils sont tous partis vers le nord, mais c’est temporaire. Nous on a pas à s’inquiéter, si ils arrivent par ici on file à cheval et on a rien à emporter, mais eux il fallait déménager tous leurs meubles et tous leurs objets de valeur, alors ils préféraient être prévoyant.

- Effectivement, j’aurais fait de même, approuva Lanadria.

- Pour ma part, je suis sous officier, et moi et mes hommes prenons un peu de repos. On a eu quelques démêlées avec des hérétiques, mais grâce à des aventuriers on a réussi à les repousser. Vous avez sûrement vu celui qu’on a capturé. »

Lanadria ne put s’empêcher d’avoir une moue dégoûtée.

« Ah, oui… est-ce normal qu’il soit…

- Crucifié ? Bien sûr. C’est un vampire, et on a pas les moyens de le tuer autrement.

- Oh… je vois. »

Hallbresses fronça les sourcils.

« Je ne suis pas sûre de comprendre.

- Oh, c’est simple, reprit l’homme. Pour tuer un vampire, il faut avoir des mages de lumière ou des prêtres et encore, même comme ça c’est difficile de pulvériser complètement ces créatures. Sans ça, il n’existe que deux manières de tuer un vampire. La première, la plus évidente, c’est par la faim. Un vampire qui ne boit pas de sang pendant l’équivalent de sept jours meurt aussitôt. C’est long, et en plus compter en "jours" c’est pas pratique du tout et pas très naturel. Enfin, c’est une méthode qui marche. La deuxième méthode, tout aussi efficace, c’est tout simplement que le vampire décide de mourir, il faut et suffit qu’il perde son désir de vivre, sa volonté de rester en vie, et il meurt sur commande. Du coup, les crucifier c’est la méthode la plus pratique, on peut les garder immobiles comme ça pendant l’équivalent de sept jours s’il le faut, et pendant ce temps ils souffrent de l’inconfort, leurs os se disloquent et ils peinent à respirer. Ça ne peut pas les tuer en soit, mais devant la perspective de passer sept jours à souffrir le martyr, un vampire préfère généralement mourir par son propre choix, et pour nous ça règle le problème bien plus vite. »

Il eut un mouvement de la tête pour désigner la porte.

« Celui là je lui donne pas plus de trois jours avant de craquer. C’est terrible bien sûr d’en arriver là, mais bon, c’est un vampire et on y peut rien. Y a pas d’autres moyens de tuer ces choses là sinon. »

Lanadria sirota un peu sa boisson, une sorte de bière très légère au miel que les locaux appelaient du kvas, puis elle demanda d’un air désinvolte :

« Je ne savais pas que les vampires avaient atteint cet endroit. Vous pensez qu’on devrait s’inquiéter de leur avance ?

- Pas vraiment. Le Claive a décidé d’en finir une bonne fois, et l’évêque Radharielle a pris la tête d’une armée qui marche depuis le nord et fera bientôt la jonction avec l’armée de l’ouest. On parle aussi de mercenaires Lames-Ryuu qui vont nous rejoindre. Pour l’heure, on a déjà les troupes du diocèse mobilisées et des mercenaires de tout le pays. Et puis, l’inquisition a été renforcée dans la région. Où que vous soyez il y a un paladin à moins d’un kilomètre.

- Ah oui. Vous surpassez largement ceux d’en face.

- Disons qu’on part avec un net avantage, mais il faut reconnaître que ces hérétiques ont une discipline militaire extrême et sont d’une férocité à nulle autre pareille. Surtout les vampires parmi eux du coup. Mais même si ils ont remportés de nombreuses victoires au cours des dernières années, je crois… non je suis sûr qu’ils n’avanceront pas beaucoup plus loin.

- Pourquoi cela ?

- Ah, ça paraît évident non ? Le concept même de leur royaume de la paix éternelle ne tiendra jamais debout. Le massacre de Rossin le prouve bien. Ils ont failli sombrer dans une guerre civile. Certains généraux vampires se sont mis en tête de massacrer des civils pour boire leur sang et leurs soldats les ont suivi. Le chef du mouvement a été obligé d’envoyer ses soldats se battre contre d’autres de ses soldats. Dans le même temps, leurs généraux, qui étaient de redoutables tacticiens, se sont entretués, allez savoir pourquoi. Au final, leurs meilleurs généraux sont maintenant morts, soit assassinés par leurs rivaux soit exécutés par leur grand gourou après être devenus fous et avoir essayé de boire le sang de tout ce qui bouge. Leur système s’affaiblit, et même s’ils restent redoutables, la pression de Lanterneg les écrasera petit à petit. C’est inéluctable.

- Leur chef ne parvient plus à les tenir en laisse si je comprends bien.

- On peut voir ça comme ça. Ce vampire ridicule a réussi à convaincre du monde à une époque, je ne saurai jamais comment ; mais maintenant les gens vont finir par se rendre compte qu’il était juste fou depuis le départ. Aux dernières nouvelles il réclamait encore d’être reconnu par la grande matriarche comme étant son égal. Vous vous rendez compte ?

- Incroyable. Mais dites moi, vous êtes proches de la frontière. Vous voyez souvent des mercenaires étrangers ?

- Ça dépend. Le plus souvent on voit des mercenaires venus de l’autre bout de Lanterneg, mais pas forcément de l’étranger. Il y a bien des guerriers Lames-Ryuu, ou quelques aventuriers du Korwalstan…

- Pas de mercenaires… mordredii ?

- Quoi ? Pouah ! Encore heureux non.

- Je blaguais. Ah !

- Cela dit, vous soulevez un point intéressant. C’est que j’espère qu’en Mordred ils vont se tenir tranquilles au moins le temps qu’on en ait fini avec les hérétiques dans la région. Une fois qu’on en sera débarrassés, on verra. J’ai quelques comptes à régler avec ces enflures depuis la dernière guerre.

- Vous croyez qu’ils pourraient s’allier au royaume de la paix éternelle ?

- Oh non, ça n’arrivera jamais. Ce sont des hérétiques, pas des apostats. Au moins ils ne s’allieront jamais à des sorciers. Hm, enfin je dis ça mais ça ne change rien au fait qu’on doit exterminer cette hérésie.

- Pour sûr, et je vous souhaite réussite. »

L’homme la remercia en inclinant le buste, puis prit une lampée de son verre de kvas en affectant un air satisfait. Hallbresses resta de marbre, s’efforçant de cacher son amusement mêlé d’inquiétude. Elle ne savait pas ce que la noble mordredii ferait de toutes ces informations. D’ailleurs, elle même n’avait suivi la conversation que d’une oreille distraite, et cette histoire de royaume de la paix éternelle ne lui disait pas grand chose. Par contre, il était sûr que Lanadria n’avait pas posé ses questions au hasard.

« Et vous, par quel hasard vous trouvez vous dans la région ? si ce n’est pas indiscret bien sûr. demanda le militaire.

- Une histoire trop compliquée pour que je vous donne les détails. Mais je crois que ma compagne de voyage a elle aussi eu des démêlées avec des hérétiques, n’est-ce pas ? »

Son regard se tourna vers Hallbresses, un léger sourire au lèvres, dans un éclair, elle fit un clin d’œil à la sorcière qui frissonna. Hallbresses aurait voulu secouer la tête, mais c’était impossible. Lanadria devait avoir un plan bien précis en tête, un objectif fixé et une manière d’y parvenir qui impliquait de s’assurer que Hallbresses parle de son passé. Seulement, cette dernière ne voyait pas en quoi c’était une bonne idée de revenir sur ses démêlées avec des hérétiques. Peut-être pour s’attirer la sympathie des soldats ? Peut-être Lanadria avait l’espoir que ces guerriers les accompagnassent sur une partie du chemin, et voulait pour cela qu’ils prennent pitié de la jeune sorcière. Mais rien n’était plus risqué, et après tout, les plans de Lanadria avaient déjà prouvé qu’ils n’étaient pas toujours parfaits.

Maintenant, avec toute l’attention sur elle, Hallbresses se referma sur elle même par instinct, le menton baissé, les épaules rentrées, elle hésita.

« Oui, j’ai déjà eu affaire à des hérétiques dans mon village natal. Enfin, je ne sais pas si hérétique est le bon terme. C’étaient plutôt des renégats, des apostats, ou comme ils se définissaient eux même : des réformateurs. Enfin, après tout je me contrefiche de ce qu’ils pouvaient bien clamer comme politique ou comme philosophie. Ce n’est pas ce qui m’a le plus marqué à leur propos.

- De quel mouvement s’agissait-il ? s’enquit le militaire, curieux.

- Je ne suis même plus certaine de leur nom. Les capuches rouges, ou les pèlerines rouges je crois. Ils se réfugiaient dans les bois et brulaient des églises, avec les villages qui allaient avec. C’est ce qui est arrivé à mon village. Ils ont tout incendié et passé par le fil de l’épée ceux qui leur faisaient obstacle. »

Hallbresses sentit sa voix se mourir au fur et à mesure qu’elle parlait, sa gorge secouée d’infimes tremblements qui rendaient l’élocution de plus en plus difficile. Les souvenirs en question lui étaient terriblement désagréable, et elle se promit de se venger de Lanadria pour l’avoir forcée à les sortir du tombeau où elle les avait enterrés. Son regard chercha celui de Lanadria, pour savoir jusqu’où elle se devait d’aller dans les détails, mais l’aristocrate l’ignora royalement. La nécromancienne avait les yeux rivés sur le jeune homme jouant du violon, elle souriait en se déconnectant totalement de la conversation qui avait lieu à la table. Quand une fausse note passait, elle grimaçait un peu, sans perdre un rictus amusé. Toute son attention était happée ailleurs. Hallbresses se retint de souffler de lassitude. Ce qui lui restait de confiance envers les capacités de planification de Lanadria s’était évanoui. Comme les soldats, visiblement intéressés par son histoire la pressaient plus avant de questions, elle finit par se replonger dedans.

Hallbresses sentait en elle, emplissant ses entrailles, une rancœur acide contre les hérétiques d’une manière générale, et ceux là plus que tous les autres. Au fond d’elle, elle avait le sentiment que par leur faute, ou par leur existence, ils avaient marqué une rupture brutale et douloureuse dans le fil de sa vie, y introduisant une violence terrible à laquelle elle n’échapperait plus jamais. Cette malédiction courait littéralement dans ses veines.

C’étaient des soi-disant réformateurs, qui avaient fait parler d’eux pour leur interprétation de nombreux ouvrages philosophiques et politiques et pour la virulence avec laquelle ils décriaient l’autocratie et la théocratie. Inspirés par un certain philosophe du nom de Ponor Merylys, ils avaient mené des manifestations d’abord non violentes pour réclamer des réformes toujours plus radicales. Bien sûr les paladins s’étaient mis à les traquer, à leur fendre le crâne à coup de masse et à brûler les pamphlets philosophiques qui leur tenaient lieu d’évangiles. Alors ils s’étaient organisés comme des bandes de brigands, adoptant un uniforme rouge-sang terrifiant, finançant leurs activités sur des vols et du brigandage, allant souvent piller des villages entiers pour pouvoir sustenter leurs grandes bandes armées, et n’hésitant pas à brûler les maisons de ceux qui refusaient de collaborer. Ils avaient commencé à s’organiser en bandes militaires clandestines pour échapper à l’inquisition et se défendre, mais ils étaient rapidement devenus esclaves de ce système, obligés de se battre pour survivre et de justifier leur existence par la violence. Ils assassinaient des prêtres, égorgeaient les fidèles, extorquaient leurs biens aux paysans, et brûlaient des églises et des symboles sacrés, laissant parfois des hameaux ainsi désarmés sans prêtres et sans mages de lumière ni artefacts se faire dévorer par la nuit, submergés par les loups-garous morts vivants et autres vampires sans aucun moyen de se défendre. Mais quand les paysans s’opposaient à eux, les pèlerines rouges n’hésitaient pas à massacrer tout le monde par eux même plutôt que d’attendre que les créatures de la nuit fassent le travail. Ils brûlaient les maisons et exécutaient les gens par dizaines, tout en clamant qu’ils faisaient tout cela pour le bien du peuple et qu’un jour on les remercierait. Parfois, ils poussaient le vice plus loin. Ne voulant pas que les rumeurs de leurs exactions se répandent trop, ils prenaient soin d’égorger chaque témoin, y compris les enfants.

C’est précisément ce qui s’était passé au village natal de Hallbresses. Ils avaient tenté d’incendier une église en comptant sur le fait que les civils les laisseraient faire. Plusieurs paysans du hameau avaient aussitôt saisi leurs fourches et leurs faux pour leur barrer la route, et un combat s’était engagé. Le père de Hallbresses n’était pas du nombre de ceux qui avaient décidé de résister, mais des guerriers des pèlerines rouges étaient venus jusque chez lui pour défoncer sa porte, le tuer, et s’emparer de tous les objets de valeur. Puis leur meneur avait ordonné que tous les survivants soient massacrés et qu’on brûle le village tout entier pour que personne ne puisse remonter jusqu’à eux. Ils devaient craindre soit des représailles, soit un châtiment de leurs supérieurs. Quoi qu’il en soit, Hallbresses s’était retrouvée acculée. Ses parents morts avec une facilité déconcertante, si vite et si brutalement qu’elle n’avait pas eu le temps de réaliser ce qui se passait. Elle qui s’était toujours vue grandir dans ce village, vivre dans ce village, y faire sa vie et perpétuer sa famille. Elle n’avait jamais eu plus d’ambition que ça. Ces projets s’étaient retrouvés compromis, pour ainsi dire.

Le plus dur pour elle fut de faire le tri de ce qu’elle dirait et de ce qu’elle ne dirait pas. Bien sûr, elle ne situa pas exactement les événements dans le temps, et elle fit semblant d’être trop affectée pour raconter comment elle s’en était tiré. En vérité, elle se sentait blasée vis à vis de ces événements. La chose la plus horrible qui s’était produite ce jour là, c’est elle même qui l’avait perpétré. Même en sachant qu’elle aurait dû, elle ne parvenait pas à sentir de culpabilité ou de remords en se remémorant les hurlements et les déformations horribles des visages et des corps. Elle avait tué un homme, puis un autre, et un troisième, et un quatrième pour la route. Elle était habitée par tant de haine à ce moment là qu’elle ne pouvait pas sentir de pitié. Pourtant personne ne méritait vraiment de mourir de cette façon là, elle s’en doutait.

Quand elle eut terminé son récit, si bref et succinct fut-il, les soldats hochèrent la tête silencieusement, et lui commandèrent une nouvelle boisson pour la réconforter. Ils firent un commentaire sur la façon dont ces apostats qui rejetaient le culte de la lumière rejetaient pas là même la morale et faisaient preuve d’un pragmatisme écœurant. Hallbresses leur lança un regard de travers, et se retint de faire un commentaire sur le vampire crucifié juste devant l’auberge.

Leur instant de recueillement fut brutalement interrompu. Lanadria s’était levée entretemps pour aller parler au jeune violoniste. Avec assez d’insistance, et en convaincant les autres clients de lui laisser sa chance, elle parvint à obtenir qu’on la laisse prendre le violon. Avec un sourire mesquin, la langue légèrement tirée, la noble damoiselle accorda l’instrument, sifflant quelques commentaires sur l’incompétence du musicien. Puis elle se redressa avec une grâce et une candeur nouvelle, visiblement toute excitée.

« Cela fait depuis un temps atrocement long que je n’ai pas eu l’occasion de jouer du violon. Vous allez voir, tenez. »

Elle finit un verre de kvas qui trainait là, puis positionna précautionneusement l’instrument. Elle brandit l’archet avec un mouvement gracieux, comme pour faire étalage de toute son adresse, et commença doucement à jouer quelques notes.

Son air était à la fois empreint d’une pointe de tristesse et d’un rien de dansant. L’auberge se fit silence pour l’écouter jouer avec un sourire triomphant, puis d’un coup, elle commença à chanter, une voix un peu plus grave que d’ordinaire, mais qui se mêlait terriblement bien au son du violon. Elle adaptait son timbre, donnant l’impression qu’elle chantait sur le thème de la joie et de la gaieté mais avec un rythme et une musique attristée. Seulement, personne ne comprenait les paroles, car elle avait décidé de chanter dans une langue étrangère. Les syllabes légèrement grinçantes, comme le son du violon, les mots beaux mais rêches, lourds d’un sens qui était opaque pour son assistance médusée.

Tous la regardaient faire, conquis, surpris, et emportés par cet air. Hallbresses, pour sa part, n’en revenait pas. Elle se prit la tête dans les mains, et se retint de dire à voix haute « A-t-elle jamais entendu ou vu ce que c’était censé être que la discrétion ? »

Pendant que Lanadria faisait son numéro, le marchand et son fils, dans le fond de la salle, s’étaient levés, et sortaient l’air empressés. Au début, cela ne sembla qu’un détail aux yeux de Hallbresses, mais elle vit à un moment Lanadria tressaillir au beau milieu de ses paroles, manquer presque une note, mais se reprendre et retrouver l’harmonie de sa musique.

À ce moment, Hallbresses sut qu’il s’était passé quelque chose. Doucement, elle se redressa dans sa chaise et fit virevolter son regard vermeil acide dans tous les coins de l’auberge.

L’atmosphère n’avait pas changé. Pas beaucoup. Les clients devaient être au total une petite trentaine, tous armés. Lentement, Hallbresses porta sa main droite vers sa manche gauche.

Elle portait une tenue noire de tissu et de cuir, mais son bras gauche était recouvert par un réseau de lanières de cuir soigneusement enroulées autour de sa chair dans un motif proche d’une spirale. D’un doigt, elle défit une sangle au niveau du poignet, libérant les lanières de cuir qu’elle commença à dérouler doucement, révélant sa peau laiteuse.

Puis sa main se porta lentement vers sa dague qu’elle portait sous ses habits dissimulée dans une gaine au niveau du cœur.

Hallbresses était tendue intérieurement, mais son corps semblait étonnamment décontracté. Presque flasque. Les muscles amollis et tendres. Elle était prête au cas où la situation dégénérerait.

Bientôt, Lanadria parut empressée, même si elle semblait incapable d’arrêter sa représentation sur le champs, Hallbresses constata que l’esprit de sa compagne était ailleurs. Lanadria s’arrêta de jouer dès qu’elle le put, c’est à dire à un moment où cela ne semblait pas rompre son morceau, mais qui laissait tout de même à l’assistance la désagréable impression d’avoir raté une portion de l’œuvre. Après une seconde d’ébahissement, les clients de l’auberge applaudirent en chœur. La nécromancienne, parfaitement incapable de la moindre humilité, les salua sans s’incliner, remuant une main sans doute dans ce qui devait être la mode étrangère pour saluer son public, puis elle rendit nonchalamment son violon au jeune homme qui en était propriétaire sans se donner la peine de le remercier.

Toute l’attention était encore sur elle, quand elle décida de se diriger droit sur Hallbresses et lui indiqua aussitôt qu’elles devaient partir sur le champs. Hallbresses n’hésita pas, elle se leva immédiatement, ne saluant personne, glaciale comme un roc, elle se dirigea vers la porte et l’entrouvrit. Cependant le serveur étonné demandait :

« Vous partez déjà ? Nous avons des chambres vous savez, et les hérétiques ne seront sûrement pas là avant…

- Non, merci, je viens de me souvenir que mes affaires ne m’en laissaient pas le temps. Moi et ma compagne devons partir sur le champs. Hallbresses ! Ne laissez pas la porte entrouverte. Sortez vite. »

En effet, Hallbresses s’était immobilisée devant la porte ouverte, juste l’espace d’une seconde lui semblait-il, pour fixer avec surprise ce qui l’attendait dehors. À l’intérieur, on échangeait des regards interrogateurs, et on posa directement des questions à Lanadria sur ce départ si soudain. Elle ne répondit pas, et les convainquit maladroitement de ne pas s’en préoccuper.

L’instant d’après, les deux femmes étaient devant la porte de l’auberge, sous le regard muet du vampire crucifié, les deux morts-vivants, Oswald et Rufus, les attendant sagement. L’un d’entre eux avait sa capuche déchirée et tombée au sol, où gisait de même un corps noir embué de vermeil. Le cadavre du fils du marchand qui venait de quitter les lieux en hâte, le crâne ouvert par un choc violent. La carriole était toujours là mais les chevaux en avaient été détachés en hâte et le marchand avait pris la fuite sur l’un d’eux.

« Que s’est-il passé exactement ? » s’enquit Hallbresses à voix basse.

« Oh, vraiment c’est idiot et pourtant très fâcheux. Pendant que je jouais du violon et ne faisais pas attention, les deux hommes sont sortis de l’auberge et ont aperçu Oswald et Rufus. Ils ont eu des soupçons et l’un d’entre eux s’est même approché pour arracher la capuche de Rufus et dévoiler son visage. Étant concentrée ailleurs, je n’ai pas pu leur donner d’ordres plus précis, et même s’ils ont réussi à en avoir un, l’autre a pris la fuite. »

Hallbresses serra violemment les dents et tourna sa langue dans sa bouche pour ne pas insulter la nécromancienne. Elle souffla longuement et fort puis demanda :

« Que fait-on à présent ?

- J’ai bien peur qu’il ne nous faille fuir. Ah, comme j’aurais aimé profiter enfin des délices de la civilisation ! Las ! Il faudra encore attendre un peu.

- On fuit encore à travers la campagne ?

- C’est notre seule chance. À l’heure qu’il est, qui sait si notre témoin n’a pas déjà prévenu l’inquisition. Ils seront sur nos traces dans peu. »

Hallbresses retînt un juron, ferma les yeux pour se détendre, le visage tout entier tendu et crispé comme si ses muscles voulaient broyer la contrariété. Puis elle rouvrît ses paupières pour fuser un regard contrit vers le vampire.

« Et ça ?

- Moui, il serait inopportun qu’il indiquasse la direction de notre fuite au petit régiment qui se trouve ici. Je vais régler ça. »

Lanadria leva une main, et une substance éthérée se manifesta, trop noire pour que dans la pénombre on puisse la distinguer clairement. C’était une flammèche de noirceur irisée qui coulait de ses doigts à son poignet comme un serpent. Le vampire écarquilla les yeux et tenta faiblement de remuer, puis ses globes oculaires dont les iris étaient déjà d’une teinte étrange et opaline se mirent à virer très vite à un rouge monstrueux. Il eut une convulsion silencieuse, occultée par l’immobilité à laquelle ses bras et ses jambes étaient contraints, et dans de toute petites gerbes de sang ses deux yeux éclatèrent sous la pression magique de Lanadria, libérant une puanteur nécrotique des plus infâme.

La nécromancienne se frotta les mains d’un air flegmatique.

« Pour régénérer ses yeux il lui faudrait une bonne dizaine d’heures. J’ai pris la méthode radicale, puisque les vampires sont immunisés à la plupart de mes sorts. Maintenant partons sans bruits et il ne pourra rien indiquer à nos poursuivants. »

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