Prologue

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Le 22 octobre 2022 s’annonce comme une journée grise et pluvieuse. Avant de partir, je caresse doucement les oreilles de Maurice, mon fidèle compagnon à moustaches, pour lui dire au revoir. Je saisis mes clés et referme la porte derrière moi, le cœur légèrement serré par le message d’Iris reçu un peu plus tôt : « Viens. C’est urgent. »

Je n’ai pas répondu. Je me suis simplement levée, j’ai enfilé un manteau, et j’ai quitté l’appartement.

Mes pas écrasent les feuilles mortes détrempées, leur craquement discret ponctuant le silence humide de la ville. Dix minutes plus tard, j’arrive devant son immeuble. Je grimpe les marches lentement, comme si mon corps devinait déjà ce qui va se passer. Arrivée devant sa porte, je frappe doucement.

Quelques secondes s’écoulent. Puis la porte s’entrouvre.

Iris apparaît.

Son visage est pâle, les traits tirés, ses yeux embués d’un chagrin contenu.

— Iris… ! m'exclamai-je, submergée par une angoisse sourde.

— Alice… balbutie-t-elle, la voix brisée. Je… je suis désolée, mais… on doit en rester là.

Ses mots me percutent comme une gifle. Mon souffle se coupe. Je reste figée, incapable de formuler quoi que ce soit. Deux mois. Deux mois d’intimité, de complicité, de sourires, de silences partagés. Tout s’effondre, sans préavis.

Elle évite mon regard, comme si elle n’a pas le courage de soutenir le poids de ce qu’elle vient de dire.

Je veux parler, mais rien ne sort. Et puis, une pensée claire, glaciale, s’impose dans mon esprit : sa famille. Leur regard, leurs silences lourds, leur rejet. Depuis le début, j’ai redouté qu’ils finissent par briser ce que nous avions construit. Elle m’avait promis que rien ne pourrait nous séparer. Je l’ai crue.

— … Puis-je au moins savoir pourquoi ? parviens-je enfin à demander, d’une voix tremblante.

Elle détourne légèrement la tête, les larmes aux cils.

— Je n’en peux plus des menaces de ma famille… Ils m’épuisent. Ils m’effraient. Je suis désolée…

Je baisse les yeux, les bras ballants. J’ai entendu ce que je devais entendre. Pas plus. Je fais un pas en arrière.

— Attends, Alice… Je veux que tu comprennes… supplie-t-elle.

Je me retourne légèrement, un demi-sourire forcé étirant mes lèvres.

— Ne t’en fais pas, Iris… Je comprends.

Je descends les marches sans me retourner. Mes yeux brûlent, mais je refuse de pleurer. Pas pour ça. Pas maintenant.

Sur le chemin du retour, mes pensées dérivent vers nos souvenirs, que je dissèque avec un recul étrange. Est-ce vraiment de l’amour que j’ai ressenti pour elle ? Ou une forme douce d’attachement, un besoin de chaleur partagée, d’une présence bienveillante ? Oui, sa perte laisse un vide, mais ce vide n’est pas une plaie béante. Juste une absence. Un manque léger. Comme un livre interrompu avant la dernière page.

De retour chez moi, je glisse ma clé dans la serrure et pousse la porte. Maurice, fidèle à lui-même, accourt aussitôt, se frottant contre mes jambes avec un miaulement plaintif. Je le prends dans mes bras, enfouis mon visage dans son pelage chaud.

— Salut toi… dis-je doucement, comme si j’avais besoin d’entendre ma propre voix pour ne pas vaciller.

Je m’installe sur le canapé, le chat blotti contre moi. Il ronronne, une vibration apaisante dans ce silence que je ne cherche plus à fuir. Le temps passe, fluide, flou. Une heure, peut-être plus.

Quand je me lève, j’ai l’impression d’émerger d’un rêve brumeux. Je vais chercher mon ordinateur et m’installe à mon bureau. L’écran s’allume, froid, blanc. Je tape mon mot de passe, puis j’ouvre le dossier « Livre ».

Le dernier chapitre m’attend, figé dans son inachèvement.

Trente minutes plus tard, je suis toujours là, à fixer le curseur clignotant. Une fin tragique. Une sad end. Est-ce la bonne conclusion ? Est-ce la mienne ? Ou bien n’est-ce qu’un reflet passager de mon humeur ? Je n’en sais rien.

Je sais seulement que, ce soir, je n’ai plus peur d’écrire la fin. Même si elle fait mal. Même si elle ressemble étrangement à la réalité.

Cinq heures s’affichent sur le cadran lumineux de mon réveil. Maurice, fidèle à ses habitudes, vient miauler près de mon oreille pour m’indiquer que sa gamelle est désespérément vide. Il me tire du sommeil avec une précision agaçante. Je tente de me rendormir, me tournant et retournant sous la couette, mais rien n’y fait. Je capitule.

Je me lève à contrecœur, encore engourdie. Machinalement, je me dirige vers mon ordinateur. J’ouvre mon fichier, espérant y découvrir un élan d’inspiration nocturne, comme un miracle survenu pendant mon sommeil. Mais non. La fin de mon roman reste désespérément incomplète. Aucun mot ajouté depuis la veille. Le syndrome de la page blanche me guette, encore une fois.

Résignée, je prends une décision un peu impulsive : aller voir Axel. Il est à peine six heures du matin, il dort sûrement à poings fermés. Tant pis. Il m’aidera. Il n’a pas le choix.

Je m’habille rapidement. J’enfile mes collants à motifs de rose, une jupe noire plissée, et un pull rouge orné de lacets au décolleté. J’ajoute mon collier ras-du-cou, décoré de cerises et de perles blanches. En première boucle d’oreilles : deux petites cerises assorties. En seconde : une tige argentée suspendue à une cerise solitaire. J’attache un nœud papillon rouge dans mes boucles rebelles, disciplinées tant bien que mal avec les années. Je chausse mes Doc Martens, attrape mes clés, et dépose une dernière caresse sur Maurice avant de quitter l’appartement.

L’air vif du matin me saisit dès que je franchis la porte de l’immeuble. Il me réveille mieux que n’importe quel café. Je rejoins ma voiture, m’installe au volant et démarre. Les rues sont presque désertes, silencieuses. Vingt minutes plus tard, je me gare devant chez Axel.

— Bien, me voilà. Il a intérêt à m’aider à trouver une idée. Sinon, ces vingt minutes de route à six heures du matin n’auront servi à rien, marmonnai-je pour moi-même.

Je pousse le portail et monte jusqu’à sa porte. Je sonne trois fois d’affilée, déterminée à le faire émerger de son lit.

Des pas résonnent à l’intérieur, rapides, un peu agacés.

— Espèce de… Alice ?! s’écrie-t-il en ouvrant la porte. Tu as de la chance que ce soit toi, et que je t’aime bien, franchement.

— Moi aussi je t’aime, Axel. Maintenant, pousse-toi, il fait un froid de cannard dehors.

— Attends, laisse-moi réfléchir… Tu m’as quand même tiré du lit à sept heures… Je sais pas si tu mérites d’entrer, dit-il avec un sourire narquois.

— Tu as une tête affreuse. Allez, pousse-toi, insistai-je en posant les mains sur son torse pour le faire reculer.

Je me glisse à l’intérieur sans attendre de permission.

— Je suppose que tu n’es pas venue juste pour le plaisir d’admirer ma beauté matinale, ironise-t-il.

— Bien vu, Sherlock. Je suis en panne. Et j’ai besoin de toi.

— Une panne ? Attends, je fais un striptease, ça va sûrement débloquer la situation, répond-il avec un clin d’œil.

— Non… une panne d’inspiration, soupirai-je. Tu veux bien être sérieux deux minutes ?

Il m’attrape la main avec un soupir théâtral et me guide vers le salon.

— D’accord, je vais t’aider. Mais en échange, tu m’expliques ce qui ne va pas.

— Tout va bien, éludé-je, en sortant mon ordinateur.

Il lève les yeux au ciel, résigné.

— Très bien, ma vieille. Laisse faire le maître.

Il me fait asseoir sur le canapé, s’installe à côté de moi, et se plonge aussitôt dans la réflexion. Nous échangeons, improvisons, supprimons, écrivons. Les idées jaillissent.

Deux heures plus tard, le dernier chapitre est enfin bouclé. Mon roman a une fin. Grâce à lui.

— Mon Dieu, merci infiniment, soufflai-je, le cœur allégé, en lui faisant une pichenette sur le front.

— De rien, mamie, ricane-t-il, fidèle à son humour mordant.

Je reste silencieuse un moment, puis, dans un souffle :

— Iris m’a quittée.

Il se fige, pris de court.

— Euh… transition brutale, non ?

— Tu voulais savoir ce qui n’allait pas.

— Certes, mais j’aurais aimé un peu de préambule, répond-il doucement, avec un sourire désarmant. Écoute, en tant que meilleur ami officiel et légitime, je décrète qu’on passe la journée ensemble.

.__.

— Bon, il est vingt heures, je vais rentrer.
— Tu peux rester si tu veux, propose Axel, haussant les épaules.
— Non, Maurice m’attend.
— Ah, je vois… donc un pauvre chat passe avant moi ? Très bien.
— Répète ça, espèce de tête de nœuds, dis-je en plissant les yeux, un sourire en coin.
— Allez, du vent, mamie, réplique-t-il en agitant les mains comme un vieillard dramatique. Le geste est si grotesque qu’un rire m’échappe malgré moi.

Je referme la porte derrière moi, le claquement résonne un peu trop fort dans la nuit déserte. Je descends les marches et sors sur le trottoir. L’air est plus froid que tout à l’heure. Je frotte mes bras pour me réchauffer, balayant les alentours du regard.

Où est-ce que j’ai garé cette fichue voiture ?

Je fais quelques pas, hésite. Puis je l’aperçois enfin, un peu plus loin, partiellement dissimulée derrière une camionnette. Je m’y dirige, mais un bruit étrange me fait ralentir. Un souffle… court. Un gémissement étouffé.

Je m’arrête net. Mon regard se tourne vers une ruelle plongée dans l’ombre. Je n’y vois presque rien, mais un mouvement m’y accroche. Quelqu’un… penché sur quelqu’un d’autre.

Je plisse les yeux.
Une lame. Un éclat métallique.
Du sang.

Le choc me cloue sur place. Mes pensées s’embrouillent. Ma respiration s’accélère, résonne dans mes tempes. J’essaie de reculer lentement. Un pas. Puis…

CRAC.

Le bruit sec d’une branche brisée explose sous mon pied.
Le silence se fige.
Il tourne la tête. Lentement.
Nos regards se croisent.

Ses yeux sont d’un calme glacial. Inhumain.

Une décharge traverse mon corps. Je pivote, mon cœur cognant à m’en briser les côtes. Je cours. Mes docs martèlent le bitume, les échos s’entrechoquent contre les murs.

TAP. TAP. TAP.

Ses pas. Il court lui aussi.

Je n’ose pas me retourner. Mes jambes hurlent, mon souffle est un feu dans ma gorge.
Ma voiture. Elle est là. Elle m’attend.

J’atteins la portière, l’ouvre avec fracas, me jette à l’intérieur.
Mes mains tremblent. Je tire la porte, claque le loquet.
Encore. Encore. Je verrouille toutes les portières.

Mes doigts peinent à insérer la clé. Elle glisse. Glisse encore.
Enfin, elle tourne. Le moteur rugit. Je démarre à toute vitesse, les pneus crissent, déchirant le silence.

Je m’éloigne, les phares dévorant la nuit. Mon regard accroche le rétroviseur.
Rien.
Personne.

Mais j’entends encore ses pas. Le bruit court dans ma tête.

TAP. TAP. CRAC.

Encore ce craquement, comme s’il était toujours là, juste derrière moi.

Je roule. Longtemps. Trop vite. Mon souffle saccadé cogne dans mes oreilles comme un métronome fou.
Finalement, mon immeuble.

Je sors, les clés déjà en main, chaque ombre me fait sursauter. Je monte, je verrouille la porte derrière moi. Une fois. Deux fois. Trois fois.

Silence.

Je tombe sur le canapé. Mon cœur bat encore trop fort. Mes mains tremblent.
Je reste là un moment. Puis j’attrape mon téléphone. Mes doigts hésitent, effleurent l’écran.
Je compose le 17.

Bip… Bip…

— Police secours, j’écoute.

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