Chapitre 2

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Mathieu
22 mai 2023

Je relève les yeux de ma tablette lorsque le tintement délicat du carillon résonne dans la pièce, entonnant sa mélodie familière. Axel, l’un de mes clients les plus assidus et, il faut l’admettre, l’un des plus bavards franchit le seuil avec son enthousiasme habituel et ce sourire éclatant qu’il arbore comme un étendard.

— Bonjour, bonsoir ! lance-t-il d’un ton qui hésite entre l’exubérance et l’insolence.

Je ne daigne lever les yeux qu’un bref instant.

— Vous n’êtes point à l’heure, dis-je, le ton neutre, sans détourner mon attention de l’écran.

Il consulte sa montre avec la rapidité d’un prestidigitateur, puis relève le menton, triomphant.

— Si, pile à l’heure même !

Je retiens un soupir, le plus discrètement possible.

— La véritable ponctualité, mon cher Axel, consiste précisément à se présenter quelques instants avant l’heure convenue. C’est là une marque subtile mais infaillible de distinction… et de respect.

Je fais pivoter la tablette dans sa direction, révélant le dessin final de son futur tatouage : un kraken majestueux, aux tentacules savamment entrelacés, chaque courbe minutieusement travaillée. Comme je l'escompte, sa réaction ne se fait guère attendre.

— Tu gères, comme d’hab ! s’exclame-t-il avec une sincérité désarmante.

Je plisse légèrement les yeux, esquissant malgré moi un soupir amusé.

— Je vous prierai de bien vouloir vous rendre à l’arrière. Je vous y rejoindrai dans les plus brefs délais, une fois mes instruments convenablement disposés.

Lorsque je le retrouve, quelques instants plus tard, il est déjà allongé, torse nu, le regard fixé au plafond, l’air faussement détendu.

— Êtes-vous absolument certain de vouloir apposer cette œuvre précisément sur les côtes ? demandai-je, sceptique.

— Oui, bien sûr ! répond-il… mais sa voix trahit une incertitude manifeste.

Je le fixe un moment, scrutant son expression. Axel, bien qu’habitué à l’aiguille, semble aujourd’hui étrangement nerveux.

— Permettez-moi de vous dire, Axel, que vous ne m’offrez guère l’image d’un homme convaincu de son choix.

Il se gratte l’arrière de la tête, esquissant ce sourire gêné qui lui est propre.

— Bon… OK. J’avoue. En fait, ce n'est pas vraiment pour moi. C’était… disons… une condition que m’a imposée une amie pour qu’elle accepte de venir avec moi à une soirée.

Je fronce légèrement les sourcils, intrigué.

— Je n’ai pas l’honneur de connaître cette demoiselle, mais permettez-moi d’émettre une hypothèse : il s’agissait fort probablement d’une boutade.

— Peut-être, ouais… Mais écoute : si Alice me voit avec un tatouage sur les côtes, elle ne pourra pas refuser. Elle est comme ça.

Je me contente de secouer la tête avec lenteur, résigné. Axel est une énigme mouvante, une contradiction à lui seul, oscillant sans cesse entre impulsivité désarmante et logique qui ne répond qu’à lui-même.

Quatre heures et trente minutes plus tard, la première séance prend enfin fin. Axel se redresse lentement, une main appuyée contre ses côtes endolories, l’autre caressant distraitement l’encre encore fraîche, le regard fixé sur le miroir.

— Ainsi, nous convenons de nous retrouver le lundi premier juin, à l’occasion de la seconde séance, n’est-ce pas ? proposai-je tout en rangeant mon matériel avec précision.

— Lundi, ça me va.

— Quatorze heures, en toute ponctualité ?

— Impeccable. Lundi, 14h, sans faute !

Je hoche lentement la tête. Axel quitte l’atelier, fidèle à lui-même, arborant ce sourire contagieux dont il semble incapable de se départir. Je reprends mes préparatifs, prêt à accueillir le client suivant.

.__.

La journée s’écoule paisiblement. Une fois mon dernier rendez-vous achevé, je saisis ma canne, verrouille le salon, et m’en retourne chez moi. À peine ai-je franchi le seuil de l’appartement que je suis accueilli par Sasha, visiblement en proie à une agitation incontrôlée.

— Sasha, respire… reprends-toi.

— Bordel, ça fait une heure que tes clients russes me menacent !

Son regard est écarquillé, ses mains tremblent. Mon expression se ferme aussitôt.

— Quelle est la nature de leurs exigences ? demandai-je, le ton calme mais sans appel.

Il hésite, encore essoufflé, comme s’il peinait à formuler des mots cohérents.

— Je…

— Veuille inspirer profondément, dis-je en posant une main apaisante sur son épaule. Tu dois retrouver ta sérénité. Cela ne sert à rien de céder à la panique.

Je lui accorde quelques secondes pour rassembler ses esprits.

— Ils veulent te voir. Ce soir. Dans une heure. À l’endroit habituel… je crois. L’un d’eux parlait de façon étrange. Il riait… Je crois même qu’il était en train de se faire sucer en me parlant, ajouta-t-il avec un rire nerveux.

Quel manque de tenue.

— Ne disposes-tu donc d’aucune information plus précise à cet égard ?

— Si… Ils ont une nouvelle victime pour toi.

— Fort bien. Je vais partir sans délai. Sasha, il est temps de cesser de te laisser emporter par la panique.

— Et si jamais… il t’arrivait quelque chose ?

— Tu ne seras en droit de t’inquiéter que si, passé un délai de deux heures, je ne suis pas rentré.

Je quitte l’appartement sans plus attendre. Le lieu de rendez-vous n’est guère proche, et je dois m’y rendre sans perdre de temps.

Sur la route, mes pensées dérivent vers Sasha… vers nos débuts. Le nom surgit, brutal : Timothée. Le premier. La première personne que nous avons tuée ensemble. L’initiation sanglante de notre étrange partenariat.

Je revois avec une clarté troublante ce moment précis : la serrure que Sasha, fébrile mais déterminé, avait réussi à crocheter ; le claquement sourd de la porte que l’on referme comme on referme un piège. Timothée, affalé sur son canapé, hypnotisé par une émission quelconque, n’avait rien vu venir. Son sursaut, sa terreur, ses yeux écarquillés. Je n’avais pas hésité : un couteau lancé, parfaitement ajusté, s’était fiché dans sa cuisse, l’obligeant à se rasseoir.

Je m’étais approché pour porter le coup fatal, mais Sasha m’avait arrêté, son visage illuminé d’un enthousiasme macabre.

— Attends… On devrait immortaliser ça. Une photo, pour marquer le coup. C’est notre première, après tout.

Nous nous étions assis de part et d’autre de Timothée, qui sanglotait doucement, et Sasha avait pris le cliché. Je me souviens de son sourire. Triomphant. Rayonnant. D’un éclat presque enfantin.

Je murmure, presque pour moi-même, alors que je pénètre dans l’ombre de la nuit :

— Quels souvenirs… d’une beauté incomparable.

Après vingt minutes de route, j’atteins enfin ma destination. Trois hommes en costume sombre m’attendent sur le trottoir, leurs visages figés dans une expression d’impassibilité factice. Un simple signe de tête m’invite à les rejoindre. Parmi eux se trouve John celui qui, d’ordinaire, supervise ces missions dégénérées.

— Nous parlerons à l’intérieur, déclare-t-il d’un ton glacial.

Je lui emboîte le pas, traversant les portes crasseuses d’un club de strip-tease. Le lieu pue la décadence, chaque recoin exsude l’indignité. Des femmes, exhibées comme des marchandises, y subissent humiliations, insultes et brutalités, sous le regard avide d’hommes se croyant tout permis. Une pensée s’insinue dans mon esprit : aucune d’entre elles n’a choisi cela. Pas dans de telles conditions.

Mes pas résonnent sur le sol, accentués par le claquement sec de ma canne, martelant ma répugnance d’un rythme volontairement appuyé. On me conduit à une table isolée, en retrait de la scène, loin du tumulte vulgaire.

— Je n'ai que fort peu de temps à consacrer à cette affaire, dis-je d’un ton sans appel. Je vous prierai donc d’éviter toute digression superflue.

Je fixe tour à tour chacun d’eux, mon regard acéré ne tolérant aucune contestation.

Alors que je m’apprête à entendre leur requête, une jeune femme traverse la salle, portant un plateau de verres garnis de vodka. Sa beauté est saisissante, mais ternie par une terreur palpable. Elle tremble. Ses yeux fuient les regards. Lorsqu’elle dépose timidement les verres, les trois hommes la sifflent grossièrement. Elle tente de se retirer, mais leurs rires redoublent de bassesse.

— Toujours bloqué au Moyen Âge, celui-là, ricane l’un d’eux, dans un français approximatif.

Les deux autres rient à leur tour, incapables même d’insulter correctement. Leur ignorance est presque plus alarmante que leur cruauté. Je suis habitué à leur idiotie et leur incapacité à me comprendre.

— C’est elle, finit par dire John en glissant une photographie sur la table.

Je saisis le cliché. Une jeune femme, vingt ans tout au plus, aux longs cheveux châtain bouclés ornés de mèches violettes. Son regard, brun et vide, semble trahir une lassitude profonde. Sa peau d’albâtre contraste avec des vêtements élégants, visiblement taillés sur mesure. Chaque détail suggère une proie inhabituelle.

— Cinq cent mille, annonce John, d’un ton détaché.

Un sourire, à la fois amusé et méprisant, étire mes lèvres. Je tire lentement trois de mes couteaux, les faisant tourner entre mes doigts avec aisance.

— Je réclame le double, déclarai-je posément. Après tout, je n’ai guère de respect pour des commanditaires aussi grossiers que vous. Et un… malheureux incident peut toujours survenir, d’une rapidité déconcertante.

Un des hommes, plus jeune et visiblement impulsif, frappe la table de ses deux mains. Avant même qu’il n’ouvre la bouche, ma lame perce sa paume. Son hurlement résonne dans la pièce, tranchant net les éclats de rire.

Je laisse tomber ma canne, la saisis par son extrémité inférieure et, d’un mouvement fluide, j’utilise le pommeau sculpté en forme de corbeau pour agripper John par le col.

— Voici le dilemme qui s’offre à vous ,murmurai-je, si bas qu’il lui faut tendre l’oreille. soit vous doublez la somme et je procède à ma tâche, soit je me vois contraint de vous priver de vos mains et de me retirer sans autre forme de procès.

John tente un rire nerveux, mais ses yeux se posent sur son acolyte, blême de peur, la main en sang. Le masque tombe. Il cède.

— D’accord… marché conclu. Un million.

Il me tend une mallette contenant la première moitié. Le reste me sera remis, comme de coutume, une fois l’acte accompli. Je récupère la photographie, me détourne et quitte ce lieu infâme sans un mot, impatient de m’extirper de cette atmosphère viciée.

.__.

De retour chez moi, je m’effondre dans mon fauteuil, éreinté.

— Cette journée a largement éprouvé mes ressources, soufflai-je.

— Alors ? Qu’en est-il ? demande Sasha, l’air attentif.

—On m’a remis un portrait de ma cible. Je te la transmettrai demain, afin que tu puisses procéder à la collecte des informations requises.

Sasha hoche la tête, déjà concentré.

— Ça faisait un moment que cette mafia ne te sollicitait plus. Ça doit être sérieux.

— Assurément. Toutefois, je n’éprouve que peu d’enthousiasme à prolonger indéfiniment cette tâche vaine. Demain, Sasha, je te charge de surveiller la cible avec la plus grande rigueur. Dès que tu auras collecté les informations essentielles, je te prie de me les transmettre sans délai, et nous agirons de manière décisive et efficace.

Sasha
23 mai 2023

J’ouvre péniblement les yeux, encore englué dans les brumes du sommeil. Il est huit heures. Mon téléphone vibre doucement dans ma main. Je reste allongé quelques secondes, luttant contre l’envie de sombrer à nouveau, puis je finis par me lever à contrecœur. La mission du jour ne souffre aucun retard. Je me prépare rapidement, puis j’envoie un bref message à Mathieu pour lui signaler le début de ma surveillance.

Mathieu… Ce nom évoque bien plus qu’un simple partenaire. Il est mon guide, mon modèle, mon maître. Depuis mon enfance, il est toujours là. À l’école, je suis le souffre-douleur, le gamin fragile qu’on piétine sans jamais lever les yeux. Une fille tente bien de me défendre, mais ça ne change rien. Puis il y a lui. Mathieu. Un an de plus que moi. Il met à terre mes bourreaux avec une précision glaciale et un calme qui force le respect.

C’est un soulagement, certes, mais fugace. Le lendemain, les brimades redoublent, plus sournoises encore. Alors, poussé par une rage mêlée de désespoir, je le supplie de m’apprendre à me défendre. Ce qu’il fait. Mais ce qu’il m’enseigne va bien au-delà de la simple autodéfense. Il m’ouvre une autre voie, plus radicale, plus obscure.
« Si tu veux que ça s’arrête vraiment, il faudra les éliminer. »

Je pense qu’il plaisante. Jusqu’à ce qu’un de mes harceleurs trouve la mort dans un soi-disant accident. Je ressens une joie fulgurante, presque obscène. Quand je le lui raconte, il dit simplement :
« Dis merci. »
Je ne comprends pas sur le moment. Mais plus tard, dans le silence nocturne, la vérité me frappe comme une évidence : c’est lui. Il a agi pour moi.

Je sors de mes pensées en levant les yeux vers le ciel gris. Mon regard se baisse à nouveau… et je les aperçois.

Elle est là.
Assise sur un banc, aux côtés d’un type que je reconnais aussitôt. Ce blondinet, c’est Axel. Un visage familier. Il me contacte plusieurs fois, sur recommandation de Mathieu, pour des shootings — il est mannequin. Mais c’est elle qui attire toute mon attention.
Son visage me semble étrangement familier. Je plisse les yeux. Ses traits sont fins, délicats, presque irréels. Puis j’entends son prénom, tombé au hasard d’une phrase d’Axel.
— Allez, Alice, viens avec moi. Tu verras, ce sera super ! Et puis ça te changera les idées, t’en as bien besoin. Ne le nie pas, insiste-t-il, presque suppliant.
— Je ne sais pas… J’ai encore tellement de boulot. Je dois finir mon livre d’ici le mois prochain, dernier délai.

Alice. Alice Roy.
Et là, tout revient. On est dans la même classe en quatrième. Une fille effacée, silencieuse, que personne ne remarque… sauf moi. Car elle ose faire ce que personne n’a le courage de tenter : me défendre. Un jour, elle menace mes agresseurs, les yeux remplis d’une détermination que je n’oublierai jamais.

Les Roy sont une famille connue. Riche, influente… et crainte. Les rumeurs vont bon train. Des murmures disent qu’ils descendent du diable lui-même. Après cet incident, elle disparaît pendant une semaine. On raconte qu’elle a été sévèrement punie pour avoir pris la défense d’un « moins que rien » comme moi.

À son retour, elle n’est plus la même. Son regard est vidé, son éclat éteint. Une coquille, voilà ce qu’il en reste. Pourtant, elle est la seule à qui je pardonne vraiment dans cette foutue classe.

Une heure plus tard, Axel et elle se saluent, puis prennent des chemins différents. Je reprends ma filature, à distance. Elle n’a pas de voiture. Cela veut dire qu’elle vit dans les environs.

Soudain, en fouillant dans son sac, elle laisse tomber ses clés. Une occasion se présente. Je m’approche d’un pas mesuré, calculé. Peut-être qu’elle me reconnaît. Et si ce n’est pas le cas… j’ai appris depuis longtemps à entrer là où je ne suis pas invité.
— Excusez-moi ! Mademoiselle ! criai-je en ramassant les clés.
Elle se retourne, légèrement méfiante.
— Oui ? répond-elle, incertaine.
— Vous avez laissé tomber ceci, dis-je en lui tendant les clés avec un sourire aussi sincère que possible.
— En effet, merci ! répond-elle, puis elle me fixe avec plus d’attention. Votre visage me dit quelque chose…

Mon cœur accélère légèrement. Une étincelle dans ses yeux. Elle m’a reconnu.
— Mais oui ! Sasha Harley, le photographe dont Axel me parle tout le temps !
Je reste un instant interdit.
— Il… il vous a montré une photo pour que vous me reconnaissiez ?
Elle éclate d’un rire doux, presque moqueur.
— Non, j’avais demandé ses coordonnées, et il m’a transmis votre nom. Par curiosité, j’ai visité vos réseaux. Vous avez un sacré style, j’aime beaucoup.

Je sens une chaleur étrange me gagner. Je décide de pousser un peu plus loin.
— Si vous avez un instant, on pourrait en discuter autour d’un verre ? Pour ce projet photo ?
Elle secoue doucement la tête.
— Appelez-moi Alice. Mais je suis désolée, je dois régler quelque chose d’urgent. J’ai votre numéro. Je vous recontacterai très vite pour fixer un rendez-vous.

Sur ces mots, elle tourne les talons et disparaît dans la rue. Je reprends ma filature, plus discret que jamais. J’en saurai bientôt plus. Sur ses habitudes. Son tempérament. Et surtout… son adresse.

Mathieu
23 mai 2023

Je m’éveille lentement, l’esprit encore engourdi, les pensées flottant comme des brumes matinales. D’après le message que Sasha m’a laissé, il est parti il y a deux heures déjà. La perspective d’un début de journée paisible me réconforte. Une routine familière s’impose : je m’extirpe des draps avec une lenteur mesurée, puis me dirige vers le salon, traînant légèrement les pieds, non par lassitude mais par habitude.

Je m’installe à la table, saisis une feuille de papier vierge, un crayon bien taillé, et me plonge aussitôt dans la création du croquis qu’un client m’a récemment commandé pour un tatouage. Le dessin est un acte méditatif. Chaque trait posé est une décision, chaque courbe une respiration. Une heure passe ainsi, dans un silence sacré, jusqu’à ce que je considère mon œuvre achevée. Satisfait, je m’accorde le plaisir de la contemplation.

Mais le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvre doucement interrompt cette bulle de sérénité.

Je lève les yeux. Sasha vient d’entrer, l’allure fière, presque triomphale. Il tient son appareil photo comme un trophée, le regard brillant d’une excitation contenue.

— J’ai des informations qui vont te plaire, annonce-t-il avec un sourire en coin.

— Je t’écoute, dis-je calmement, tout en reposant mon crayon.

Il s’installe face à moi, le geste assuré, et entame son rapport avec une ferveur presque enfantine.

— Elle s’appelle Alice Roy. Vingt-deux ans. Un mètre soixante-cinq. Elle habite dans la résidence juste en face du salon. Une coïncidence… fascinante, non ?

Il dépose un paquet de photographies sur la table, soigneusement empilées. Il continue :

— Je l’ai prise sous tous les angles profil, de face, de dos pour ne laisser place à aucun doute. Ah, et le clou du spectacle : elle est la meilleure amie d’Axel. Oui, ce Axel. Ton client préféré.

Il s’interrompt, une lueur espiègle dans le regard, puis ajoute :

— Détail annexe, mais qui m’a frappé : ses vêtements étaient couverts de poils de chat. Elle doit en posséder un. Bon, je ne sais pas si ça change grand-chose, mais… on ne sait jamais.

J’esquisse un sourire devant tant de zèle, mais une information retient particulièrement mon attention.

— Une relation proche avec Axel, dis-tu ? Voilà qui ouvre des perspectives intéressantes. Il me semble que nous devrions accélérer le déroulement de notre petite mise en scène.

Je me lève, traverse la pièce, et récupère mon téléphone sur le meuble. En quelques gestes, je trouve le contact du jeune mannequin dans mon répertoire et lance l’appel.

— Allô ? s’exclame la voix légère d’Axel.

— Axel, mon cher, j’ai une excellente nouvelle à vous annoncer.

— Je t’écoute ! répond-il avec son entrain habituel.

— Une disponibilité vient de se libérer, de manière tout à fait imprévue. Je peux vous recevoir le 25, à quatorze heures précises. Cela vous conviendrait-il ?

— Quelle chance ! C’est parfait pour moi. À très vite !

Je mets fin à l’appel d’un simple glissement de doigt, puis repose mon téléphone avec soin. Lorsque je me retourne, je croise le regard perçant de Sasha, qui me fixe, intrigué.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je, un brin amusé par son expression.

— Tu viens d’annuler un rendez-vous prévu ? s’enquiert-il, mi-surpris, mi-fasciné.

— Non, rétorquai-je posément. Cette plage horaire n’avait été attribuée à personne. Elle devait, en théorie, m’être consacrée. Un jour de repos, comme il se doit.

Je marque une courte pause, songeur, avant de conclure d’un ton plus grave :

— Mais certaines affaires, Sasha, méritent d’être traitées sans délai. Celle-ci en fait indiscutablement partie.

Mathieu
25 mai 2023

Aujourd’hui, l’heure n’est plus à l’observation : elle est à l’action.

Je m’habille avec sobriété, presque avec austérité pantalon noir, chemise unie, pas un détail superflu. La simplicité est parfois la forme la plus efficace de dissimulation.

Je quitte mon appartement sans me presser et me rends à mon salon. En arrivant, je déverrouille la porte d’un geste précis, traverse l’espace d’accueil et m’installe dans l’arrière-salle le véritable sanctuaire, là où l’encre et la peau scellent des fragments d’histoire.

Je commence ma préparation avec le soin d’un chirurgien : désinfection, aiguilles stérilisées, pots d’encre alignés selon un ordre que moi seul comprends. Tout doit être impeccable. Ce rituel n’est pas qu’un protocole d’hygiène : c’est une mise en condition, une invocation silencieuse du calme nécessaire à ce que je m’apprête à accomplir.

Une seule pensée trouble encore la surface lisse de mon esprit : Axel. Plus précisément, la façon dont je pourrais orienter subtilement la conversation vers Alice sans éveiller le moindre soupçon.

La sonnette retentit.

— Bonjour ! lance Axel avec son enthousiasme coutumier.

— Axel, tout est désormais en ordre. Je vous prie de bien vouloir prendre place.

Il entre d’un pas décidé, ôte son tee-shirt, puis s’allonge sur la table sans se faire prier. Il a cette désinvolture de ceux qui ne redoutent rien. Les inconscients sont toujours les plus faciles à diriger.

— Étant donné votre tolérance à la douleur, dis-je en ajustant les aiguilles, il me semble qu’il nous faudra au minimum trois séances pour finaliser cette pièce. Nous programmerons les suivantes en temps voulu.

— Aucun souci. D’ailleurs, j’ai une question pour la prochaine séance : une amie aimerait venir. Ça te pose problème ?

— Pas le moins du monde. Vous faites comme bon vous semble.

Il hésite brièvement, le regard fuyant l’espace d’une seconde, puis ajoute :

— Elle écrit des romans d’horreur. Son prochain personnage est tatoueur. Elle voudrait te poser quelques questions.

Je lève à peine les yeux, ajustant un flacon d’encre.

— Et puis-je connaître le nom de cette future experte en fiction ?

— Alice. On sort demain soir en boîte ensemble.

Le nom résonne dans ma mémoire comme une pièce glissée dans une serrure. Je me retiens de sourire. Voilà une information aussi précieuse que inattendue. Je dois à Axel sa loquacité presque candide.

— Vraiment ? Est-ce cette même Alice qui vous a inspiré ce tatouage sur les côtes ? demandai-je d’un ton neutre, tout en fixant son regard.

Il acquiesce en silence, un sourire mystérieux étirant ses lèvres. Rien de plus. Rien de moins.

Cinq heures plus tard, le dessin du kraken s’étend sur sa peau, monumental, prêt à recevoir l’ancrage dans une prochaine séance.

— Nous en avons terminé pour aujourd’hui, dis-je en retirant mes gants. Que diriez-vous du 17 juin pour la suite ?

— Ça devrait aller. Sinon, je te contacte pour ajuster.

Il se rhabille, me salue, et quitte le salon avec la même légèreté qu’à son arrivée.

Une fois seul, je ferme les verrous. Je n’étais, en théorie, pas censé ouvrir aujourd’hui. Mais certaines opportunités ne se présentent qu’une fois, et celle-ci… était bien trop précieuse pour être ajournée.

Mathieu
1er juin 2023

— Il est précisément vingt-et-une heures. Sasha, aurais-tu l’amabilité de me transmettre l’adresse de l’établissement, je te prie ?
— Je te l’envoie tout de suite, répond-il en pianotant nerveusement sur son téléphone. Voilà. Bonne chance… Mais, tu es certain que ça ira ?
— Absolument.
— Tu es vraiment sûr ? Je veux dire, les vigiles vérifieront ta canne, et comme tu as perdu celle dépourvue de lame… tu ne pourras pas la prendre. On ne sait pas combien de temps la soirée peut durer…
— Quelle que soit la durée de l’épreuve ou l’intensité de la douleur, je mènerai ma mission à son terme.

Je quitte mon domicile sans plus attendre. Installé dans ma voiture, je saisis l’adresse transmise et lance l’itinéraire. Le trajet s’effectue sans incident. J’arrive devant l’établissement : une boîte de nuit sans charme, dont la façade dissimule les excès nocturnes. Il est vingt-deux heures quarante. L’ouverture officielle n’aura lieu qu’à vingt-trois heures. Je reste à l’intérieur du véhicule, dans l’ombre, les yeux rivés sur l’entrée.

Le temps s’étire. Puis enfin, à vingt-trois heures quarante-six, je l’aperçois. Alice. Elle est accompagnée d’Axel.

Je sors immédiatement, déterminé, et me dirige vers l’entrée.

.__.

Je me réveille, le crâne encore brumeux, les souvenirs diffus. Il est quatre heures du matin. Mon téléphone clignote faiblement. En tournant la tête, mon regard se pose sur Alice, paisiblement endormie, nue sous les draps froissés.

Je me lève avec précaution et commence à me rhabiller. Mes gestes sont mécaniques. Dans mon manteau, mes poignards reposent, fidèles et silencieux. Alors que je m’apprête à partir, mon regard est attiré par un détail insolite : le coin d’un manuscrit dépasse de son sac à main.

Je me permets une entorse à ma rigueur habituelle et l’ouvre. Sur la première page figure la liste complète de ses œuvres. Mon cœur rate un battement. Sujet 66. Mon livre préféré. Je relis plusieurs fois, incrédule. Tout concorde : Alice Roy n’est autre que l’auteure anonyme de ces textes qui m’ont tant marqué.

Un frisson parcourt mon échine. Mes doigts, déjà refermés sur la lame, se crispent. Je m’approche d’elle, fasciné, le poignard effleurant la peau de son bras dans un geste presque tendre. Mais l’instant se fige. Un dilemme s’impose, impérieux.

Comment pourrais-je ôter la vie à celle qui m’a offert tant de clairvoyance à travers ses mots ? À celle dont les descriptions de meurtriers ont façonné mes propres pulsions ?

Je recule. Lentement, je rengaine la lame et rassemble mes affaires. Je quitte la chambre sans bruit, non par compassion, mais par révérence.

.__.

— SASHA.
— Hein ? Quoi ? balbutie-t-il, à moitié endormi, les cheveux en bataille.
— Je requiers ton assistance immédiate.
— Qu’est-ce que… Ça ne s’est pas passé comme prévu ?
— Les événements ont d’abord suivi une progression idéale. Mais au moment d’accomplir l’acte final, j’ai découvert, avec une stupéfaction que je ne saurais formuler, qu’Alice était l’auteure des œuvres qui occupent la plus haute place dans ma bibliothèque mentale.
Sasha se redresse lentement, clignant des yeux, l’air ahuri.

— Tu veux dire… celle ? Celle dont tu me parles depuis des mois, dont tu cites les chapitres par cœur ?
— Ton exagération est quelque peu déplacée… Mais l’essentiel est exact.
— Et donc, tu t’es dit : "Pas touche à l’autrice sinon pas de tome suivant". Génial.
— Pourquoi me dévisages-tu ainsi ?
— MAIS T’ES DINGUE ! Tu étais censé ramener une preuve de sa mort cœur extrait, photo du cadavre, tout le package. Si tu ne le fais pas, les clients russes vont te réduire en miettes ! Et, excuse-moi, mais même toi tu ne pourras pas survivre à ça : ils sont trop nombreux !
- Reste calme, c’est précisément à ce moment que ton intervention est requise. Fort de tes remarquables talents d’investigation, je te prie de m’identifier une personne présentant des similitudes notables avec elle

— Tu crois vraiment que ça court les rues, une fille avec une tête d’autrice gothique introvertie ?
— Ils ignorent son apparence actuelle. La seule photographie en leur possession date d’au moins deux années. Avec un maquillage habile et un stylisme étudié, il est tout à fait envisageable de duper leurs attentes.
— Super. Génial. Je pars tout de suite alors…

Il se lève en soupirant, se dirige vers sa penderie, attrape une veste, son appareil photo, et disparaît dans l’escalier. Je demeure seul, impassible, attendant patiemment son retour.

Deux heures plus tard, la porte s’ouvre. Sasha entre, le visage grave. Il me tend trois photos.

— Aucune d’elles ne ressemble exactement à Alice… Mais avec un bon maquillage, un éclairage étudié, et une mise en scène adéquate, ça pourrait faire illusion.

Je m’approche, examine les clichés avec soin, puis désigne l’une d’elles d’un geste précis.

— Parfait. Celle-ci. Je suppose que tu disposes de son adresse ?
— Tu me prends pour un amateur ? Évidemment.
— Excellent. Conduis-moi, je te prie, dis-je en lui lançant les clés de la voiture.

.__.

— C’est ici.
— Très bien. Enfile les gants. Ton attitude désinvolte est indigne, presque enfantine.

Nous descendons de la voiture. Par chance, la cible habite une maison individuelle, ce qui simplifiera grandement l’opération. Sasha me devance, s’accroupit devant la porte et commence à crocheter la serrure avec une dextérité rodée. La porte s’ouvre dans un grincement discret.

À l’intérieur, la femme est assise à une table, absorbée dans un quelconque ouvrage. Le bruit de la porte la fait se retourner une seconde de trop. D’un geste fulgurant, mon couteau fend l’air et vient se loger dans son front, net, précis. Son corps s’effondre sur le sol, inerte.

— Sasha, je te serais reconnaissant d’aller récupérer les boîtes de maquillage dans la voiture.

Sans un mot, il s’exécute. Pendant ce temps, je traîne le cadavre jusqu’au canapé, arrange son corps de manière à ce que sa tête repose bien droite, dans l’axe de la lumière.

— Je pense qu’il serait judicieux de commencer par des mèches violettes. Cela contribuera à parfaire la ressemblance.
— Je m’en occupe, répond Sasha en commençant à préparer la teinture.

Quant à moi, je prélève les fonds de teint nécessaires et m’applique à recréer le teint exact d’Alice, en m’appuyant sur mes souvenirs et sur les photos en notre possession. Une heure plus tard, le résultat est satisfaisant : la ressemblance est frappante.

— Très bien. Nous allons passer à l’étape suivante. Allonge-la au sol, je te prie.

Je me saisis de mon couteau, l’arme bien en main. Sans la moindre hésitation, je plante la lame dans sa poitrine, puis trace une entaille droite et profonde, de l’os sternum jusqu’au nombril. Le geste est chirurgical, maîtrisé.

— Sasha, maintiens les bords de l’incision écartés.

Il s’exécute avec une grimace, le regard fuyant. Je retourne la lame et, la tenant par la pointe, j’assène plusieurs coups puissants à l’aide du manche contre la cage thoracique. Les os finissent par céder dans un craquement sinistre. J’introduis mes mains dans la cavité béante et, d’un geste déterminé, extrais le cœur encore tiède.

— Va chercher la boîte, je te prie.

Sasha revient rapidement avec le contenant. J’y dépose le cœur, que nous conserverons précieusement jusqu’à ce qu’il soit remis à Lexa, la cheffe du réseau pour lequel cette mission fut commandée.

— Parfait. Assure-toi de rassembler tout le matériel. Rien ne doit être laissé derrière cette fois-ci.
— T’inquiète, répond-il en ramassant les derniers instruments. Le seul truc qui reste ici, c’est le cadavre.

— Justement. Prends une photo du corps, je veux que tout soit conforme aux exigences du contrat. Et surtout, veille à ce qu’aucun détail ne puisse nous impliquer de quelque manière que ce soit.

Une fois les clichés pris, nous vérifions une dernière fois la scène. Tout est en ordre. Nous nous dirigeons vers la sortie.

— Referme la porte à clé.

.__.

De retour à l’appartement, Sasha s’effondre sur le canapé, éreinté.

— C’est enfin terminé… souffle-t-il.

Je ne lui réponds pas. Mon esprit est ailleurs, calculant déjà les prochaines étapes. J’ouvre mon téléphone et compose un numéro bien connu.

— John. La mission est accomplie. Le colis est prêt.
— Bien. La Boss te contactera sous peu. Prépare-toi, Mathieu.

Je raccroche, les traits impassibles, le regard fixe.

Malgré l’illusion soigneusement orchestrée, quelque chose me dit que cette histoire est loin d’avoir livré son dernier rebondissement.

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