Chapitre 7
Alice
18 juin 2023
— Bonne nuit, Darling.
Mathieu s’éloigne sans attendre de réponse. Je reste figée, l’esprit embrouillé, submergée par un flot de pensées qui s’entrechoquent et martèlent mon crâne. Une migraine se profile déjà, sournoise. Mon regard se tourne instinctivement vers Sasha. Depuis le début de cette conversation, il me toise avec une froideur inhabituelle, ses yeux vidés de la moindre once de sympathie qu’ils dégageaient autrefois. Il est doué pour dissimuler son vrai visage, ce garçon. Avant tout ça, il avait l’allure d’un enfant candide, presque fragile, qu’on aurait instinctivement envie de protéger. Mais ce soir, cette façade s’est fissurée, révélant une dureté inattendue.
Sans un mot, il décroise les bras et suit Mathieu.
Mathieu… Je ne sais plus quoi penser de lui. Il me semble différent. Instable, peut-être. Une folie bien dissimulée, subtile mais réelle. Rien dans son attitude ne trahit quoi que ce soit : il reste maître de lui, chaque geste mesuré, chaque mot parfaitement calibré. Et pourtant… il y a cette lueur étrange dans ses yeux quand il me regarde. Un éclat dérangeant. Inexplicable.
C’est tout ce que j’ai. Trop peu pour en tirer des conclusions, mais bien assez pour éveiller mes soupçons.
Je ne perçois aucune hostilité directe de sa part. Pas aujourd’hui. Il paraît même sincère. Peut-être qu’il l’est vraiment… peut-être. Mais ce n’est pas suffisant pour que je baisse ma garde.
Oui, il est charmant. Et oui, je l’aimais bien… avant. Avant que tout bascule.
Mais maintenant ? Les choses ont changé. Et moi aussi, je vais devoir changer, si j’accepte leur proposition.
La porte se referme derrière eux. Le claquement sec me ramène brutalement à la réalité. Une vague de panique m’envahit. Je bondis, me précipite vers la porte, tourne la clé dans la serrure. Le déclic retentit. Mes jambes flanchent aussitôt. Je m’effondre le long de la porte, incapable de me relever.
Un tremblement incontrôlable s’empare de mon corps. Chaque muscle vibre sous le poids de la tension. Mes mains, moites et glacées, se crispent sur mes genoux.
Je n’étais pas parano. Cette sensation persistante d’être observée, ce flash à ma fenêtre, ces meurtres… tous calqués sur les scènes de mes romans. Ce n’est plus une coïncidence. Quelqu’un m’imite. Quelqu’un me connaît. Trop bien.
Mais une question me ronge : est-ce que tout cela vient d’une seule et même personne ?
Je connais les comportements humains. C’est une vieille passion, une obsession discrète que j’ai nourrie dans l’ombre. Et justement… quelque chose cloche. Les gestes, les mises en scène, les intentions. Rien ne colle. Il y a des dissonances. Des variations de style. Comme si deux esprits agissaient… l’un dans l’ombre de l’autre.
Mathieu m’a parlé d’une mafia et d’un gang qui auraient des raisons de vouloir ma mort. Soit. Mais en théorie, une mafia suit un code : précision, contrôle, discrétion. Ce que je vois, c’est tout l’inverse : chaotique, impulsif, presque théâtral.
Alors qui est cette deuxième personne ?
Et surtout… que veut-elle vraiment ?
J’ai toujours dit que la mort ne me faisait pas peur. Et c’est vrai… dans une certaine mesure. Ce n’est pas l’idée de cesser d’exister qui m’effraie, mais la manière dont cela pourrait arriver. Une pensée glaçante, oppressante.
Je crois que c’est ça, au fond, qui terrifie ceux qui prétendent redouter la mort : la souffrance, l’humiliation, le chaos qui la précèdent.
La mort elle-même est paisible. Un vide silencieux. Mais tout ce qui vient avant… tout ce qui peut briser l’esprit ou le corps avant le dernier souffle… Voilà ce qui hante mes nuits. Et sans doute celles des autres aussi.
Mes pensées s’égarent à nouveau, à la recherche d’une échappatoire, d’un refuge mental. Mais ce soir, rien n’y fait. Ce soir, aucune fuite n’est possible.
Alice - 14 ans
6 mars 2015
Je suis assise sur un banc, le regard rivé à mon téléphone. Comme souvent, l’ennui me cloue sur place. Axel n’est pas là, et je n’ai aucune envie de rentrer chez moi. Le silence autour de moi est épais, presque rassurant, jusqu’à ce qu’il soit brusquement déchiré par des cris au loin.
Une dispute ? Encore ? C’est devenu si fréquent que plus personne n’y prête attention.
Mais cette fois, quelque chose me saisit. Une voix. Une voix que je connais.
— Axel !
Mon sang se glace. Je bondis du banc, le cœur battant à tout rompre, et me dirige à grandes enjambées vers l’origine du vacarme. Un peu avant l’angle d’un bâtiment, je m’arrête net et me plaque contre le mur, le souffle court. J’hésite. Puis j’écoute.
— J’en ai marre d’attendre ! rugit un homme. La dernière fois, t’as mis une éternité à me rembourser, et maintenant tu veux me faire croire que t’as pas ce que je t’ai demandé ? Très bien, tu veux jouer au con ? Tu vas le payer, crois-moi.
Une voix dure. Agressive. Un adulte, clairement. Trentaine, peut-être. Bien plus âgé qu’Axel.
Je retiens ma respiration. Il ne faut pas qu’il me voie. Il n’y a aucun endroit pour me cacher ici. Quelle idée stupide d’être venue ! Contre un adulte, je ne fais pas le poids. Je me plaque davantage contre le mur, espérant devenir invisible, me fondre dans la pierre.
L’homme s’éloigne finalement, furieux, ses pas lourds résonnant sur le bitume. Il marmonne des jurons indistincts en disparaissant au coin de la rue.
Dès qu’il est hors de vue, je me précipite vers Axel, encore figé comme une statue.
— Alice ?! s’exclame-t-il, surpris. Qu’est-ce que tu fais là ?
— C’est à moi de poser la question ! répliquai-je, les sourcils froncés. C’était qui, cet homme ?
Son visage se ferme instantanément. Il détourne les yeux.
— Écoute, si je t’en parle et qu’il apprend que tu es au courant… il pourrait s’en prendre à toi. Même ta famille ne pourrait pas te protéger. Et il n’est pas d’ici, alors il ne sait probablement pas qui tu es. Bref… je peux pas t’en dire plus. Je refuse de te mettre en danger.
Ses mots me blessent. M’énervent. Je m’approche, attrape son t-shirt, et tire dessus pour le forcer à se pencher à ma hauteur.
— Ça, c’est à moi d’en juger, sifflai-je entre mes dents. Je te laisserai pas traverser ça seul. T’es mon meilleur ami, Axel. Si je te perds, je me perds aussi.
Ma voix tremble un peu, mais mes yeux restent ancrés dans les siens. Je suis sérieuse. Je ne reculerai pas.
Il soupire longuement, visiblement ébranlé, puis attrape doucement mon poignet pour m’inciter à le lâcher. Je relâche ma prise, à contrecœur.
— Très bien, finit-il par dire. Mais tu gardes ça pour toi. L’homme que t’as vu… c’est un dealer.
Je le fixe, abasourdie.
— Attends… Tu prends de la drogue ?
— Non ! Enfin… non, pas comme tu crois, souffle-t-il, mal à l’aise. Je l’ai pas acheté, je l’ai arnaqué.
— Tu quoi ?!
— D’habitude, ça marche… Je revends avant de payer. Mais cette fois, j’ai visé la mauvaise personne. Ce type, c’est pas un petit dealer. Il bosse pour un cartel.
— Un… cartel ?!
Il acquiesce sans un mot, les poings serrés, les mâchoires crispées.
— Je savais pas dans quoi je mettais les pieds. Maintenant ils ont compris, et ils veulent me faire payer.
Je reste figée. Mon cœur cogne contre ma poitrine. Un cartel. Axel a vraiment mis les pieds là-dedans. Un frisson me parcourt l’échine. Le danger est réel. Il est là, à portée. Et il menace de tout engloutir.
Alice
19 juin 2023
Ma nuit n’a été qu’un enchaînement de cauchemars. Dans chacun d’eux, Mathieu ne venait jamais. Il me laissait seule, et ces hommes… ils me torturaient. Sans fin. Des supplices si réalistes que j’en ai encore la nausée.
Au réveil, je me sens vidée. Mon corps est lourd, mon esprit embrouillé. J’avance jusqu’à la cuisine comme un automate, attrape une tasse, lance la cafetière. Le silence me pèse.
Soudain, la sonnette retentit. Mon cœur rate un battement. Je sursaute, la tasse m’échappe presque des mains. Je vais jusqu’à la porte, jette un œil dans le judas.
Sasha. Impeccable. Froid. Presque mécanique.
J’ouvre. Il entre sans attendre, sans un mot de plus que :
— Bon, ne perdons pas de temps. Je suppose que tu n’as pas fait tes valises ?
— Non… pas encore. Mais j’ai un chat.
Il arque un sourcil, visiblement agacé.
— Et alors ?
— Je refuse de le laisser ici tout seul.
— Ce serait risqué de faire des allers-retours entre chez nous et ton appartement juste pour nourrir un chat. Le plus simple, c’est de l’emmener. Je ne pense pas que cela dérange Mathieu.
Il dit ça comme s’il s’agissait d’un banal détail logistique. Je le fixe, intriguée.
— Vous vivez ensemble ?
— Oui. Dans un manoir, au milieu de la forêt. Mais on n’a pas toute la journée. Dépêche-toi, tu veux ?
Son ton sec me fait tiquer. Mais je prends sur moi. Je l’observe un instant, puis lâche :
— Je t’ai menti l’autre jour.
Il se fige. Croise les bras. Sa voix se fait plus dure encore.
— Quoi ?
— Si j’ai bien compris, on va devoir faire équipe, non ?
— Non. Tu ne feras jamais partie de notre équipe. Mathieu te protège temporairement. Par indulgence. Parce qu’il pense que tu ne mérites pas d’être mêlée à tout ça. Mais c’est temporaire.
— Temporaire ? répétait-je, vexée.
— Oui. Notre mission, c’est d’éliminer tous les Crows. Le cartel qui t’a attaquée hier leur est lié. Pour Mathieu, c’est juste une cible de plus.
Je respire profondément pour ne pas exploser. Puis je murmure :
— Écoute… Malgré ton hostilité, je veux être honnête avec toi. Je sais qui tu es. Je t’ai reconnu le jour où tu m’as rendu mes clés.
— Ça n’a plus d’importance.
Je marque une pause. Je sens que je touche une corde sensible, mais je continue.
— Mais ce jour-là, dans la ruelle… Quand je suis partie chercher de quoi te soigner, à mon retour… il y avait un homme. Je l’ai vu.
— C’était Mathieu, coupe-t-il. Froid. Définitif. Maintenant, plus de questions tant que tes affaires ne sont pas prêtes.
Je lève les yeux au ciel, lasse, et pars chercher mes valises dans l’armoire. Je commence à les remplir, jetant vêtements et affaires de toilette à la hâte. Derrière moi, la voix de Sasha me suit :
— T’as dit quoi à tes proches ?
— Rien à ma mère. Mais à Axel… je lui ai dit la vérité.
Un silence brutal. Puis :
— La vérité ?! Il s’approche. Tu es inconsciente ?!
Je me retourne, surprise par sa réaction.
— Axel est en partie responsable de ce qui m’est arrivé. Alors s’ils me visent à nouveau, lui aussi est en danger.
— Et tu lui as dit quoi exactement ?
— Que les Crows m’avaient attaquée. Que vous m’aviez sauvée. Et que vous m’aviez proposé de m’héberger quelque temps.
Il me fixe longuement, les mâchoires serrées. Son regard est dur, presque désolé. Puis il détourne les yeux, les pose sur la fenêtre. Il ne dit plus un mot.
Une fois les bagages prêts, je sors la cage de transport. Maurice, fidèle à lui-même, refuse de coopérer. Il se débat, griffe, miaule comme un démon. Au bout de quelques minutes d’un combat épuisant, il finit par céder. Je referme la grille avec un soupir de soulagement.
— On peut y aller, soufflai-je.
— Il était temps.
Sasha décroise les bras et sort sans un regard en arrière. Je le suis, le cœur serré.
.__.
Cela fait vingt minutes que nous roulons. Depuis dix bonnes minutes, je n’ai plus vu une seule maison, juste une mer d’arbres défilant lentement de chaque côté de la route. Des pins, peut-être. Des chênes ? Des épicéas ? Aucune idée. Je ne suis pas botaniste, et honnêtement, je m’en fiche. Tout ce que je ressens, c’est cet isolement croissant, comme si on s’enfonçait loin du monde.
Quand la voiture s’arrête enfin, je tourne à peine la tête que Sasha claque déjà sa portière et disparaît, sans un mot.
— Sympa comme toujours… marmonnai-je en soupirant.
Je sors à mon tour. Devant moi se dresse une bâtisse impressionnante : un immense chalet en bois sombre, étalé sur quatre étages, encadré par la forêt dense. L’atmosphère est paisible, presque irréelle. Je monte les quelques marches du perron et pousse la porte, hésitante.
À l’intérieur, c’est un autre monde. Le salon, vaste et haut de plafond, semble sorti d’un magazine de décoration ou d’un vieux roman anglais. Tout est élégant, sobre, raffiné. Pourtant, l’espace paraît étrangement vide, presque figé dans le silence. Au fond de la pièce, un gigantesque piano à queue trône comme une sculpture.
— Merde… soufflé-je, stupéfaite.
— Quel raffinement dans le langage, Darling… Seriez-vous en train de me séduire avec tant d’éloquence ?
Je sursaute. La voix, moqueuse et veloutée, me fait pivoter brusquement. Mathieu est là, appuyé contre un mur, un sourire amusé au coin des lèvres.
— Quel est donc l’objet de votre interrogation ? ajoute-t-il, les yeux plissés d’une curiosité taquine.
— J’ai… j’ai oublié mes valises dans le coffre, dis-je, un peu honteuse.
— Fort bien. Allons les chercher. Ensuite, je vous accompagnerai jusqu’à vos appartements.
On ressort tous les deux, et il m’aide calmement à sortir mes bagages du coffre. Il ne fait aucun commentaire, pas même quand Maurice, enfermé dans sa cage, feule avec colère. De retour à l’intérieur, il m’explique les lieux avec une précision tranquille.
— Les deux premiers étages sont entièrement à ta disposition. Sasha réside au troisième. Le quatrième m’est réservé. Le salon, la cuisine, la salle à manger et la bibliothèque se trouvent au rez-de-chaussée. Une piscine et une salle de sport sont aménagées au sous-sol. Si tu as besoin de moi, je serai dans mon bureau, au dernier étage.
Il conclut par une légère révérence, presque théâtrale, puis s’éloigne sans bruit, me laissant seule dans l’immensité silencieuse.
Je monte lentement les escaliers et commence à explorer. Le premier étage est spacieux, agencé comme un appartement entier, mais il y a quelque chose de trop lisse, trop impersonnel. Je n’y sens rien. Le second étage, lui, dégage une chaleur plus discrète, plus vivante. Je choisis une chambre au bout du couloir, celle qui donne sur les arbres.
Je redescends pour récupérer mes affaires. Maurice se débat, bien sûr. Il miaule, griffe, renverse presque sa cage. Je soupire, mais au moment où je me penche pour la ramasser, une silhouette surgit à côté de moi. Sasha, silencieux comme une ombre, attrape mes valises sans un mot.
— Le second étage, dis-je, à moitié surprise.
Mais il est déjà en train de monter, sans m’écouter. Je le suis, un peu irritée. Il dépose mes valises au sommet de l’escalier et tourne immédiatement les talons. Pas un regard. Il disparaît au troisième étage, comme un fantôme refermant une porte entre nos mondes.
Je reste là quelques secondes, immobile. Puis je pousse la porte de ma chambre, laisse échapper un soupir et commence à m’installer. J’ouvre les valises, plie mes vêtements, installe Maurice dans un coin où il peut voir la fenêtre.
Ce n’est ni chaleureux, ni accueillant… mais c’est un début. Une nouvelle vie commence. Même si je ne sais pas encore si je dois m’en réjouir… ou m’en inquiéter.
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