Chapitre 8
Alice
19 juin 2023
Mes affaires enfin rangées, je prends un moment pour personnaliser la chambre. Quelques objets posés çà et là, un livre, une photo, une petite lampe à l’abat-jour rose fané suffisent à réchauffer un peu l’atmosphère. Ce n’est pas chez moi, mais j’ai besoin de m’y sentir en sécurité.
Une légère faim commence à se faire sentir. Je sors dans le couloir, décidée à descendre à la cuisine.
En arrivant, je découvre Mathieu accoudé à la table, en pleine conversation avec Sasha. Ce dernier, fidèle à lui-même, arbore cette expression fermée qui semble tatouée sur son visage.
— Darling, tu tombes à point nommé ! lance Mathieu d’un ton léger, comme s’il m’avait attendue depuis toujours.
Je m’approche prudemment, cherchant à jauger l’humeur de Sasha. Elle ne s’est manifestement pas améliorée depuis notre dernière discussion.
— Je m’absente ce soir, annonce Mathieu en se redressant. Mon cher Sasha demeure à ta disposition durant le temps de mon éclipse.
Un sourire énigmatique flotte sur ses lèvres alors que Sasha me lance un regard glacial avant de quitter la pièce, sans un mot, mais non sans râler silencieusement. Je le regarde s’éloigner, les sourcils froncés, puis me tourne vers Mathieu.
— Tu joues du piano ? demandai-je en désignant l’imposant instrument trônant dans le salon.
— Moi ? Non… Je crains de ne connaître qu’une seule mélodie.
Il se lève, s’approche avec ce mélange de grâce et de nonchalance qui semble lui être propre. Sa main effleure la mienne avec une délicatesse inattendue, presque troublante, avant de m’entraîner doucement vers le piano.
Il s’assoit, tapotant le banc à côté de lui pour m’inviter à prendre place. Je m’exécute, un peu hésitante.
— Et toi, Honey ? murmure-t-il, un éclat de malice dans le regard. Possèdes-tu quelque talent dans cet art ?
— À part "Au clair de la lune" et le début de "Lettre à Élise"… pas vraiment.
Son sourire s’élargit, énigmatique. Il se lève pour se placer derrière moi, si près que je sens son souffle dans mes cheveux, son torse frôlant mon dos. Mon cœur accélère malgré moi.
— Du Beethoven, dis-tu ? murmure-t-il à mon oreille. Le début est d’une trompeuse simplicité… mais très vite, la pièce se complexifie. On raconte qu’il l’écrivit pour une jeune femme, afin qu’elle puisse y apprendre le piano. Comme elle ne répondit pas à son amour, il s’assura que le morceau devienne de plus en plus difficile, pour qu’elle ne puisse jamais le maîtriser totalement.
Ses mains viennent se poser sur les miennes, les guidant doucement vers les touches. Ses doigts effleurent les miens avec une précision presque sensuelle. Un frisson me parcourt l’échine.
— Je ne savais pas ça… murmurai-je.
— Alors, permets-moi de t’en faire la démonstration.
Il me guide lentement, faisant naître les premières notes. Le timbre feutré du piano se mêle au silence de la pièce, créant une bulle hors du temps. Je le laisse faire, me laissant porter par ses gestes et la musique.
— Tu disais ne savoir jouer qu’un seul morceau…
— Et par chance, c’est celui-ci, répond-il sans détour. Ma mère me l’a appris. Et c’est elle aussi qui m’a raconté cette histoire.
Je lève les yeux vers lui, et je le trouve perdu dans ses souvenirs, un sourire doux et nostalgique suspendu à ses lèvres. Mais lorsque nos regards se croisent, quelque chose d’autre passe – un éclat plus intense, un feu silencieux. Il y a dans ses yeux une chaleur qui pourrait me brûler si je m’y attarde trop longtemps.
Puis, comme pour désamorcer l’instant, il souffle :
— Je risque de prendre du retard si je m’attarde davantage…
Il se redresse, remet en place le holster que je devine sous sa veste en velours. Comment peut-il porter ça avec la chaleur de juin ? Il enfile ensuite une paire de gants en cuir noir avec une lenteur cérémonielle.
— Passe une bonne soirée, Darling, glisse-t-il, avant de disparaître, laissant derrière lui le bruit sec et régulier de sa canne sur le parquet.
Je reste là quelques instants, les doigts encore posés sur les touches froides du piano.
Puis j’entends des pas derrière moi. Sasha vient d’entrer dans la pièce… pour aussitôt en sortir.
— Je ne mange pas. Fouille dans les tiroirs, débrouille-toi, lance-t-il sèchement avant de disparaître à son tour.
— Toujours aussi chaleureux… soupirai-je.
Trop lasse pour me vexer, je me dirige vers la cuisine. J’ouvre les tiroirs, les placards, cherche de quoi improviser un dîner. Il doit bien y avoir des pâtes quelque part… Ce soir, je me contenterai de simplicité.
Sasha – 15 ans
2 septembre 2014
Ma tête repose dans la paume de ma main, mes yeux fixés sur la fenêtre où la pluie trace des sillons silencieux. Les gouttes glissent lentement, hypnotiques. Au fond de la salle, le professeur principal récite le règlement d’une voix aussi morne que la météo, distribuant les éternels papiers administratifs de rentrée.
— Étant donné que vous êtes nouveaux dans l’établissement, nous allons maintenant passer à la visite du lycée, annonce-t-il d’un ton monocorde.
Il quitte la pièce, aussitôt suivi par un brouhaha d’élèves qui s’agitent pour le suivre. Je pousse un soupir discret et me redresse à contrecœur, traînant les pieds. Mon regard effleure une dernière fois la fenêtre avant que je ne sente une présence lourde, insistante.
Un type me fixe.
Pas juste un coup d’œil en passant. Il me dévisage comme s’il cherchait à me scanner. Et pire, il s’approche.
Génial.
Alors que je m’apprête à me fondre dans la masse pour éviter tout contact inutile, il se plante devant moi et tend la main, un grand sourire plaqué sur le visage.
— Salut ! Moi c’est Ivan. Je t’ai vu tout à l’heure, t’as l’air cool… Et puis, t’es tout seul, toi aussi !
Je jette un œil à sa main tendue, sans bouger. L’expression figée sur mon visage doit suffire à lui faire comprendre qu’il vient de perdre son temps.
— T’as un sérieux problème, lâchai-je, sec, sans chercher à cacher mon agacement.
Puis je le contourne sans un mot de plus, accélérant le pas pour rejoindre le reste du groupe.
— Hé, attends ! entendis-je derrière moi.
Ses pas se rapprochent. Apparemment, il n’a pas capté le message. Parfait. Exactement ce qu’il me manquait : un bavard collant et binoclard.
Je serre les dents et continue d’avancer, l’ignorant royalement. Hors de question de me faire repérer par Prezioso dès le premier jour. Un mot de travers et ce lycée finira comme le précédent.
Sasha
19 juin 2023
Je sors précipitamment, le cœur battant, bien décidé à rattraper Mathieu avant qu’il ne parte.
— Attends !
Il se retourne lentement, la main posée sur la poignée de la portière, l’air calme. Comme s’il s’attendait à cette confrontation.
— C’est notre maison, maintenant, je lâche d’une voix tendue. On est une famille. Toi et moi. Et je refuse catégoriquement qu’elle reste ici… ou qu’on prenne le moindre risque pour la protéger.
Il me fixe un moment, son visage impassible, puis incline légèrement la tête.
— Je saisis parfaitement ton point de vue, Sasha. Cependant, j'ai une information cruciale concernant les Crows. Nous pourrons en discuter plus tard, une fois mon affaire réglée.
Sans me laisser le temps de répliquer, il ouvre la portière, s’installe et claque la porte. Un bruit sec, tranchant, presque final.
La colère me consume.
Sans un mot, je pivote sur mes talons, les mâchoires crispées, et me dirige vers le cabanon. J’ai besoin de frapper. De sentir quelque chose céder sous mes mains. Je saisis la hache sans hésiter. Son poids familier dans ma main me donne une illusion de contrôle, fragile mais suffisante.
J’avance à grands pas vers le tas de bûches. Chaque fibre de mon être hurle que c’est sur lui que je voudrais abattre cette lame. Mais au lieu de ça, je me concentre sur ce que je peux dominer : le bois. Le geste. L’impact.
Premier coup.
Puis un autre.
Encore.
Toujours plus fort.
Chaque éclat de bois qui vole me soulage à peine. Le bruit sourd résonne en moi comme une tentative désespérée d’étouffer la tempête. Mais elle reste là, tapie dans le creux de ma poitrine, brûlante et vive.
Je finis par lâcher la hache. Elle tombe lourdement au sol, dans un bruit sourd et terne. Mes yeux parcourent les morceaux de bois éparpillés autour de moi. Je ramasse le panier de paille, les y entasse mécaniquement, morceau après morceau.
Puis, en silence, je rentre.
Alice n’est plus là. Étrangement, ça m’apaise. Il y a des jours où sa seule présence m’épuise. Elle n’a même pas besoin de parler. Elle est juste là. Et parfois, c’est trop.
Je dépose le panier près de la cheminée. Geste absurde. Il fait bien trop chaud pour un feu. Mais peu importe. Ce rituel me rassure. Me rattache à quelque chose de tangible. Un peu d’ordre dans le chaos.
Je fixe le foyer vide. Mon esprit s’emballe. Mathieu. Toujours lui. Il a passé des années à m’apprendre à contrôler mes émotions. À rester maître de moi. Et pourtant, c’est lui qui me fait perdre pied à chaque fois. Avec lui, je suis incapable de garder le contrôle. Il efface tout. Je le hais pour ça. Et je le respecte trop pour le dire.
Je prends une longue inspiration, puis je descends au sous-sol.
L’air y est froid, chargé de cette odeur familière de chlore. J’inspire profondément. Ça me calme presque aussitôt. Je vais jusqu’au placard, prends un maillot au hasard, l’enfile sans réfléchir, et me dirige vers le bassin.
Je plonge.
L’eau glacée m’enveloppe d’un choc brutal. Mais elle me fait du bien. Elle mord ma peau, engourdit mes muscles, anesthésie mes pensées. Le silence liquide m’apaise. Ici, je peux tout laisser couler. Les cris, la colère, la peur, les souvenirs.
Ici, je flotte.
Ici, je respire.
Alice
19 juin 2023
Mon repas terminé, je décide de monter au quatrième étage.
— Ok, la porte au fond, murmurai-je pour me motiver.
Objectif : prouver ma valeur. Notamment à ce Sasha, qui semble nourrir une aversion parfaitement injustifiée à mon égard. Rien de tel que de dénicher des infos sur les Crows pour me rendre utile. Si Mathieu veut les exterminer, c’est qu’ils posent un vrai problème. L’aider me permettra peut-être de retrouver ma vie d’avant, plus vite.
Arrivée devant la porte, je croise les doigts pour qu’elle ne soit pas verrouillée. Je presse la poignée avec une pointe d’appréhension.
— Yes, chuchotai-je, satisfaite de la voir s’ouvrir sans résistance.
Ma victoire est de courte durée.
— Non mais… c’est une blague ?
La pièce est parcourue de fins faisceaux rouges. Des lasers. Comme dans un film d’espionnage de série B. Le genre de truc qui hurle "Danger. Zone interdite." C’est donc ici que Mathieu planque ses secrets.
— Tu n’as strictement rien à faire ici, Alice.
Je sursaute. La voix glaciale vient de derrière moi.
Sasha est là. Silencieux, les bras croisés, trempé jusqu’aux os, des gouttes glissant lentement de ses cheveux roux sur ses tempes. Son regard est dur, fermé. Glacial, comme à son habitude.
— Techniquement, on ne m’a jamais interdit d’entrer, répliquai-je avec un sourire innocent.
— Non, en effet. J’espérais simplement que tu serais trop idiote pour remarquer les lasers… et que tu te ferais trancher en morceaux. De préférence dans d’atroces souffrances.
— T’es charmant, vraiment. Mais tu commences sérieusement à me courir, mon coco.
Il hausse un sourcil, visiblement plus amusé qu’agacé par ma répartie. Mais moi, j’ai un plan. Je m’approche lentement, comme si je voulais parlementer.
— On ne manque pas de respect à un Roy, lançai-je d’un ton solennel.
Et d’un coup sec, je l’attrape par les épaules et lui assène un bon coup de genou là où ça fait mal.
Il pousse un grognement étouffé, plié de douleur.
Sans perdre une seconde, je prends la fuite. Je file dans les escaliers, dévale deux étages et rejoins ma chambre à toute vitesse. J’entre en trombe, claque la porte et verrouille à double tour.
— Bon… pour le courage, on repassera, soufflai-je.
Maurice, mon chat, relève la tête de mon lit. Il m’observe avec son éternel air blasé, me juge en silence… puis se rendort comme si rien ne s’était passé.
Derrière la porte, la voix furieuse de Sasha éclate :
— Espèce de conne ! Tu vas le regretter !
Pas de coups contre la porte. Juste cette menace crachée, glaciale. Il doit se douter que Mathieu, probablement maniaque du rangement, n’apprécierait pas qu’il abîme quoi que ce soit dans sa maison.
Je souris malgré moi. Imaginer Sasha fulminer en silence est un petit plaisir coupable.
Une fois le calme revenu, je prends mon téléphone et envoie un message à Axel. Puis, je m’installe sur le lit à côté de Maurice pour regarder une série et essayer d’oublier cette montée d’adrénaline.
Mais après une vingtaine de minutes, un bruit sourd attire mon attention. Des pas. Lourds. Lents.
Je me redresse. Quelqu’un monte difficilement l’escalier. Je sors dans le couloir et allume la lumière.
— Mathieu ? soufflai-je en le voyant apparaître au tournant.
Il s’appuie péniblement à la rambarde. Son visage est marqué, balafré, ses vêtements froissés, sa démarche encore plus bancale que d’habitude.
— Mathieu, qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?
Il lève les yeux vers moi, l’air fatigué, mais étonnamment serein.
— Disons qu’infliger une correction à ceux qui me manquent de respect ne facilite guère la marche, répondit-il, d’un ton mesuré.
Je m’approche, passe son bras autour de mes épaules, et ma main sous sa taille pour le soutenir. Il est étonnamment solide, son corps ferme et musclé malgré le handicap.
— Tu as trouvé ce que tu cherchais ?
— Évidemment. Ceux qui sont dépourvus de grâce sont rarement dotés d’intelligence.
Nous grimpons lentement les escaliers, un pas après l’autre, jusqu’à ce qu’il murmure :
— La seconde porte sur ta gauche, indique-t-il.
— Où est ta canne ?
— En contrebas de l’escalier. Demain, une fois reposé, je recouvrerai sans doute l’usage de la marche.
J’ouvre la porte de sa chambre et l’aide à s’installer sur son lit. Il s’allonge avec un soupir de soulagement.
— Je t’en suis reconnaissant, Darling, murmura-t-il en fermant doucement les yeux. Dès demain, tu entames ta première leçon d’autodéfense sous la tutelle de Sasha.
Je reste un instant figée. Super. Ça promet.
Je ramasse son chapeau tombé au sol et le dépose sur la commode. Puis je quitte la chambre à pas feutrés. Il est déjà 1h12. Exténuée, je regagne ma chambre, me laissant tomber sur mon lit.
Maurice ne bronche pas. Moi non plus.
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