Le "ton neutre"
Avril 2025
J'ai enfin résolu ce problème si épineux du fond de teint.
Dans ma parfaite ignorance, je pensais que tout maquillage nécessitait l'application de cette espèce de crème qui transforme un visage en statue de plâtre. J'ai cherché, cherché... D'abord, cet examen qui ressemble symboliquement à la recherche du moi : quel est mon teint ? Ma peau est claire, ce qui rend le choix d'une crème des plus délicats. J'ai examiné mes veines de long en large – Hé oui, leur couleur, tirant sur le bleu ou le vert, dévoile le teint – et j'ai déterminé, une bonne fois pour toutes, que j'avais un ton « neutre », c'est à dire de peau claire et rose à la fois, le plus difficile au fond de teint !
Quantité d'essais m'ont fait une figure déprimée, agressive surexcitée, colérique... Puis j'ai trouvé la solution qui porte un nom de puériculture : crème BB. Depuis, la création de mon maquillage est devenue un moment sacré qui me rassure. J'ai compris que cet acte magique de beauté, en me révélant, était aussi un éveil au mystère : une initiation. L'ouverture vers un autre monde comme si je rentrais dans l'Ordre.
Je m'assoie devant ma coiffeuse, un joli meuble d'inspiration art déco que j'ai trouvé en investissant la chambre. S'installe alors en moi une pleine conscience, indispensable à l'habileté des gestes uniques et précieux. Les pieds sont bien ancrés au sol, les épaules relâchées. La main, chacun des doigts, doivent être vivants et habiles comme jamais. Je commence par appliquer la fameuse mixture « BB ». La caresse de mes doigts fait fondre la crème, l'étire, réveille mon visage de la nuit. Puis viennent les autres touches, épices ou venins de beauté : l'anticernes (hélas!), la poudre (Versailles!), le blush (peut-être...), le fard (l'orchidée des yeux), le liner (profondeur et adresse) et le magique mascara. La promesse se révèle quand je m'éloigne de temps à autres du miroir.
Puis, enfin, j'applique le solaire, l'incendiaire, l'insolent : le rouge à lèvre.
Avec lui, le visage devient un fantasme, une excitation sublime, même pour moi-même. Ma culpabilité secrète s'éveille au fur et à mesure que ma main s'aventure, frôle ma chemise de nuit blanche, flirte avec mon nombril, désire ma belette nue, affamée. J'écarte mes cuisses, la sensation de m'offrir alors me prend, m'émeut, me captive. Comme l'autre soir, j'ai besoin de ces onguents et gestes que je ne connaissais pas auparavant, de caresses, de salive, de doigt, de bouche, d'haleine, de sueur... Que ça triture, malaxe, asperge, mouille, introduit, perce, vrille mes trous ! Mes cuisses s'ouvrent encore, mes fesses remontent, mon doigt encore couvert de crème intrigue maintenant autour de mon cul...
Quelqu'un frappe à la porte de la chambre !
Mon cœur se déchire. La sérénité que j'avais gagnée en me maquillant laisse place à l'effroi. Que faire ? Ouvrir ? Disparaître ? Mais où ? J'attends. Je tremble, mon visage me brûle, ma poitrine éclate. Puis, silence. Seul le flux du sang dans mes tempes. Des pas s'éloignent : l'inconnu s'en va.
Je reste dix bonne minutes à écouter l'oreille collée à la porte. Je m'assure qu'il n'y a plus personne, y compris déjouer ce tour de passe-passe qui consiste à faire semblant de partir tout en restant derrière la porte.
Puis j'ouvre avec mille précautions. Une enveloppe, un flacon et un objet en longueur qui ressemble à un jouet sexuel sont posés sur un petit tapis, juste devant la porte.
Je décachète l'enveloppe.
« Mon ange « neutre »,
Je vais poursuivre ton initiation commencée avant hier soir. Ne crains rien mais respecte mais instructions A LA LETTRE.
Ne touche à rien jusqu'à 10 heures. Vois-tu, j'aime les ambiances nocturnes. Puis, tu pourrais ouvrir le flacon. Il s'agit d'un parfum musqué un peu spécial. Laisse toi pénétrer par l'univers. ensuite. Bonne soirée mon ange. »
La lettre me laisse dans une interrogation totale teintée de peur. Ainsi, quelqu'un a pu deviner mon rêve de l'autre soir ! L'inconnu s'inviterait-il dans mon inconscient ? Où se trouve le rêve ? Où est ma réalité ? Cette chambre qui m'apporte tant de nouveautés m'épouvante. Et pourtant, je ne peux résister à ces découvertes qui m'inondent de plaisir et de désir...
En voulant relire, je m'arrête au « Mon ange neutre » qui me glace le sang. Ce quelqu'un que je décide d'appeler « la présence » connait donc toutes mes vicissitudes à propos du maquillage ? Pourquoi ce mot de « neutre » a t-il autant d'importance ? Au delà de mon visage, il résonne et raisonne en moi avec insistance. « La présence » est un être démoniaque pour lequel j'éprouve répulsion et fascination à la fois.
Puis, je me souviens à nouveau de l'enseignement du professeur Makvillain. Selon lui, il existe quatre façons principales de communiquer, trois que nous connaissons très bien : orale, écrite, gestuelle. Puis une autre, tout aussi importante, si ce n'est plus, mais qui n'est pas enseignée dans les écoles ou centres de recherche : la communication inconsciente. Elle seule pourrait expliquer ce que je vis. Elle seule pourrait expliquer le fait que la présence connaisse mon teint neutre et qu'elle puisse s'introduire dans mes rêves.
Je n'ai pas le courage de m'habiller. Toutes mes envies et mes désirs ont disparu. Je n'ai même plus envie de regarder mon maquillage dans la glace. D'ailleurs, j'imagine que l'émotion que j'ai ressentie l'a flétri. Je tourne en rond dans la pièce.
Puis je comprends que ne n'ai finalement qu'une alternative : attendre la nuit et découvrir ce qui va bien pouvoir arriver.
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