Mauvais rêves

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« L’homme de l’année » sera pour moi un manteau. Un trois-quarts, en tweed.

Je l’ai vu la première fois sur le dos de Philippe, un ami de vingt ans, il y a quelques années. Au mois de décembre de l’année suivante, peu avant la Noël, il propose de me le donner ; il a acquis un nouveau manteau, de grande marque - il est de plus fatigué de celui-ci, qui n’est pas fatigué, et affiche encore une belle tenue. La laine cardée vient d’Ecosse, la coupe, de belle facture, n’a pas bougé d’un pouce, et sied parfaitement à ma petite taille. Je décline l’offre. Je me donne l’impression avec ce truc sur le dos, d’un bourgeois, presque d’un nabab, ou d’un gangster, Al Capone, lui-même, ne portait-il pas ce genre de manteau ? – enfin, bref, je n’ai ni le physique ni le style, me dis-je alors, pour endosser ce paletot comme d’autres une seconde peau. Peut-être n’en ai-je pas encore l’étoffe.

Je ne vois pas alors Philippe pendant plusieurs mois, mais je rencontre son manteau à un dépôt-vente. Impossible de se tromper. Ce manteau est marqué d’une singularité – tout en haut, juste en-dessous du col, il y a une pièce – peut-être d’origine, peut-être pas, avec au milieu une tâche. Très petite, très profonde, noire comme du goudron.

J’appelle Philippe. Il m’assure qu’il a donné le manteau à Laurent. Depuis, ils sont fâchés.

Je ne sais pas ce que Laurent en a fait : j’interroge la jeune femme qui tient le dépôt-vente. Le profil de celui qui l’a déposé ne correspond en rien au sien.

Le soir en m’endormant, je pense à ce manteau. Je rêve de lui. Je suis sur la place de la Concorde. Déserte. Sur les trottoirs, retenue par des grilles, une foule immense. Je caracole en tête de la dernière étape du Tour de France. Le peloton est à plus de dix minutes. J’entre sur la place comme on entre dans un stade, pédalant, tantôt debout en danseuse, tantôt courbé sur mon guidon, prenant des poses de sprinter à l’adresse des photographes, cabotinant à qui mieux mieux, ralentissant, m’offrant même le loisir et le plaisir d’un tour de place, debout sur ma selle ; la foule m’acclame. Je finis à pied, poussant mon vélo à la main, saluant, marchant lentement comme lors d’un défilé de mode, remontant les Champs-Elysées vêtu de mon seul manteau, d’un cuissard et de chaussures de cyclisme. Le peloton n’arrive toujours pas, et je franchis la ligne en solitaire. La foule, en liesse, se rue vers moi, et me porte en triomphe, avant de m’arracher mon manteau. Je me réveille en transe, le torse nu et trempé de sueur.

Le lendemain matin, à la première heure, je coure au dépôt-vente. J’attends cinq minutes que la boutique ouvre. Je patiente, tournant, trépignant, avant, las, la hâte au ventre, de tapoter à la vitrine. Au bout de trente secondes, la jeune femme vient ouvrir, s’excusant de ce léger retard. Je ne l’écoute pas, la coupe même, pour en venir aussitôt à l’essentiel. Mine de circonstance. Contrition. Adjugé. Emballé. Facturé. Hier soir, à la dernière heure. Soupir. Déception. Désolation.

Je ne pense plus désormais qu’à lui. La nuit suivante, je suis comme dépecé, ma peau marche toute seule, pas raide du tout, dégingandé, sur un pas de charleston, longe mon lit, ouvre la fenêtre avant de se transformer en tapis volant, en tout point conforme à mon-tweed, puis s’envole. Le ciel de Paris fourmille d’étoiles qui, comme dans un film de Disney ou une comédie musicale, distillent une pluie scintillante et magique, qui s’évanouit lentement tout en retombant ; un coup de fusil retentit ; mon-tweed tombe à pic, directement dans un puits, continue sur sa lancée, fore, je le vois traverser le manteau de la terre pour s’arrêter finalement au centre, et se loger dans le noyau, roulé en boule à la manière d’un loir. Je me réveille, en sueur comme d’habitude, avec le sentiment d’avoir fait là le pire cauchemar de ma petite et pauvre existence.

Je garde ce goût en bouche et en tête quelques jours durant.

Son image me taraude. A chaque heure du jour, je me vois marcher en pensée dans un des lieux que j’affectionne – ils sont légion, je suis un grand marcheur – vêtu de ce manteau. Et les gens de m’aborder, les yeux cajoleurs, de caresser le tweed, de me flatter, les femmes venant se coller, en minaudant, contre mon trois-quarts, glissant leurs mains longues et fines dans mes poches, les soupesant, frottant leurs fourrures langoureusement contre la mienne. Fantasmagorie. Ciné-coma.

Ça devient une obsession, je ne pense plus qu’à lui ; c’est comme une arrière-pensée qu’on porte sans discontinuer. L’hiver commence et je regarde avec dépit mes vieux oripeaux – caban breton, burnous en laine qui tient plus de la bure que du caftan, pardessus, imperméable : des cache-misères. Des pelisses. Des sacs à patate. Je les regarde d’un œil noir, aussi noir que la petite tâche qui orne le col de mon-tweed.

J’achète un loden qui ne gomme en rien l’absence, ni ne panse ma plaie. La blessure est réelle.

Pour me consoler, je relis Le Manteau de Gogol, jugeant au final que c’est vraiment un livre de merde, avant de le jeter à la poubelle.

Plusieurs mois passent. Alors que j’ai peu à peu cessé de penser à lui, le temps étant le meilleur allié pour ce type de deuils, je l’aperçois un soir à la sortie du travail. Dans un bus. Se pavanant sur la banquette arrière. Sacrilège. Le type qui le porte est un sale type, aux allures de VRP. De ces types sans vergogne, c’est écrit sur leur gueule – rien à foutre du jugement au faciès, je désire mon manteau. Plus que tout. Je coure après le bus. J’arrive à l’arrêt suivant, gueulant, gesticulant, alors qu’il s’ébranle. Le chauffeur reste sourd, aveugle même, à mes gesticulations.

Je projette à cet instant, afin de l’arrêter (l’image de cet étudiant chinois se plaçant sur la route d’un char sur la place Tian’anmen me vient aussitôt à l’esprit) de faire barrage de mon corps, de me jeter sous ses roues ou presque ; mais je marche sur un de mes lacets, mal noué, et je me ramasse la gueule dans le caniveau. Pitoyable. Je relève la tête : mon manteau et la petite tâche qui orne son revers, aussi noire et aussi petite que le petit œil noir d’un passereau, me lorgnent, imperturbables, tout en s’éloignant. Rien n’est perdu, me dis-je. Même secoué par l’effort, mais transcendé par mon but, soufflant, suant, ruisselant, le visage gonflé, rubicond, j’avise un taxi. Je le hèle, il stoppe, j’arrache presque la portière avant de sauter sur la banquette, tout en sommant le chauffeur, en hurlant, de suivre le bus jusqu’au prochain arrêt. Illico. Tout en brandissant un bifton.

Le bifton ne doit pas être assez gros.

Il n’y a que dans les romans policiers que les taxis filent, sans moufter, d’autres voitures. Et ceci n’est pas un roman policier. La loi du genre veut que le chauffeur de taxi me regarde drôlement, descende, ouvre la portière. Et m’ordonne de descendre.

Et là, ça se passe exactement comme ça.

Je reste donc un instant sur la banquette, presque interloqué, me demandant ce qu’il attend, mon taxi, pour démarrer. Le chauffeur, un grand noir flegmatique aux traits sévères (il n’y a pas que les taxis new-yorkais qui sont grands et noirs), me regarde drôlement, sans rien dire. Il se retourne, serre son frein à main, ouvre sa portière, descend, sans s’énerver, ouvre la mienne et me prie de descendre. Très poliment.

Merde, alors c’est pas comme dans les films. Voilà ce que je me murmure à moi-même, décontenancé. Mon espoir s’écrase aussitôt comme un soufflé qu’on vient d’oublier au bord d’un four encore chaud. Tout en descendant, sans regarder le taxi, au calme impérieux, mais en coulant un long regard filant vers le bus qui s’éloigne, doucement, au loin, avec, à bord, mon-tweed, le sale type qui le porte, et le petit œil noir que je ne distingue plus, mais pour lequel je suis sans doute devenu moi-même un point minuscule, trouble et perturbé - aussi noir et aussi grumeleux que les petits « yeux » qui poussent à la surface des patates.

Comme je suis au désespoir, je m’assois sur le bord de la chaussée.

Je repasse le lendemain soir, même trajet, même horaire. Les jours suivants également ; je ne revois pas mon manteau. Je suis comme un orphelin à errer sur le trottoir, attendant de pouvoir reprendre à la volée une bribe de ce temps perdu qui pourrait repasser.

Je reste en rade sur le macadam. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Dans mes rêves, la place de la Concorde est désormais déserte et la foule me jette des pierres. Je suis lanterne rouge, je pédale nu, tout à fait nu, et mes testicules – que je ne sais où poser et que je rétracte au maximum – frottent sur le cuir de la selle. Des cloques naissent, poussent. Je me réveille en nage, en hurlant, et en me tenant les couilles.

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