Mens sana

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C’est lorsque tu as eu quinze ans que je me suis effondrée. Ton adolescence ingrate a tranché le seul fil, ténu, de tendresse discrète qui nous reliait encore : Je ne l’ai pas supporté ; je t’aimais, profondément, intensément, envers et contre tout, de toute évidence, de cet amour qui ne dit pas plus son nom qu’il ne supporte les points d’interrogation.

Tu ne me ressemblais pas.

Tu avais hérité de moi tes cheveux trop noirs, ton teint trop pâle, et surtout cette corpulence un peu forte que tu réprouvais, détestais, exécrait, et contre laquelle tu luttais depuis ton entrée au collège.

Contrairement à toi, mon corps m’avait toujours laissée indifférente. Il serait à peine exagéré d’écrire ici qu’un corps, j’avais à peine conscience d’en avoir un. J’avais quelquefois contracté des maladies bénignes, été victime de blessures mineures : j’avais appris ainsi l’existence de mes os, de mes muscles et de tout cet attirail mécanique… mais je croyais que l’essentiel était ailleurs.

A l’âge où tu commençais ton premier régime, et inaugurais la frugalité, j’avais entamé, moi, avec gourmandise, les Rougon-Macquart.

Pour tes quinze ans je t’avais offert un cahier journal avec une couverture en cuir et un cadenas métallique. Tu avais haussé les épaules, tu m’avais dit que tu « trouverais bien une intello à qui le donner ». Tu aurais voulu un grand miroir : tu n’avais pas compris que justement, pour moi, ce cahier en était un.

A tes quinze ans donc, une faille tellurique s’était ouverte entre nous et j’y avais sombré.

Mon père avait tout compris : il s’était installé chez moi, avait cuisiné pour moi, avait changé les draps et fait les poussières, me retenant, d’une corde invisible, sur les bords du gouffre. Plus tard j’avais été emmenée à l’hôpital, où j’avais vécu plusieurs mois sans me voir vivre, comme si mon esprit, jusque là bouillonnant d’activité, s’était éteint comme une lampe grillée, éteint sur un épais silence et une nuit d’encre.

Quand je m’éveillai j’étais assise dans la cuisine de mes parents. Sur la toile cirée jaune décorée de branches de thym, il y avait une tartine de confiture de framboise dont l’odeur parvint jusqu’à moi. Du café chaud fumait dans un bol en faïence bleue vers lequel j’avançai la main. La fenêtre ouverte laissait entrer un souffle d’air que je sentis jouer avec une mèche de mes cheveux. Le soleil brillait.

Nous allâmes, papa et moi, nous asseoir devant la porte, sous les branches du rosier blanc.

Je recommençai donc, jour après jour, à accueillir la vie. Mes sens s’éveillaient, mais mon esprit restait comme verrouillé. Je ne parvenais plus à lire.

Lorsque je pensais à toi, qui vivait désormais chez ton père et dont je n’avais guère de nouvelles, tu n’étais qu’une image, un peu comme celle des premières pages de magazines.

Ce ne fut que très longtemps après qu’on me jugea mure pour te revoir et ton grand-père te ramena à la maison pour le week-end.

Appuyée à la barrière je te vis descendre de la voiture, ta petite valise à la main. Tu fixas un instant sur moi tes yeux brillants avant de détourner vers le sol un regard désormais dénué d’ironie.

Je t’ai attirée contre moi, serrée dans mes bras. Tu as abandonné ta tête contre mon épaule et pendant que tes larmes mouillaient mon chemisier, dans l’odeur douce de tes cheveux qui se mêlaient aux miens, j’ai compris que tous nos griefs réciproques s’évanouissaient au néant.

- Tu es belle, ne pleure pas, tu avais raison.

A mon grand étonnement, tu as sorti de ta poche un livre de petit format.

- Toi aussi, maman.

Sur la couverture ridée, j’ai reconnu le visage juvénile d’Anne Frank.

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