Retour en ville

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Dans l'ombre des hautes tours qui cherchaient à percer l'inaccessible bleu du ciel hivernal surplomblant Boston, j'éprouvais les mêmes émotions qu'Ulysse au retour de son odyssée. J'étais comme un étranger dans mon propre foyer, un anonyme qui arpentait les rues du centre-ville dans une tentative de reconnexion après ces dernière semaines mouvementées dans les collines agitées de l'Ohio.

Des étroites rues historiques du North End où je m'étais garé la veille au soir à la recherche d'un hôtel touristique, j'avais erré durant la journée jusqu'au front de mer où Dom Hartwell possédait un appartement dans l'un des luxueux immeubles d'Atlantic Avenue. Depuis l'esplanade au-dessus du port, j'observais un moment la baie vitrée du dix-huitième étage ; l'éclatante mais froide lumière de l'après-midi m'empêchait de distinguer une quelconque présence là-haut. J'étais encore considéré comme le gosse de Sam Fogarty, et non comme un individu à part entière, quand Dom s'était installé loin de la faune miséreuse de Southie. Il avait toujours été davantage question de survie que d'élévation sociale dans les bas-fonds. S'en extraire comme Hartwell, comme me l'avait si longtemps répété et inculqué mon père, comme je tentais de le faire pour Camille et mes filles, était réservé aux plus malins, aux plus téméraires. Aux plus couillus, pour reprendre l'expression de mon paternel.

Derrière moi, une planche en bois claqua sous le pas lourd d'un badaud et je sursautai. Une prise de conscience aussi soudaine qu'aiguisée me frappa à cet instant. Qu'est-ce que je cherchais à me planter ainsi sous les fenêtres de mon boss ? Qu'est-ce que mon attitude trahissait ? La réconciliation me paraissait impossible depuis qu'il avait essayé de nous faire assassiner, Charlie et moi, par l'intermédiaire des Ghost Dogs. Un désir mortifère me guidait même depuis l'attaque subie par Camille et mes filles. Me poussait, était-il plus juste de dire, vers une obscure résolution. Alors quoi ? Peut-être que l'apercevoir me montrerait à quel point je ressentais du mépris pour lui et ses mensonges.

Si je demeurais impassible en surface, intérieurement d'envahissantes pensées avaient pris le monopole de mon esprit. Il me fallait un plan d'attaque et surtout j'allais rapidement avoir besoin d'une bonne quantité d'argent car je savais à travers les récits des anciens du clan qu'une cavale coûtait cher, entre les planques à dégoter, la nourriture, l'équipement, les armes. Sans compter le silence des gens à acheter. Utiliser ma carte de crédit mettrait immédiatement l'agent Errico sur ma trace et j'aurais vite fait de me retrouver au poste si je commettais cette erreur. Je devais donc trouver en priorité du cash. Avec de la chance, les économies que je cachais chez moi seraient toujours là dans leur sac en cuir, derrière la fausse cloison dans le dressing de notre chambre à coucher. Cent mille dollars que je gardais en cas de coup dur ou d'urgence. Une sorte de prévoyance pour un jour comme celui-ci, même si je n'avais jamais envisagé ma fuite ni celle de ma famille. Chaque mois, j'y ajoutais une partie des gains de nos deals, je plaçais le reste à la banque pour ne pas attirer l'attention des fédéraux, ou pire du fisc. La chute d'Al Capone pour des impôts impayés était une leçon qui se transmettait de génération en génération dans le gang. Je me souvenais encore des mots de mon père, un jour où il était rentré avec une sacoche remplie de billets :

 " On ne sait jamais quand le vent tourne. Alors, un conseil, Sean. Ne sois jamais radin en efforts et le travail paiera. Plus que confortablement. Évite les grosses dépenses inutiles.

 - De quel genre ?

 - Les manteaux de fourrure pour ta femme. Ou la dernière Cadillac qui te plaît tant. Reste toujours sous le radar à pognon des flics. Parce que si Capone nous a enseigné pas mal de choses, Eliot Ness, lui, a fait des émules parmi les agents du gouvernement dans la lutte contre la Mafia. Sur chaque putain de dollar gagné, tu mets minimum cinquante cents de côté.

 - Compris, Papa.

 - Mais ne vis pas non plus comme un ermite. Ce monde ne doit pas devenir une finalité pour toi. Surtout avec tes capacités. Ou alors tu engranges suffisamment de blé pour t'acheter la liberté comme oncle Dom.

 - OK.

 - Une dernière chose, fiston. Tu partageras tout avec tes amis du clan. C'est comme ça, c'est la règle. Mais garde-toi toujours un petit jardin secret.

 - Il faut être égoïste ?

 - Prudent, plutôt. Ne révèle jamais à personne où tu planques ton magot. J'en connais, des mecs qui se sont cassés les dents comme ça. "

Ma poitrine résonnait du bruit de mon cœur quand je traversais l'Evelyn Moakley Bridge au milieu de la circulation banale d'une fin d'après-midi. J'étais de retour chez moi, mais, au-delà des repères familiers, je risquais à chaque instant d'être reconnu et de mettre ainsi, par son réseau d'informateurs, Dom au parfum de ma présence en ville. Je me tassais sur le siège de ma voiture de location. Je tournai au sud sur Boston Wharf Road, longeai les entrepôts de Fort Point avant de m'enfoncer dans les rues de brique rouge de mon quartier. Sur F Street, je réduisis l'allure tout en essayant de ne pas attirer l'attention. Une voisine remontait sur le trottoir avec deux de ses enfants, mais elle ne remarqua pas ma présence. Devant chez nous, je ne m'arrêtai pas. La porte était fermée et les stores tirés comme si nous étions partis en vacances. Un détail retint mon attention et je faillis piler. Aucun courrier ne débordait de la fente de la boîte aux lettres, ni journal ni enveloppe, comme si quelqu'un l'avait ramassé. S'agissait-il des flics ou des hommes de Dom ? M'attendaient-ils quelque part, cachés ? Peut-être dans cette camionnette grise garée un peu plus haut ou dans une berline banalisée. Le cœur battant à tout rompre, j'accélerai et disparus dans l'enchevêtrement des coursives que je connaissais comme ma poche.

Sur le parking en face de la quincaillerie à l'angle des rues Silver et Dorchester, je me remis de mes émotions. Une foule de questions me traversaient l'esprit. Les gens allaient et venaient après leur journée de travail. Un bon nombre de visages connus, mais aucun ne tourna le regard vers moi. La nuit tomba, bien différente que les crépuscules que j'avais observés dans l'Ohio. Là-bas, le monde paraissait s'accorder une pause pour une longue veillée dans la chaleur de chez soi. Ici, la ville s'habillait d'ombres mouvantes et de scintillements électriques. Elle ne s'endormait pas, elle changeait juste de peau. Une énergie chargée de doutes, de colère, d'une excitation toute interlope se mettait en branle. Hier, j'y étais accro. Aujourd'hui, je n'en voyais que les côtés sombres, la violente dangerosité, le venin du ressentiment. Je patientais encore et, à la faveur de la nuit, je me glissais jusqu'à ma rue. Depuis la discrétion d'un porche, je scrutais un long moment le calme ambiant à la recherche d'une présence. Je ne décelai rien. De temps en temps, un véhicule remontait la rue, plus rares étaient les piétons.

Rassuré, je traversai et m'enfonçai sur Athens Street jusqu'à la ruelle étroite derrière chez moi. Quelque part, un chat miaula et j'entendis Mme Doyle, une vieille voisine qui gardait parfois les filles, l'appeler. J'attrapai le haut d'une palissade en bois, me hissai puis me laissai glisser de l'autre côté. Si un piège m'était tendu, je venais de le refermer sur moi, sans en ressentir encore ni la douleur ni la défaite. La cour était silencieuse. Déjà s'évanouissait le bruit des planches que j'avais escaladées. À demi-courbé en avant, je traversai rapidement la pelouse. Sous un gros pot de fleur, je trouvai la clé que nous laissions là, j'entrai dans la cuisine. Il faisait sombre dans la pièce, j'attendis, accroupi, que mes yeux s'habituent à l'obscurité. Rien ne bougeait. Je devinais des formes rectangulaires, des tiroirs ouverts. Je compris que les visiteurs qui avaient ramassé le courrier avaient fouillé la maison. Je restai dans la même incertitude quant à leur identité. Policiers et gangsters n'avaient ni l'un ni l'autre le monopole du zèle et ceux qui avaient fouillé ma maison ne s'étaient pas économisés à retourner toutes les cachettes potentielles. Me restait à savoir ce qu'ils cherchaient. Je n'avais pas de pistolet à portée de main ; aussi attrapai-je un couteau de cuisine dans son bloc en bois. Dans le salon éclairé par les lampadaires de la rue, un spectacle similaire : rayons de la bibliothèque vidés, livres et DVD éparpillés sur le sol, coussins des fauteuils et du canapé éventrés, bibelots fracassés par terre. Et toujours la même sensation de vide, personne ne m'attendait, tapi dans l'ombre.

Je grimpai rapidement à l'étage en évitant les marches qui grinçaient. Le tranchant du couteau frottait contre la toile de mon pantalon. Je jetai un œil rapide dans les chambres d'Elsa et Marisol. Si leurs placards avaient été vidés de leur contenu, on n'avait pas touché à leurs peluches. Leurs yeux noirs m'observaient en silence, vaguement accusateurs. Dans notre chambre, je trouvais le matelas lardé de coups de couteaux, béait à moitié sur le sommier. Mes chemises gisaient, abandonnées là. Dans ma penderie, on avait fracturé le coffre-fort. Les deux mille dollars qu'il contenait, comme une diversion, disparus tout comme mes montres de luxe. Une bonne partie des vêtements de Camille traînaient par terre, son coffre à bijoux envolé lui aussi. J'éprouvais un mélange de honte et de colère devant l'évaporation des efforts de toutes ces années, devant ma défaite face à un système auquel je m'étais consacré corps et âme qui désirait maintenant ma mort. Il me restait un espoir. Peut-être n'avaient-ils pas trouvé le sac en cuir derrière la cloison amovible.

Je glissai le couteau de cuisine dans la poche de ma veste, grimpai sur la commode et ouvrit le panneau. À tâtons, je cherchai le bagage. Mes doigts fouillèrent un instant le vide et je commençai à paniquer quand j'effleurai la lanière. Dans un soupir, je la tirai vers moi. La sacoche était légère entre mes mains, beaucoup trop.

Je sautai sur les habits éparpillés là pour amortir le bruit de ma chute. À genoux, j'ouvris le sac. À l'intérieur, un simple mot : " You're fucked, Fogarty ! "

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