Instinct de mort
Je n'eus pas le temps de m'apitoyer sur mon sort. Les mains sur les cuisses, je me demandais encore comment s'étaient envolés les cent mille dollars, les faux passeports et le Glock 45 que je gardais caché quand la lumière crue d'un smartphone et une voix nerveuse me cueillirent là, à genoux sur les vêtements éparpillés au sol de ma femme.
Le ton se voulait dur et intransigeant, comme dénué de toute trace d'humeur, mais à travers quelques intonations haut perchées, je devinais les ombres de la crainte et de l'inexpérience :
" Reste sagement où tu es, Fogarty !
- Putain, mais t'es qui, toi ? D'où tu sors ? répondis-je.
Quand je levai un bras pour me protéger de l'éclat éblouissant, l'autre gronda :
" Tu ne bouges pas ! Et tu fermes ta gueule, connard ! Garde les mains le long du corps. Oncle Dom va être content de voir ta sale tronche de traître. "
L'appareil photo cliqueta dans l'obscurité. Exactement de la même façon que lorsque j'avais photographié Nate Galloway dans l'épicerie asiatique dans l'Ohio. En me retrouvant de l'autre côté de l'objectif, je réalisai soudain que j'étais devenu à mon tour ce que j'avais toujours redouté et haï : un renégat. Même poussé par les circonstances, le constat était sans appel. Pour l'heure, en dépit de l'urgence, il me fallait garder la tête froide :
" Tu veux bien te calmer, gamin ?
- Ne me dis pas ce que je dois faire, enfoiré ! Sauf si tu veux te manger une balle. lâcha-t-il tandis que le canon d'un pistolet, un neuf millimètres à ce que je pouvais en juger, apparut à la lisière du halo de lumière.
- OK ! OK, comme tu veux, mon gars ! Mais je n'ai pas l'intention de mourir ici à genoux. Tu veux bien me laisser me relever ?
- T'es pas armé ?
- Le seul flingue que j'avais était dans ce sac. Mais il a disparu, comme le reste. "
Il pencha son arme légèrement sur le côté et donna deux petits coups secs vers le haut. Je me mettais debout en levant les mains, paumes tournées vers lui. Se faisant, la pointe du couteau de cuisine me piqua le flanc. Je lançai au visage dans l'ombre :
" Et maintenant ?
- On attend de savoir où Dom veut que je t'emmène.
- Et l'argent qui était dans le sac ? Vous en avez fait quoi ?
- Il revient de droit au clan. Comme tu ne peux plus rien faire de cette information, Fogarty, je peux te la livrer. Wade est en train de l'emmener au Southie Tea Party.
- Pourquoi au bar ?
- Dominic a le sentiment qu'il y a trop de têtes inconnues dans le quartier ces derniers temps.
- Il s'est donc réfugié dans son repaire habituel en attendant que l'orage passe. Wade, c'est ton partenaire sur ce coup-là ?
- Ouais, comme d'habitude. "
Au sein du clan, je ne connaissais qu'un Wade. Le fils de l'un de nos associés, toujours fourré avec Brendan Clarke. Le même genre de complicité qui nous unissait, Charlie et moi.
- Bordel, Bren. Dans quoi tu t'es embarqué ?
- Putain, qui t'a dit mon nom ?
- Simple déduction, mon gars. Hartwell t'a donc chargé de nettoyer la merde ?
- Je le ferai si ça me permet de gravir les échelons.
- Fais quand même gaffe à ne pas te brûler les ailes, petit. Il n'y a rien de pire que la solitude quand tu es laissé au bord de la route par tes frères d'armes.
- C'est quoi, ce charabia ?
- Seulement les conseils d'un vieux qui connait les ficelles. J'espère juste que tu n'es pas trop con pour les entendre.
- Ferme ta putain de grande gueule, enfoiré ! " cria-t-il en avançant de deux pas en ma direction.
" Parfait ! " pensai-je. D'un geste vif, je détournai le pistolet de mon visage tandis que, de l'autre main, j'attrapai le couteau dans la poche de mon blouson et le plantai juste sous les côtes du gosse. Il hoqueta tant de surprise que de douleur, lâcha son téléphone et ouvrit grand la bouche en un cri silencieux, pareil à un poisson au bout d'une ligne. Quand il se débattit, je sortis la lame pour la replonger immédiatement dans l'espace intercostal. Je sentis son sang couler couler sur mes poignets ; déjà il devenait une poupée sans force. Je l'accompagnai jusqu'à la fenêtre de la chambre sous laquelle je l'adossais. Puis je me redressai, ramassai son arme, un Beretta Px4 Storm et allumai la lampe de chevet de Camille avant de lui dire :
" Écoute-moi, Bren. Je ne suis pas d'humeur à te buter, alors ne m'y oblige pas. Réponds à mes questions et je te promets que tu seras à l'hôpital dans trente minutes. Mens-moi et ton parcours s'arrête là.
- J'veux pas crever.
- Ça n'arrivera pas si tu es réglo avec moi.
- Qu'est-ce... que tu v... veux savoir ?
- D'où tu sors ?
- Quoi ?
- Où étais-tu planqué quand je suis arrivé ?
- Dans... dans la salle à manger. Je me suis glissé derrière la porte quand... tu es entré dans la mai... maison. J'ai failli me chier dessus, j'ai vraiment cru que tu allais me tomber dessus.
- T'étais là avec Wade Kilbane ?
- Oui.
- Depuis combien de temps ?
- Deux... ou trois jours. Putain, je douille.
- Ce sera bientôt fini.
- Tu ne vas pas me laisser mourir ?
- J'ai encore un peu d'amour pour mon prochain. Mais reste focalisé sur les bonnes réponses à m'apporter. Tu as bien commencé, ne flanche pas maintenant. "
Sa tête dodelinait ; aussi pour le maintenir éveillé, je le giflai avec fermeté. En retour, il gémit, mais son regard parvint à se fixer sur un point derrière mon épaule.
" On reprend. Qui en ville sait que je suis là ?
- Personne.
- Te fous pas de moi, Bren.
- J'te jure que c'est la vérité. C'est Dom qui... qui nous a envoyés, Wade et moi, t'attendre ici. Il savait que tu fausserais compagnie aux fédéraux et que tu te pointerais tôt ou tard à Boston.
- Il t'a dit pourquoi ?
- Qu'est-ce que j'en sais ? Et je m'en fous. Que tu sois là pour essayer de le tuer ou pour plaiser ta cause, ce n'est pas mon... mon problème, Fogarty. Nous avions seulement pour consigne de te choper et de te ramener.
- Où ? m'agaçai-je.
- Je... ne sais pas.
- Où ? Bordel !
- Je ne sais pas, c'est la vérité. Putain, arrête ! J'en peux plus. pleura-t-il. Des sanglots lui secouaient la poitrine et des larmes lui roulaient sur les joues.
- OK, gamin, je veux bien te croire. Réponds encore à une ou deux questions et j'appelle une ambulance.
- ...
- Comment avez-vous su pour l'argent ?
- Tout le monde au clan essaie de mettre un peu de fric de côté. Et on s'est dit que toi aussi, tu devais avoir un magot caché quelque part. Mais on en a bavé pour le trouver.
- Ton pote et toi, vous avez mis ma maison dans un sacré état. Où sont mes affaires maintenant ?
- Sûrement... entre les... mains de Dom à l'heure qu'il est.
- Ton pote est parti il y a combien de temps ?
- Maximum deux heures. Pas plus.
- Et il n'est pas revenu ? Il est pas planqué quelque part, prêt à me sauter sur le râble ?
- Non, j'te jure ! S'il te plaît, Fogarty, appelle les secours.
- Tu jures trop, gamin, ça te jouera des tours plus tard. Tu as été honnête avec moi, tu seras bientôt sorti d'affaire. Maintenant, ferme les yeux.
- Quoi ?
- Ferme les yeux. " articulai-je lentement en détachant chaque syllabe.
Dans la pénombre de notre chambre à coucher, il obéit, mais une grimace enfantine lui déforma le visage tandis qu'il clignait des yeux pour essayer de voir ce que je préparais. Je me relevai, considérai Brendan un instant en réfléchissant aux options qui se présentaient à moi. Je pouvais froidement l'éliminer et ainsi renier ma promesse de lui voir octroyer des soins au plus vite. Même si je me débarrassais du corps plus loin, Dom ne tarderait pas à comprendre que je me trouvais effectivement à Boston et s'ensuivrait irrémédiablement une chasse à l'homme à travers la ville. Une cavale mue par la colère qui ne laissait aucun doute quant à l'issue fatale qui m'attendait. Et même si je parvenais à esquiver les tueurs du clan et à m'exfilter sans encombres de Southie, nous ne serions jamais à l'abri avec ma famille. Ou alors je respectais ma parole et j'appelais le 911, mais, en gosse loyal à Dom, il ne tarderait pas à me balancer auprès de mes anciens associés qui ne manqueraient pas de venir l'interroger à l'hôpital. Toutefois, l'épargner n'enflammerait pas les ardeurs de colère à mon encontre. Je ressentais toute la masse du neuf millimètres dans ma main, du poids des responsabilités, des dilemmes insolubles. Je murmurai :
" Tout va bien se passer, gamin. Ce sera bientôt fini. "
Je levai le bras.
Cinq minutes plus tard, je me laissais glisser de l'autre côté de la clôture en bois au fond de mon jardin. Je redescendis vers ma voiture de location, l'esprit rempli de questions.
J'avais fait montre d'une dureté sans pareille à l'égard de Brendan, à la limite de la cruauté.
J'étais convaincu d'être dans mon bon droit, de simplement réagir, comme mû par une illogique et déraisonnable notion de légitime défense, à l'agressivité de la " famille " par davantage d'intransigeance et d'impact physique. Mais quelque part tout au fond de moi, une alarme retentissait pour me prévenir des dangers de l'escalade de la violence. N'étais-je pas déjà allé trop loin dans ce déferlement de haine ? Ce qui venait de se passer avec le môme Clarke révélait-il une faille récente dans mon armure de dur à cuire forgé des décennies par mon père et mes " oncles " à l'image du vieux Galloway ou la portais-je en moi depuis toujours, prête à exploser à la première occasion, à la moindre provocation ? À éclabousser ou contaminer le monde autour de moi. Comme l'avait vécu Camille et mes filles lors de l'attaque de leur convoi.
Une seule personne pouvait encore répondre à ces questions, quelqu'un que je n'avais pas vu depuis des années. Elle seule saurait me dire si je partageais avec mon père cet instinct de mort similaire, cette même maladie.
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