Maman
Les petits garçons effrayés reviennent-ils toujours dans le giron de leur maman ? Telle était la question qui tournait en boucle dans mon esprit alors que je me garais dans la rue où vivait ma mère à West Roxbury.
La nuit étendait ses ailes sombres et silencieuses sur la banlieue endormie et je restais à faire corps avec l'obscurité jusqu'à sentir l'hiver s'insinuer dans l'habitacle. La pendule sur le tableau de bord indiquait presque minuit et seule une lumière brillait à une fenêtre du rez-de-chaussée. À renouer avec ma mère après tant d'années d'ignorance et d'indiffénce mutuelles, en quête d'un peu de soutien, de quelques vérités sur mon père, je me sentais gagné par un vertige de réminiscences, de vieilles douleurs jamais totalement oubliées. Une boîte de Pandore que j'avais réouverte avec le carnet de Nate Galloway.
Si la crainte de retrouvailles houleuses m'emplissait d'appréhension, je devais dans une moindre mesure veiller à ce que ni l'agent Errico ni Hartwell n'aient mis des gars en planque. Une fois assuré du calme de la rue, je traversai la chaussée en me faufilant parmi les ombres. Juste avant d'arriver à la maison, je m'arrêtai sous un lampadaire. Un long frisson me remonta l'échine tandis qu'une idée saugrenue me transperçait de part en part, comme un étrange parallèle avec l'un des plans iconiques de " L'exorciste ". La pluie cuivrée sur ma frêle silhouette perdue dans la nuit glaciale était-elle le symbole coloré de ma propre culpabilité, de l'échec de mon parcours chaotique ?
Une grosse cylindrée passa dans une rue transversale, interrompant mes pensées. Alors que je grimpais jusqu'au perron, une lampe au-dessus de la porte d'entrée s'alluma et je reculai vivement, prêt à fuir, ma volonté vacillante. Je me tenais sur la marche médiane quand la porte d'entrée s'ouvrit et la voix éraillée de ma mère me héla depuis le seuil :
" Qui voilà à cette heure ? Sean. Je ne peux pas vraiment dire que ce soit une surprise.
- ...
- Tu comptes rester là ou tu entres ? Décide-toi, toute la chaleur de la maison s'en va.
- Pourquoi n'es-tu pas surprise de me voir ? demandai-je dans le vestibule.
- Chut ! George dort à l'étage et je ne veux pas qu'il t'entende. Viens dans la cuisine. "
Sur la télé du salon que nous traversâmes, Jimmy Fallon animait son late-night show. Elle me montra du doigt une chaise, je m'assis sans discuter pendant qu'elle mettait de l'eau à chauffer. Elle me tournait le dos quand je lançai :
" Pourquoi dis-tu que tu n'es pas surprise de me voir ?
- Des amis à toi sont venus il y a quelques jours.
- Qui ça ?
- Je ne connais pas leurs noms, mais je sais encore reconnaître la dégaine de ceux du clan. Dans quels ennuis tu t'es encore fourré, Sean ?
- Ce serait trop long à expliquer, mais pour la faire courte, j'ai retrouvé Nate Galloway.
- Oh ! Ce salopard est donc toujours en vie. Où est-ce qu'il vit ?
- Dans un trou perdu de l'Ohio. Mais qu'est-ce qu'on en a à foutre ?
- Probablement rien, tu as raison. "
Sur la gazinière, la bouilloire se mit à siffler. Elle versa l'eau dans deux tasses, y plongea deux boules à thé et resta là, à me tourner le dos, comme si elle cherchait à me cacher quelque chose. Mes pensées se perdirent dans la contemplation de la fumée, le cœur soudain gagné par une certitude glaçante. En cet instant, contre toute attente, je sus que ma mère et le vieux Galloway avaient eu une relation. La même impression de froid, de tripes en chute libre que celle que j'avais éprouvée face à Leonard Dillon dans son repaire, m'envahirent la poitrine. Ma tête rugissait sous les coups de boutoir d'une colère brûlante contenue des années durant, mal dirigée de surcroît.
Le regard qu'elle m'opposa quand elle se retourna était indéchiffrable. Je compris en observant cette inconnue qui était autrefois ma mère, que le temps agissait parfois comme un vernis sur les secrets les plus jalousement gardés. Une couche de froideur, de distance pour ne pas ramener à la surface de vieux souvenirs. Mais j'avais en même temps l'impression de me tenir si proche du dénouement de tout mon questionnement au sujet de mon père, de Nate Galloway et du clan que tout renoncement était, à mes yeux, inenvisageable.
" Cette lueur dans tes yeux me rappelle tellement ton père, Sean. Celle de quelqu'un impossible à détourner de son chemin.
- J'en ai trop bavé ces dernières semaines pour laisser tomber maintenant. Il se peut que je quitte Boston dans les prochaines semaines. Définitivement.
- Je me suis toujours doutée que ce jour arriverait. Tu es devenu l'exacte copie de ton père. Les mêmes yeux bleus charmeurs, la même fougue, la même passion. J'ai aimé ton père plus que tout. Mais, bon sang, je l'ai aussi tellement détesté pour son engagement envers le gang, pour son caractère de pitbull. Et toute cette violence qu'il charriait derrière lui.
- C'est pour ça que tu l'as trompé avec ce salopard de Galloway ? "
Elle recula comme si je l'avais giflée, les yeux écarquillés devant la violence de mon attaque puis, semblable à une onde chargée d'électricité noire, je vis s'y épanouir la colère et la honte des secrets déterrés.
" Parce que tu crois que ton père n'a jamais eu de maîtresse ? Toi-même, tu n'as jamais trompé Camille ?
- Je me doutais bien que Papa fréquentait d'autres femmes. Et non, jamais.
- Oh, excuse-moi ! Alors, tu dois bien être le seul chevalier blanc de tout Southie.
- Tu ne m'as pas répondu.
- Pourquoi toutes ces questions, Sean ? Tu as un besoin désespéré de comprendre ce qui s'est passé avant ton grand départ ?
- J'aimerais juste connaître la vérité. Galloway m'a raconté qu'il comptait fausser compagnie au clan et que Papa pensait à lui emboîter le pas.
- C'est vrai mais ce que tu ignores, c'est que ce brave Sam Fogarty était prêt à se tirer sans femme ni enfants.
- Quoi ?
- C'est la stricte vérité, Sean.
- Il serait sûrement revenu nous chercher une fois que les choses se seraient calmées.
- Tu es particulièrement naïf pour quelqu'un qui nage en ces eaux troubles depuis toujours. Je ne suis pas surprise que tu te réveilles enfin. Même si ça t'a pris autant d'années. Écoute-moi bien, Sean.
- ...
- Quel sort crois-tu que nous aurait réservé la " famille " si ton modèle paternel s'était enfui ?
- Je...
- Je vais te dire ce qui nous serait arrivés. Nous aurions nourri les poissons de la Mystic River avant que nos squelettes ne soient rejetés au loin dans la baie. Mais tu as préféré suivre les vertiges de la vie de truand plutôt que d'écouter tes parents et suivre des études. Pourquoi crois-tu qu'il t'achetait tous ces livres ?
- Pour passer du temps avec moi ?
- Oh, non, pas par charité chrétienne. Si tu avais travaillé à l'école plutôt que de traîner avec Jax et cet imbécile de Charlie Collier, tu serais entré à la faculté. Peut-être pas à Harvard ou au MIT, mais certainement à U-Mass. C'était ta porte de sortie, Sean et tu l'as gâchée en allant voler des voitures avec tes amis. J'en ai connu des déceptions dans ma vie, mais celle-ci, je ne l'ai jamais digérée. Et là, tu viens m'annoncer que tu comptes détaler comme un lapin et que je ne reverrai jamais mes petites-filles !
- Je...
- Oh non, tu n'es pas désolé. Et ne viens pas t'apitoyer sur ton sort avec moi, mon grand.
- Est-ce que tu as quelque chose à voir avec sa condamnation ?
- J'ai juste organisé notre survie. Vous autres les Fogarty, vous n'êtes que des graines de l'Apocalypse. Je suis heureuse de m'être éloignée de cette fange qu'est South Boston.
- Mes frères continuent de porter ce nom. lançai-je comme pour la blesser.
- Et c'est bien la seule chose que je pourrais jamais leur reprocher. Par chance, avec eux, les fruits sont tombés très loin de l'arbre. Tu devrais t'en aller maintenant. Avant que je n'appelle moi-même quelqu'un dans l'un des bars de Dom Hartwell pour les prévenir de ta visite.
- Je vais partir. J'ai seulement une dernière chose à te demander.
- Laquelle ?
- Je veux récupérer la Dodge.
- La vieille Charger ? Pour quoi faire ?
- J'y tiens.
- Je n'ai jamais compris la passion de ton père pour cette voiture, mais soit. Ton frère, Dean, s'en est occupée.
- Elle est donc en état de rouler.
- Probablement. Elle est dans un box à louer à Dorchester.
- À quelle adresse ?
- Je ne l'ai pas mémorisée, vu que c'est écrit sur le porte-clés. Dean ne sera pas très content que tu aies pris la Dodge.
- Il y accorde de l'importance.
- Pas plus que ça.
- Alors il râlera et je m'en fous.
- Aucune considération pour les heures de travail de ton frère, hein ?
- Aucun de vous n'a pris de nouvelles de nous durant ces années. Cette voiture, personne n'en veut dans la famille. Elle me revient autant qu'à n'importe qui.
- Je vais te donner les clés. Tu n'auras qu'à les laisser au gardien là-bas. Je fais ça pour une seule raison, Sean.
- ...
- Je me moque que tu repasses le seuil de ma maison à l'avenir. Mais débrouille-toi comme tu veux pour mettre mes petites-filles définitivement à l'abri. Loin de Boston. Voilà ma dernière volonté te concernant. "
Un moment plus tard, je retrouvais la quiétude de la banlieue endormie. Tremblotantes à travers le halo de cuivre des lampadaires, quelques étoiles m'envoyaient leur éclat discret. Il faisait froid dans la rue, mais ce n'était rien en comparaison le froid qui m'habitait, abandonné par ma propre mère. Cependant, au milieu de la houle, j'avais discerné un rai de lumière en obtenant quelques réponses.
Annotations
Versions