Ce que tu cherchais…
Il la suivait partout où elle allait. Dans toutes ses pérégrinations, dans ses envolées lyriques, dans des délires idylliques, dans ses pensées philosophiques même. Combien de temps pouvaient-ils passer à parcourir le monde ensemble, laissant leurs esprits en communion vagabonder au gré de leurs envies comme les ondes wifi traversaient les terres, les mers, les océans, gravissaient les collines, les monts et les montagnes pour les relier.
Ces instants partagés étaient tout bonnement magiques. C’est ce qui la retenait auprès de lui : il la faisait rêver. Et la voir se laisser aller, se laisser découvrir au fur et à mesure du temps était la plus douce des récompenses à ses yeux. C’était un ballet amoureux subtil entre eux. Combien de fois lui disait-il qu’il se sentait bien auprès d’elle, à l’abri dans les confins de la galaxie d’amour qu’était son cœur ? Combien de fois, son cœur à elle souhaitait-il y croire mais sa raison, sclérosée par les doutes et la peur, l’empêchait de se laisser aller complètement à l’ivresse que l’on ressent lorsqu’on se permet de vivre enfin. Les heures passées sur ce chat avaient un goût d’éternité. Il ne lui demandait plus de pouvoir l’appeler. Cela créa un manque. Ainsi ne désirait-il pas plus d’elle ? Elle se laissa avoir par ce désintéressement intéressé.
Elle osa cliquer sur « appeler ». Les battements de son cœur s’accéléraient. Comme si la moindre faute pouvait lui faire perdre le combat. C’est ainsi qu’elle voyait l’amour : comme un défi à relever, un combat à gagner. C’est ainsi qu’il voyait l’amour : comme la plus belle des choses à partager.
Qu’avait-elle à craindre pourtant ? Cela faisait deux ans et demi qu’ils discutaient et déjà ils se parlaient comme des amis de toujours. La distance a cette faculté prodigieuse et invraisemblable de créer une contiguïté entre les êtres. C’était là, un paradoxe divin. Il est humainement impossible de créer une chose à partir de son contraire. Cette relation avait quelque chose qui tenait de la perfection et Raphaëlle sentait qu’il en fallait peu pour la corrompre. C’est pourquoi, elle usait de tant de stratégie envers lui afin de ne pas altérer cet état de grâce. A aucun moment elle ne se permettait de se demander ce que lui en pensait. Il continuait de lui parler, c’est que cela lui convenait aussi.
Pris d’un courage surhumain, elle l’appela à dix-neuf heures trente-six depuis sa maison à Chelles en banlieue de paris. Il ne tarda pas à répondre, comme vous vous en doutez certainement. Il attendait cela depuis tellement longtemps. Il avait tant et tant de fois imaginé sa voix gracieuse et douce lui déclamer et lui réclamer son amour. Mais là, il allait enfin pouvoir mettre un son sur ce qu’il se contentait de deviner depuis tout ce temps :
« Manao Ahoana… Balbutia-t-elle d’une voix si aiguë qu’elle frisait les ultrasons,
_Wahou, Manao Ahoana. Tu le dis encore mieux que tu ne l’écris, répondit-il avec un accent très marqué.
Elle rit à cette réplique un peu niaise à son goût.
_Merci, tu vas bien ?
_Maintenant oui très bien. J’ai attendu depuis longtemps de t’entendre. Excuse mon français.
_Tu parles toujours aussi bien, pas de problème. Continua-t-elle d’une fois charmeuse,
_Tu as une très jolie voix.
Il avait déclaré cela sans hésitation aucune et avec une voix si assurée qu’elle fut parcourue de frissons. Il avait la voix d’un homme, jeune, mais d’un homme tout de même. Ce qui rajoutait à son charme.
_On ne s’est encore jamais dit nos âges mais laisse-moi deviner… Tu dois avoir entre 35 et 40. Je me trompe ?
_J’ai 36 ans.
Elle se crispa à cette réponse. Mais cela restait imperceptible au téléphone.
_Et toi ? Continua-t-il,
_Hm, j’ai 28 ans.
_Tu n’as pas l’air sûre de ton âge.
_Si si, c’est juste que… Entendre ta voix me fait plus d’effet que prévu, répondit-elle en rigolant,
_Ah d’accord. Moi aussi. Enfin, je savais qu’elle me ferait beaucoup d’effets mais là…
_C’est gentil.
_C’est sincère, tu as une très jolie voix. Vraiment !
_Trêve de flatterie, haha. Comment s’est passée ta journée ?
_J’ai travaillé. Je viens à peine de rentrer et toi.
_Moi aussi. C’était une journée un peu chargée. Tu fais quoi comme travail au juste ? Je ne t’ai jamais demandé.
_Je travaille sur un marché. Je suis, euh, marchand.
_Tu tiens un commerce ambulant ? Tu vends quoi ?
_Oui, c’est ça. Des fruits et légumes. Ma famille les fait pousser, je les vends avec mon cousin. Je parle souvent avec des français.
_ça explique encore mieux pourquoi tu parles si bien.
_Merci. Et toi ? Ton travail, c’est quoi ?
_Je suis… Comment dire… Disons que mon travail consiste à aider les gens à trouver du travail justement, haha.
_Si j’ai besoin je t’appellerais alors.
_Pas de soucis ! Tu peux compter sur moi, haha.
_Dis-moi, tu as quelqu’un dans ta vie ?
_hm, pourquoi cette question ?
_Tu as l’air d’hésiter encore. Ça veut dire oui ?
_Non pas vraiment…
_Non pas vraiment ? Je ne comprends pas.
_Disons que non tout simplement non. Je n’ai pas le temps de penser à ça. Mon travail me prend beaucoup de temps, à côté de ça je prends et donne des cours de langues étrangères. J’ai un emploi du temps tellement chargé que je ne saurais pas où caser du temps pour un jeune homme.
_Il n’y a pas de temps pour l’amour. L’amour est une unité de distance.
_Alors là c’est toi qui manie beaucoup trop bien le français pour moi, haha.
_Je ne comprends pas ce que j’ai dit vraiment. J’ai entendu ça un jour sur le marché. Une française l’a dit à un autre français. J’ai trouvé ça beau. Tu saurais l’expliquer toi ?
_Je n’en sais trop rien… Je dirais que la grandeur de l’amour est inversement proportionnelle à la distance entre deux êtres. Peut-être est-ce ce qu’elle a voulu dire ?
_Plus tu aimes quelqu’un plus tu es proche. Et à la fin, on est plus qu’une personne alors.
_Oui, en gros. C’est ça.
_Alors, tu penses être trop loin pour qu’on s’aime ?
_Comment te dire… Je dirais que… Sur un malentendu, peut-être, on pourrait s’aimer ! dit-elle espiègle.
_ça me va. Un jour je pourrais t’approcher. J’en suis sûr.
_Oh, n’en sois pas si certain, haha. Tu ne sais pas à qui tu as affaire.
_Je sais que tu es quelqu’un de gentil, qui aime aider les autres. Ça me suffit. Je peux te poser une question ?
_Vas-y.
_C’est comment la vie en France ?
_Triste et morne…
_Tu es bien triste toi pour quelqu’un qui aime Candide.
_Haha, je suis juste lucide, tout comme toi Fanantenana.
_Oui Raphaëlle. Mais ça ne peut pas être pire qu’ici.
_Oui, la misère en moins évidemment, quoique, c’est de pire en pire de ce côté-là ici aussi…
_Tu continues à être triste aujourd’hui. Ça ne va pas ?
_Si ça va, je te rassure. Juste, je ne peux pas mentir sur l’état du monde. C’est trop évident.
_Par contre mentir sur toi tu peux.
_Pardon ?
_Pourtant, je n’ai pas l’impression de te découvrir, même quand tu m’avoue un mensonge. C’est comme si je te connaissais déjà.
_Que je ne faisais que confirmer les impressions que tu avais sur moi ?
_Pas les impressions, les certitudes.
_Je ne suis pas sûre de comprendre…
_Quand j’ai vu ta photo. J’ai tout de suite vu que tu étais quelqu’un de bien, de timide, de gentil, de bienveillant. La seule chose qui m’a surpris…
_Oui ?
_C’était que tu te cachais tout le temps. Pourquoi ?
_Je n’en sais rien. C’est ton impression, pas la mienne.
_Non, c’est une de mes certitudes. Pourquoi tu te caches Raphaëlle ?
_Parce que je suis complétement folle peut-être, haha ! S’exclama-t-elle,
_Je ne plaisante pas… Je n’ai pas vu de choses à cacher chez toi depuis que je te connais.
_Le côté virtuelle de cette relation fausse beaucoup de chose. Dont notre jugement de l’autre. Je t’assure que ça ne doit être qu’une impression.
_D’accord.
Les heures défilèrent. Leurs conversations gagnaient en profondeur à chaque minute qui passait. Ils avaient tous deux l’impression de redevenir des adolescents qui tombent amoureux pour la première fois. Tout émoustillé de se découvrir de nouveaux sentiments et émotions.
« Quel est ton plus grand rêve Raphaëlle ?
_C’est une très bonne question ! J’ai beaucoup de grands rêves mais je suis toute petite… Dit-elle avec une voix de petite fille. Je dirais que le plus grand serait de pouvoir rendre les gens heureux d’un seul sourire ! Et toi ?
_C’est beau… De protéger ma famille. Qu’il ne leur arrive rien de mal. Jamais.
_Tu as un grand sens de la famille… Vous avez beaucoup de chance. Vous avez l’air de très bien vous entendre.
_Pourquoi ? Ce n’est pas comme ça en France ?
_ça dépend des gens… J’ai vécu vingt années avec mes parents mais ils me deviennent de plus en plus des inconnus. On s’éloigne avec le temps…
_Fais attention, la distance se compte en amour. Les miens de parents, je ne les ai jamais connus. Ils sont morts peu de temps après ma naissance. Mais tu sais, ici, on est élevé par les oncles et tantes ou par nos grands-parents.
_Je suis désolée de l’apprendre…
_C’est rien. C’était des étrangers pour moi aussi. Je comprends très bien ce que tu ressens. J’ai donc été élevé par ma tante avec ma sœur Fa qui est en France. C’est une vraie mère pour moi.
_Elle est où en France ?!
_Vers Paris je crois, je ne suis pas sûr.
_Excellent, si ça se trouve je la connais ! Je suis vers Paris aussi ! A Chelles. Je ne sais pas si tu vois où c’est…
_Je vois où est Paris. Tu connais beaucoup de Malgache ?
_J’ai quelques personnes d’origine malgache qui viennent à l’association. Dont une que j’apprécie vraiment beaucoup. Elle s’appelle Fara Fitia. Et toi, c’est quoi ton nom de famille ?
_Euh, Rabekoto.
_Tu as eu l’air d’hésiter ?
_Non non, haha, juste je réfléchissais si je connais une Fara Fitia mais non.
_J’ai une autre question. Quelles sont tes plus grandes craintes ?
_Voir mes proches mourir et souffrir. Et toi ?
_Je crois que, de plus en plus, ce serait de perdre mon intégrité…
_Etrange…
_Pourquoi ?
_Parce que tu mens beaucoup trop.
_Je pourrais le prendre très mal mais tu m’as fait rire ! »
Quatre heures vingt-sept du matin, ils raccrochèrent sur un lapidaire « tu vas me manquer » de Fanantenana. Jamais elle n’aurait répondu à cela. Elle observait depuis toujours un ascétisme relationnel et encore plus amoureux. Elle se décida à sortir s’aérer l’esprit. Elle quitta sa petite maison qu’elle partageait avec sa meilleure amie. Sortit de son avenue du Dragon pour rejoindre l’avenue des Abesses.
L’air frais du petit matin ne la gênait aucunement. Son cœur et son esprit avaient quitté tous deux son corps et aucun stimuli même des plus désagréables ne parvenait à la faire redescendre à la réalité. La fatigue lui permettait de conserver intact ce sentiment transcendantal. Elle se sentait si légère. La vie lui paraissait tout à coup plus simple. Ces vieux souvenirs venant hanter ses nuits tels des fantômes de personnes que l’on souhaiterait oublier se tenaient à l’écart. Tapis dans l’ombre, ils guettaient son retour du monde spirituel au monde matériel pour ressurgir et reprendre la gouvernance de ses ressources affectives et émotionnelles.
Peut-être vous demandez-vous pourquoi diable s’imposait-elle de telles contraintes absurdes à l’amour ? Je vais lui laisser la place et le temps de vous l’expliquer avec distance, comme toujours dans le prochain chapitre. La distance étant la réaction immunitaire de sa psyché contre ses passions dévastatrices.
En attendant qu’elle ne se décide à vous l’écrire. Je continue sur ma lancée. Elle adorait les discussions qu’elle pouvait avoir avec lui. Il était toujours très à l’écoute et particulièrement attentif. Et elle l’écoutait toujours avec délice parler de lui, de sa vie et de sa façon d’appréhender le monde.
C’est en pleine nuit qu’un jour, elle se sentit si à l’aise, qu’elle laissa entrevoir la naissance de ses pensées les plus intimes.
« Tu sais Fanantenana, depuis que je te connais, j’ai l’impression de retrouver la Raphaëlle de mes seize ans. Celle qui ressentait tout intensément et qui voulait vivre à tout prix. J’éprouve des émotions que je croyais mortes depuis tellement longtemps ! Je ne sais pas comment tu fais pour me faire ressentir tout ça. Tout est si facile en ta compagnie. Je n’ai pas à réfléchir à ce que je suis. Je me contente d’être celle que j’ai toujours rêvée.
_Je suis content de savoir te faire ressentir tout ça. Tu m’aimes vraiment alors ? » Lui répondit-il avec une pointe de mélancolie, sachant qu’elle allait sans doute fuir pour un peu de temps encore. Cela pouvait ressembler à de la pudeur. Pourtant, elle n’hésitait pas à se mettre nue face à lui lorsqu’il lui semblait que la situation l’exigeait puis se rendait compte de sa nudité et en éprouvait de la honte.
Ainsi fit-elle, donc, à chaque fois.
Bon, il me semble que Raphaëlle s’impatiente et souhaiterais continuer ! A toi, Raphaëlle.
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