Chapitre 1
La nuit passée, elle était apparue à l’horizon du village de Trois-Vents, l’avait ravagé en quelques heures et fait de même avec son voisin, Creux-en-Pierre. Son origine était inconnue. On avait émis plusieurs hypothèses quant à son apparition : punition divine, esprit démoniaque, expérimentation militaire, créature extra-terrestre, et bien d’autres, tout aussi farfelues. Baptisée la Calamité, c’était une énorme bête à l’allure de hyénidé d’environ douze mètres de haut, avec deux puissantes cornes sur le crâne. Son corps était recouvert par d’épaisses plaques osseuses et articulées que rien ne parvenait à transpercer. Et ses yeux blancs, disait-on, ne possédaient le reflet d’aucune âme. Depuis trente ans déjà, elle enlevait la vie comme on arrache une mauvaise herbe.
Les survivants des deux villages s’étaient regroupés et se dirigeaient vers Ménave, la localité la plus proche, dans l’espoir d’y trouver un refuge.
Un chemin s’était naturellement imposé à eux par la forêt, refuge végétal où la bête avait plus de mal à s’aventurer à cause de sa taille. Cela la dissuadait parfois de poursuivre ses proies, sauf lorsqu’elle s’enrageait. Là, le plus robuste des arbres ne lui résistait que quelques minutes et il valait mieux prendre ses jambes à son cou au risque de le recevoir sur la tête, ou de servir de casse-croûte à la créature. Seuls les plus téméraires osaient emprunter les routes. Si leur état pouvait par endroit encore permettre aux véhicules de les utiliser, ces derniers ne roulaient plus depuis des années – on préférait garder l’essence pour des choses plus importantes comme l’alimentation des générateurs, et puis, il n’y avait rien de plus amusant pour la Calamité qu’une boîte de conserve sur quatre roues. Un coup de patte, et le petit jouet se retrouvait sur le dos comme une tortue victime d’un mauvais tour. Les routes avaient néanmoins l’avantage de faciliter l’accès et l’orientation, et offraient une surface plane sur laquelle marcher : un petit gain d’énergie non négligeable face à la bête. Cependant, ce qui bénéficiait aux humains lui bénéficiait aussi…
En cette mi-automne, un tapis de feuilles flamboyantes recouvrait le sol en épaisses couches. À chaque pas, un léger bruissement s’élevait, parfois entrecoupé par le craquement sec d’une branche morte.
Les mines étaient sombres, les corps fatigués et choqués par le drame survenu quelques heures plus tôt. Le chemin jusqu’à leur nouvelle destination était long et fastidieux. Il faudrait bientôt sortir du bois et couper à travers champs, là où la bête pouvait rapidement les atteindre. Par chance, si tant est que ce fut grâce à elle, elle ne semblait plus les suivre. Sans doute était-elle partie dévaster un autre endroit. Un village, ou plutôt une ville où son intérêt se retrouverait décuplé par le nombre d’habitants. Si cette prière ne fut pas formulée à voix haute, elle s’imposa secrètement dans plusieurs têtes : on espérait qu’elle n’ait pas choisi Ménave. Il leur faudrait une bonne journée et demi pour s’y rendre, et ce, avec trois enfants et plusieurs vieillards.
Deux heures qu’ils avaient fui sans aucun bagage et le rythme des pas ralentissait à chaque mètre parcouru.
« Une pause… supplia Max qui porterait difficilement ses quatre-vingt ans plus loin, je vous en prie ! Une pause ! »
Le souffle court, le vieillard haletait péniblement. Le dos voûté, les rides profondément marquées par la fatigue, personne n’osa la lui refuser. Tous étaient exténués par l’effort ; certains se laissèrent tomber sur le sol tandis que d’autres s’appuyèrent contre un tronc, à deux doigts de perdre l’équilibre.
Parmi eux, un jeune homme du nom de Kayn se mit à l’écart. Arrivé depuis deux ans à Trois-Vents, les habitants le surnommaient encore « l’étranger ». Son caractère impétueux et sauvage ne lui avait attiré aucune sympathie. On avait néanmoins accepté de lui vendre des vivres – et ce, malgré les restrictions que s’imposaient les quelques commerces restants qui peinaient bien souvent à s’approvisionner – sous couvert d’un élan de générosité. En vérité, on lui faisait payer le triple.
Les rumeurs allaient bon train à son sujet, rien chez lui n’était suffisamment correct. Ses cheveux brun mi-longs avec sa raie au milieu et les deux mèches qui encadraient son front avaient un aspect trop sauvage. Ses vêtements sombres moulaient son corps fin et musclé sans le couvrir convenablement – son pantalon descendait jusqu’au mollet et son t-shirt sans manche remontait au-dessus de son nombril dès qu’il s’étirait ou levait un peu les bras. Et qu’il le faisait souvent ! Il savait bien qu’à ce moment-là, on le regardait et il s’amusait des critiques qui s’élevaient alors à mi-voix. Pour certains, c’était indécent ! Tandis que d’autres s’émoustillaient, les joues rouges.
Ainsi, Mme Delbreil qui se présentait avec sa cinquantaine depuis déjà dix ans, s’était vantée auprès de sa voisine d’avoir essuyé plusieurs avances du jeune homme. C’était grâce à une volonté de fer, disait-elle, qu’elle l’avait repoussé maintes fois. M.Vecquel, de la fenêtre de son balcon où il restait du matin au soir pour surveiller la place du village, jurait l’avoir vu à plusieurs reprises avoir un comportement déplacé envers des jeunes filles. Il assurait l’avoir fait fuir avec sa grosse voix d’octogénaire.
Si on accordait à Kayn une multitude d’aventures d’un soir ou de quelques heures, rien n’était vrai. Au contraire, il faisait tout son possible pour écourter les conversations et davantage encore pour éviter les autres. Sa voix ne s’élevait que lorsque l’opportunité de provoquer quelqu’un se faisait sentir. C’était bien malgré lui qu’il se retrouvait condamné à marcher avec les survivants de l’attaque de la Calamité.
Ses yeux glissèrent sur chacun de ses compagnons d’infortune comme des boules de billard filant de tous côtés.
« Eh bien, eh bien ! Quelle endurance ! les railla-t-il. Si la Calamité nous poursuit, elle aura de quoi déjeuner. »
Sa remarque fit mouche. Des regards méprisants se dirigèrent vers lui. Un homme sembla même avoir un regain d’énergie pour corriger son insolente moquerie. Mais une jeune demoiselle coupa court à la tension qui s’installait :
« Rien ne t’empêche de poursuivre seul » lui dit-elle d’un ton doux en rattachant ses longs cheveux châtains.
Originaire de Creux-en-Pierre, Lucie voyageait avec son frère, Alexandre. Leurs parents étaient morts dans l’effondrement de leur maison détruite par la Calamité. Ils en étaient sortis in extremis et bien qu’encore sous le choc, elle s’efforçait de garder le sourire.
« Si je faisais ça, je me retrouverais bien embêté au cas où elle me tomberait dessus, je perdrai le seul avantage qu’il y a à me trainer des boulets. »
Ses yeux vairons – l’un bleu et l’autre noir – passèrent sur ceux qui ralentissaient leur progression. Puis une ligne arrogante fendit ses lèvres lorsqu’il vit les regards réprobateurs qu’on lui adressait.
« Allez, tirez pas ces tronches ! Vous êtes en vie ! s’esclaffa-t-il. Du moins, pour le moment. »
Il était bien le seul à pouvoir rire. Qu’avait-il perdu, ce vagabond sans foyer, sans attache ? Il n’avait ni demeure, ni ami, ni famille. Pour les survivants, leurs vies étaient une bien maigre consolation. Même s’ils parvenaient à les reconstruire quelque part, la créature pourrait de nouveau tout leur reprendre. « À quoi bon ? » se disaient certains, « Comment peut-il comprendre, lui, l’importance de toutes ces petites choses qui composent une vie ? »
Lucie s’avança pour lui chuchoter que ses plaisanteries étaient malvenues, soucieuse de le voir affronter la colère des autres s’il continuait.
« C’est mieux de se voiler la face, n’est-ce pas ? » rétorqua-t-il en levant un sourcil provocateur.
Autour, les visages affligés et désespérés lui tirèrent un nouveau sourire. Puis il alla s’asseoir près d’un arbre et attrapa la bouteille d’eau dans son sac à dos. En le voyant boire à grosses gorgées, Lucie lui indiqua que les enfants et les vieillards auraient bien besoin d’en profiter eux-aussi. Ce à quoi Kayn répondit avec une satisfaction à peine mesurée :
« Ils auraient peut-être dû préparer un sac de survie, avec de la nourriture et de l’eau au cas où la Calamité viendrait, non ? S’ils ne sont pas prévoyants, qu’est-ce que j’y peux ?
- Ce n’est qu’un peu d’eau.
- Mon eau, pour ma survie. Ils n’auront qu’à attendre qu’il pleuve ou que nous trouvions une source. »
Lucie resta figée : comment pouvait-il être si égoïste ? Les sourcils froncés, elle baissa la tête et retourna auprès de son frère. Elle ne le ferait pas changer d’avis, il prenait un malin plaisir à agir comme le premier des idiots ! Elle le voyait dans son petit rictus satisfait. Malgré elle, ses yeux revinrent sur Kayn. Après ce qu’ils avaient vécu, se disait-elle, elle ne comprenait pas son comportement. Il fallait se serrer les coudes pour survivre ! S’il continuait, il allait finir rejeter par tous, et alors, il mourrait, c’était certain ! Si Kayn avait connu ses pensées, il lui aurait répondu que cela faisait plusieurs années qu’il survivait avec la solitude pour seule compagnie, et que jamais, Ô grand jamais, l’idée de demander de l’aide ne lui avait traversé l’esprit.
Une heure avait passé lorsqu’ils reprirent leur chemin. Au crépuscule, ils firent une autre halte, cette fois, pour s’installer pour la nuit. Tous furent unanimes : il valait mieux rester à l’abri sous les arbres à l’orée de la forêt.
Sans rien pour se réchauffer, ni vêtements chauds ni couvertures, la nuit fut courte. Seuls les corps serrés contre d’autres parvinrent à gagner un peu de chaleur. Au matin, les estomacs réclamèrent sévèrement leur dû quotidien, grondant comme une chorale d’ours affamés. Personne ne s’en plaignit, sauf Rose, Charlie et Sasha, les trois enfants d’une veuve. Âgés de deux, quatre et six ans, leurs petites bouches ne pouvaient taire leur faim. Tania, leur mère, avait perdu son mari avant l’attaque de la Calamité sur Creux-en-Pierre. Il avait été frappé quelques semaines plus tôt par un arrêt cardiaque – une mort douce, disait-on. Aussi essayait-elle de compenser son absence, sans y parvenir, et avait depuis compté sur l’aide de ses voisins, Lucie et Alexandre. Ménave lui paraissait plus loin, plus dure à atteindre. Et elle craignait de ne pas y trouver assez de nourriture pour ses enfants ou qu’on ne veuille pas lui en vendre.
Ménave, comme partout ailleurs, subissait des restrictions alimentaires. Nécessaires, aucune loi ne les avait pourtant mises en place. Aucun gouvernement n’en était à l’origine pour l’unique raison qu’ils n’existaient plus. Les seules localités qui subsistaient – celles qui n’avaient pas été détruites par la créature – le faisaient par leurs propres moyens.
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