Chapitre 1

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  La nuit passée, elle était apparue à l’horizon du village de Trois-Vents, l’avait ravagé en quelques heures et fait de même avec son voisin, Creux-en-Pierre. Trente ans déjà qu’elle enlevait la vie comme on arrache une mauvaise herbe.

D’origine inconnue, on avait émis plusieurs hypothèses quant à son apparition : punition divine, esprit démoniaque, expérimentation militaire, créature extra-terrestre, et bien d’autres, tout aussi farfelues. Il s'agissait d'une bête à l’allure de hyénidé d’environ douze mètres de haut pour plusieurs tonnes avec deux énormes cornes sur le crâne. Son corps était recouvert d’épaisses plaques ressemblant à du cuir que rien n’avait jusque-là réussi à transpercer. Et ses yeux blancs, disait-on, ne possédaient le reflet d’aucune âme.

Les survivants des deux villages – environ une vingtaine – s’étaient regroupés et se dirigeaient à présent vers Menave, la localité la plus proche, dans l’espoir d’y trouver un refuge. Parmi eux, un jeune homme du nom de Kayn marchait à l’écart. Arrivé depuis deux ans au village de Trois-Vents, les habitants le surnommaient encore « l’étranger ». Son caractère impétueux et sauvage ne lui avait attiré aucune sympathie. On avait néanmoins accepté de lui vendre des vivres – et ce, malgré les restrictions que s’imposaient les quelques commerces restants qui peinaient bien souvent à s’approvisionner – en prenant pour excuse un élan de générosité. En vérité, on lui faisait payer le triple.
Les rumeurs allaient bon train à son sujet, faisant de lui une personne sans aucune morale. Bien qu’alimentées principalement par ses traits de caractère, son style vestimentaire y était pour beaucoup. Sombres et près de la peau, ses vêtements sculptaient parfaitement son corps fin et musclé. Son pantalon lui couvrait les jambes jusqu’au mollet, et un t-shirt sans manche remontait au-dessus de son nombril dès qu’il s’étirait ou levait un peu les bras. Et qu’il s’étirait souvent ! Il savait bien qu’à ce moment-là, on le regardait ; les critiques fusaient alors de toutes les bouches, à demi-voix pour qu’il ne puisse pas entendre. Certains le trouvaient indécent, d’autres, terriblement sexy. Ainsi, Mme Delbreil qui se présentait avec sa cinquantaine depuis déjà dix ans, s’était vantée auprès de sa voisine d’avoir essuyé plusieurs avances du jeune homme. C’était grâce à une volonté de fer, disait-elle, qu’elle l’avait repoussé maintes fois. M. Vecquel, de la fenêtre de son balcon où il restait du matin jusqu’au soir pour regarder ce qu’il se passait sur la place du village, jurait l’avoir vu à plusieurs reprises avoir un comportement indécent envers des jeunes filles. Il assurait également l’avoir fait fuir avec sa grosse voix d’octogénaire.
Si on accordait à Kayn une multitude d’aventures d’un soir ou de quelques heures, rien n’avait jamais été vrai. Au contraire, il faisait tout son possible pour écourter les conversations et davantage encore, pour éviter les autres. C’était bien malgré lui qu’il se retrouvait à marcher avec tout un groupe et devoir supporter chacun d’entre eux.

Un chemin s’était naturellement imposé à eux par la forêt, refuge végétal où la bête qu'on appelait « Calamité » avait plus de mal à s’aventurer à cause de sa grande taille. La fuite s'en retrouvait légèrement facilité et cela dissuadait parfois la bête de poursuivre ses proies. En revanche, lorsque la créature s’enrageait, le plus robuste des arbres succombait à sa hargne en quelques minutes. Dans ces cas-là, il valait mieux courir le plus loin possible, pour éviter sa chute, ou la gueule menaçante derrière lui.
Pour ce qui était des routes, seuls les plus téméraires osaient encore les emprunter. Si leur état pouvait par endroit encore permettre aux véhicules de les utiliser, ces derniers ne roulaient plus depuis des années - on préférait garder l'essence pour des choses plus importantes, comme l'alimentation des générateurs, et puis, il n'y avait rien de plus amusant pour la Calamité qu'une boîte de conserve sur quatre roues. Un coup de patte, et le petit jouet se retrouvait sur le dos comme une tortue à qui on aurait joué un mauvais tour. Elles avaient néanmoins l'avantage de faciliter l'accès et l'orientation, et d'offrir une surface plane sur laquelle marcher : un petit gain d'énergie non négligeable face à la Calamité. Cependant, ce qui bénéficiait aux humains bénéficiait aussi à la bête...

En cette mi-automne, un tapis de feuilles flamboyantes recouvrait le sol en épaisses couches. À chaque pas, un léger bruissement s’élevait, parfois entrecoupé par le craquement sec d’une branche morte.
Les mines étaient sombres, les corps fatigués et choqués par le drame qui s’était abattu sur eux quelques heures plus tôt. Et le chemin jusqu’à leur nouvelle destination était long et fastidieux. Il faudrait bientôt sortir de la forêt et couper à travers champs, là où la bête pouvait rapidement les atteindre. Par chance, si tant est que ce fut grâce à elle, la calamité ne semblait pas les suivre. Sans doute était-elle partie s’en prendre à un autre endroit. Un village, ou plutôt une ville où son attrait se retrouverait décuplé par le nombre d’habitant. Si cette prière ne passa pas la barrière des lèvres par honte, elle se retrouva secrètement dans plusieurs têtes ; on espérait que la calamité n’ait pas choisi Menave. Il leur faudrait une bonne journée et demi pour rallier la petite ville et ce, avec trois enfants et plusieurs vieillards.

Deux heures qu’ils avaient fui leurs villages sans aucun bagage, et le rythme des pas ralentissait à chaque mètre parcouru.

« Une pause... supplia Max qui porterait difficilement ses quatre-vingt ans plus loin, je vous en prie ! Une pause... »

Le souffle court, le vieillard haletait péniblement. Le dos voûté, les rides profondément marquées par la fatigue, on n’osa pas la lui refuser. Tout aussi exténués, certains se laissèrent tomber au sol ou s'appuyèrent contre un tronc, à deux doigts de perdre l'équilibre. D’autres s’assirent simplement sur le matelas végétal qu'offraient les feuilles. Seul Kayn resta debout ; ses yeux glissèrent sur chacun de ses compagnons d’infortune comme des boules de billard filant de tous côtés.

« Eh bien, eh bien, quelle endurance, les railla-t-il, si la calamité nous poursuit, elle aura de quoi déjeuner. »

Sa remarque fit mouche. Des regards méprisants se dirigèrent vers lui. Un homme sembla même avoir un regain d’énergie pour corriger son insolente moquerie. Mais une jeune femme coupa court à la tension qui s’installait :

« Rien ne t’empêche de poursuivre seul » lui dit-elle d'un ton doux.

Elle se prénommait Lucie et était originaire de Creux-en-Pierre. La calamité avait détruit sa maison d’où elle était sortie in extremis avec son frère jumeau, Alexandre. Ses parents étaient morts dans l’effondrement. Bien qu’encore choquée, elle s’efforçait de garder le sourire.

« Si je faisais cela, je me retrouverais bien embêté au cas où elle me tomberait dessus. Je perdrai le seul avantage à me trainer des boulets. »

Ses yeux vairons – l’un bleu et l’autre noir – passèrent sur ceux qui ralentissaient leur progression. Une ligne arrogante fendit ses lèvres lorsqu’il vit les regards réprobateurs qu’on lui adressait.

« Allez, tirez pas ces tronches ! Vous êtes en vie ! s’esclaffa-t-il. Du moins, pour le moment. »

Il était bien le seul à pouvoir rire, car tous avaient beaucoup perdu en une nuit. Leurs familles, leurs amis, leurs demeures et leurs souvenirs. Leurs vies leur paraissaient être une bien maigre consolation. Même s’ils parvenaient à la reconstruire quelque part, ils savaient que la créature pourrait de nouveau tout leur reprendre en quelques minutes. « À quoi bon ? » se disaient certains, « comment peut-il comprendre, lui qui vit comme un vagabond, sans foyer, sans attache, l’importance de toutes ces petites choses qui composent une vie ? »

Lucie s’avança pour lui chuchoter que ses plaisanteries tombaient mal, soucieuse de le voir affronter la colère des autres s’il continuait. Mais le jeune homme rétorqua froidement qu’il se fichait bien d’heurter les sensibilités. De son point de vue, il valait mieux ne pas se voiler la face.

Autour de Kayn, les visages étaient fermés ; un autre sourire naquit sur son visage, puis il s’assit près d’un arbre et attrapa la bouteille d’eau dans son sac à dos. Ce dernier ne le quittait jamais et lui servait à transporter ses vivres. En le voyant boire à grosses gorgées, Lucie lui indiqua que les plus jeunes comme les plus vieux auraient bien besoin d’en profiter eux-aussi. Ce à quoi Kayn répondit avec une satisfaction à peine mesurée :

« Ils auraient peut-être dû préparer un sac de survie avec de la nourriture et de l’eau au cas où la Calamité viendrait, non ? S’ils ne sont pas prévoyants, qu’est-ce que j’y peux ?

  • Ce n’est qu’un peu d’eau.
  • Mon eau, pour ma survie. Ils n’auront qu’à attendre qu’ils pleuvent ou que nous trouvions une source. »

Le visage de Lucie se décomposa : comment pouvait-il être si égoïste ? Les sourcils froncés, elle baissa la tête et retourna auprès de son frère, comprenant qu’elle ne le ferait pas changer d’avis et qu’il prenait un malin plaisir à agir comme le premier des idiots. Malgré elle, ses yeux revinrent sur Kayn. Après ce qu’ils avaient vécu, se disait-elle intérieurement, elle ne comprenait pas son comportement. Il fallait se serrer les coudes pour survivre. Sans les autres, il mourrait, c’était certain ! Si Kayn avait connu ses pensées, il lui aurait probablement répondu que cela faisait plusieurs années qu’il survivait seul et que jamais, Ô grand jamais, l’idée de demander de l’aide ne lui avait traversé l’esprit.

Une heure avait passé lorsqu’ils reprirent leur chemin. Les survivants avaient profité de la pause pour dormir, reposer les jambes endolories ou simplement reprendre leur souffle. Au crépuscule, ils firent une autre halte, cette fois, pour s’installer pour la nuit. Tous furent unanimes : il valait mieux rester à l’abri sous les arbres à l’orée de la forêt.

Sans rien pour se réchauffer, ni vêtements chauds ni couverture, la nuit fut courte. Seuls les corps serrés contre d’autres parvinrent à gagner un peu de chaleur. Au matin, les estomacs réclamèrent sévèrement leur dû quotidien, grondant comme une chorale d’ours affamés. Personne ne s’en plaignit, sauf les trois enfants d’une mère veuve. Âgés de deux, quatre et six ans – nommés respectivement Rose, Charlie et Sasha – leurs petites bouches quémandaient ce qui n’était pas encore accessible. Tania, leur mère, avait perdu son mari avant l’attaque de la Calamité sur Creux-en-Pierre. Il avait été frappé quelques semaines plus tôt par un arrêt cardiaque. Aussi essayait-elle de compenser son absence, sans vraiment y parvenir. Trop soumise à ses sentiments, elle se laissait vite déborder. Menave lui paraîssait davantage plus loin, plus dur à atteindre. Et elle craignait de ne pas y trouver assez de nourriture pour ses enfants.

Menave, comme partout ailleurs, subissait des restrictions alimentaires. Nécessaires, aucune loi ne les avait pourtant mises en place. Aucun gouvernement n’en était à l’origine pour l’unique raison qu’ils n’existaient plus. Les seules localités qui subsistaient – celles qui n’avaient pas encore été détruites par la créature – le faisaient par leurs seuls moyens locaux. C’est pourquoi on était réticent à vendre aux étrangers. Il fallait toujours garder suffisamment pour pouvoir faire vivre les habitants.

Aller à Menave ne signifiait pas recevoir de l’aide.

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