2.

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Le lendemain matin, le soleil offrait ses premiers rayons tandis que Kayn s’étirait, dévoilant à autrui sa taille marquée. Max le regarda d’un œil réprobateur – pourquoi diable ne pouvait pas mettre des vêtements à sa taille ? – tandis qu’il s’agrippait tant bien que mal à un tronc fin, poussant avec son autre main pour se mettre sur ses jambes. Mais rien n’y fit, ses vieux os étaient douloureux et ses muscles n’avaient plus la force d’antan.

« Eh, toi ! héla-t-il Kayn qui tourna la tête vers lui d’un air ennuyé. Viens donc m’aider à me lever. »

Kayn s’approcha, passa plusieurs secondes à scruter chaque parcelle du corps de l’homme, puis indiqua du doigt le soleil levant :

« Et manquer ce magnifique spectacle ? Vous êtes fou ! » dit-il sur un ton indigné.

Sidéré, Max le regarda s’éloigner sans dire un mot. Quand il eut enfin retrouvé ses mots, il se lança dans un long monologue de réprimandes qu’ignora Kayn.

« Il me laisse comme ça, cet idiot ! ! » rugit-il plus fort en redoublant d’effort pour se lever.

Au loin, un sourire naquit sur les lèvres du jeune homme ; il avait eu la réaction espérée et s’apprêtait à attiser un peu plus sa colère, mais on lui coupa l’herbe sous le pied. Lucie et Alexandre prirent Max chacun d’un côté et l’aidèrent à se mettre sur ses jambes.

« Merci, un grand merci à tous les deux » fit l’octogénaire en s’appuyant sur sa canne pour être plus stable.

Le visage de Kayn avait repris son sérieux et Max retint de nombreux jurons qu’il lui réservait, sachant que cela ne les mènerait qu’à la discorde et que dans leur situation, c’était une bien mauvaise idée. Ménave n’était plus très loin, il valait mieux y arriver sous les meilleurs auspices.

Petite ville de campagne, une partie des habitants l’avaient fuie après l’apparition de la Calamité, jugeant le lieu trop vulnérable. Ménave n’était pourtant que peu visitée par la créature – un seul de ses passages avait été destructeur. Et si celle-ci s’approchait parfois, seuls les champs se retrouvaient ravagés par le vent et la pluie. Lors de ses premières visites, les cultures pourrissaient, la famine s’installait et on se nourrissait de tout ce qu’on trouvait. Mais a contrario des grandes villes, Ménave avait su s’adapter grâce à la détermination de ses habitants et possédait désormais de quoi subsister.

Lorsqu’ils arrivèrent, ils découvrirent un lieu en piteux état ; les murs de plusieurs maisons étaient brisés, la pierre s’effritait et des pans entiers formaient des monticules recouverts de mousses et de lichens. Parfois, de vieux objets semblaient avoir été posés là, oubliés. Au milieu de ce chaos, il y avait aussi des demeures parfaitement intactes, comme si la Calamité avait joué leur sort à pile ou face. Autrefois remplies d’automobiles, les rues fourmillantes appartenaient désormais aux ombres et aux fantômes.

Comment allaient-ils être accueillis ? Il était de mauvais augures de voir un groupe de survivants : cela signifiait que la bête n’était pas loin. Et ceux-ci pouvait se montrer agressif pour avoir ce qu’ils voulaient.

Sur leur passage, la plupart des habitants se cloisonnèrent chez eux où ils se savaient en sécurité. Le petit groupe atteignit sans peine le centre-ville où deux épiceries se faisaient face. Immédiatement, quelques-uns se précipitèrent à l’intérieur, laissant les plus âgés se débrouillaient.

Lucie jeta un regard inquiet à son frère : resterait-il quelque chose pour eux ? À ses côtés, Tania se mordait nerveusement les ongles, craignant de devoir s’aventurer seule dans une des épiceries. Elle savait que la situation pouvait partir en vrille à tout moment ! Ses chers voisins avaient beau avoir été toujours cordiales, ils jouaient leur survie à présent ! Peut-être irait-elle après tout le monde ? Mais c’était prendre le risque de repartir avec rien. Son regard se posa malgré elle sur Alexandre.

« Ne vous en faites pas, j’y vais ! dit-il avec un sourire rassurant. Max, vous avez besoin de quelque chose ?

  • D’un bon petit-déjeuner, comme tout le monde ! » répondit celui-ci qui s’accrochait à sa canne pour garder l’équilibre.

Le voyage l’avait épuisé. Les muscles de ses jambes tremblaient et la douleur ne s’était pas calmée. Mais le vieil homme ne s’en plaignit pas. N’était-ce pas la preuve qu’il était encore en vie ?

Un peu plus loin, Kayn s’accroupit, fixant la devanture d’un des commerces. Comme il s’y attendait, une bagarre éclata à l’intérieur. Ses compagnons d’infortune s’y disputaient les vivres comme des chiens après le même os. Soudain, la baie vitrée explosa. Deux hommes venaient de passer au travers et ignorant le verre éparpillé au sol, continuaient de se battre. L’un essayait d’étrangler l’autre, puis celui qui était en dessous passa au-dessus pour donner de violents coups à son assaillant.

« Pff… et c’est ça, l’espèce la plus intelligente ? » soupira Kayn en s’avançant pour récupérer l’objet de la discorde – une tomate – qui roulait doucement vers lui en suivant la pente que formait le bitume.

Il la frotta contre son t-shirt puis mordit à pleines dents dans le fruit, ne perdant pas une miette de la confrontation.

« Tu m’as l’air plutôt costaud, sépare-les donc ! lui lança Max en fronçant les sourcils.

  • Je mange, vous ne voyez pas ?
  • Ils vont finir par se tuer, insista-t-il d’une voix soucieuse.
  • Et alors ? Aujourd’hui, ou demain par la Calamité, quelle différence ? »

En quelques bouchées de plus, il finit son repas et après un dernier regard, disparut dans une rue adjacente.

Lucie guettait le retour de son frère, priant pour qu’il ne soit pas lui aussi embarqué dans un affrontement. Elle aurait voulu arrêter les deux hommes, leur dire que cela ne servait plus à rien de se battre car Kayn venait de manger l’objet de leur dispute, mais elle le savait, il ne valait mieux pas s’en mêler.

D’un coup, une détonation se fit entendre. Les trois enfants se collèrent contre leurs mères, les mains sur leurs oreilles. Puis tous regardèrent d’où elle provenait. Le propriétaire de l’épicerie venait de sortir pour ramener le calme, un fusil à la main. Puis il pointa les deux vandales avec et les emmena à l’intérieur.

« C’est à cause de ce genre de comportement que les gens deviennent plus méfiants », commenta tristement Max.

Alexandre revint peu après, la mine sombre. Il passa une main gênée dans ses cheveux courts et expliqua qu’il n’avait pu se procurer qu’une bouteille d’eau vendue à prix fort et quelques légumes. Le gérant de l’épicerie lui avait expliqué qu’il devait garder des stocks pour ses clients habituels.

« Il a dit qu’on ne pouvait pas rester, les informa-t-il, Ménave a déjà du mal à subvenir à ses propres besoins. Mais il avait de la peine à me laisser repartir avec si peu après que je lui ai dit venir pour plusieurs personnes, dont des enfants, alors il m’a donné une vieille tente. »

Il tapota un énorme sac rectangulaire sous son bras et ajouta :

« On devrait trouver un endroit où l’installer pour la nuit. Les mômes seront un peu à l’abri du froid. »

Une place gazonnée fit l’affaire. Tandis que les trois petits et Max mangeaient – bien qu’il ait prié chacune des deux jeunes femmes de consommer le dernier légume – Alexandre, Lucie et Tania montèrent l’abri de fortune. Cela leur prit une bonne heure car la notice était absente. Les enfants s’y amusèrent un moment, puis Tania fit la sieste avec eux.

Assise sur le sol un peu plus loin, Lucie était pensive depuis un moment. L’esprit figé sur l’attaque et la peur qu’elle avait ressentie, ses muscles se tétanisaient encore et son cœur semblait s’être arrêté. Elle sentit le vent fou et la pluie torrentielle lui giflait le visage et une odeur pestilentielle lui remplir les narines, comme si elle y était encore. Et une obscurité si profonde que son propre village était devenu un labyrinthe duquel elle ne serait jamais sortie vivante sans son frère. Elle ignorait où il avait trouvé la force de la sortir de leur maison, puis de l’entrainer avec lui loin de la créature. Elle n’avait aperçu qu’une vague silhouette gigantesque qu’un éclair lui avait brièvement révélée, mais cette image était gravée dans sa mémoire. Elle aurait voulu se laisser aller à quelques larmes en songeant à ses parents, mais elle espérait toujours les retrouver en vie. Pourtant, Alexandre le lui avait assuré, ils n’avaient pas pu quitter la maison à temps.

Elle leva la tête vers un ciel bleu, exempté de tout nuage ; la Calamité était loin. Pourtant cela n’atténua pas ce qu’elle ressentait dans tout son corps. La soudaine vision de Kayn qui marchait un peu plus loin balaya ses pensées. Il tenait une carotte à la main qu’il grignotait d’un air ennuyé. Elle songea aux grognements disgracieux de son ventre et s’avança vers lui :

« Eh ! Tu as eu ça où ?

  • Il y a un jardin là-bas derrière, dit-il en indiquant un point au-delà d’un pâté de maison.
  • Il appartient aux habitants, c’est du vol ! s’exclama-t-elle.
  • Ah oui ? Pourtant leurs noms ne sont pas marqués dessus » fit-il en haussant les épaules.

Après un court silence, refusant de laisser passer l’opportunité qui se présentait à elle, elle poursuivit :

« Dis, on n’a pas mangé nous, ça t’embêterait de partager ? »

Son ton innocent laissa le jeune homme de marbre.

« Oui, beaucoup ! Mais dans ma grande bonté, je peux te montrer où il est.

  • Tu voudrais que moi, je me serve dans le jardin ?
  • Bah oui ma grande ! Tu ne crois quand même pas que je vais tout faire ! Autant te donner la becquée !
  • Mais je… je ne peux pas ! C’est-
  • Du vol, oui, tu l’as déjà dit, la coupa Kayn en glissant une main derrière son dos pour la pousser en direction du potager. Tu vas voir, c’est très facile ! Tu entres, tu te baisses, tu prends ce qui te fait envie et tu ressors.
  • Mais, ces gens, ils en ont aussi besoin ! » le gronda-t-elle en repoussant son bras.

Kayn se stoppa net et la fixa d’un regard perçant, comme s’il voulait voir à travers elle.

« C’est la loi du plus fort, non ? Ce n’est pas comme ça que tout le monde fait ? Les forts écrasent les faibles.

  • Moi, je ne suis pas comme ça, se défendit-elle, la mine renfrognée.
  • Tu crois qu’ils finiront par te donner quelque chose parce que tu refuses de les voler ? Cette nourriture, ils pourraient la donner, mais non. Ils préfèrent encore s’enrichir, comme si le monde d’avant aller revenir. Et ils te laisseront crever, toi, ton frère, le vieux, et la mère avec ses chiards.
  • Mais si on les vole, ce sont eux qui vont mourir.
  • Alors qu’on pourrait tous partager et s’entraider. Si c’est-t’y pas triste ! la railla-t-il. Bienvenue dans le monde réel ! »

Il soupira bruyamment, las de devoir argumenter pour une chose dont il ne se souciait guère. Il n’était ni un héros ni un sauveur. Si Lucie voulait manger, elle devrait faire un choix. Il la laissa plantée là, puis sa silhouette disparut au coin d’une maison.

Lucie repartit s’asseoir, la tête basse et son estomac criant toujours famine. Elle imaginait les délicieux légumes du jardin, croquant sous ses dents ou mijotant au-dessus d’un feu. Pourquoi avait-il fallu que ce diable de Kayn lui en parle ? Un gargouillis la supplia de courir après lui et de céder à son besoin le plus primaire. Elle le savait, on leur demanderait bientôt de partir. Demain, ou avec un peu de chance, après-demain. Elle ignorait où ils iraient ensuite. Personne n’en avait parlé, espérant obtusément que Ménave les accueillerait. Il leur faudrait de la nourriture sans quoi ils mourraient de faim. Mais comment pouvait-elle se résoudre à la voler ?

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