3.

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Lucie avait passé le reste de l’après-midi à se convaincre qu’ils en trouveraient ailleurs. Où ? Quand ? Elle l’ignorait, mais refusait de céder et blâmait ceux qui faisait preuve d’égoïsme. Une vie ne valait plus qu’une autre, à ses yeux, et qu’arriverait-il si elle volait et qu’on la surprenait ? Tout le monde lui en voudrait et Ménave les punirait en précipitant leur départ.

La nuit était tombée lorsque ses illusions s’évanouirent. Les arguments de Kayn repassaient en boucle dans sa tête. Et puis, elle ne comptait pas tout voler. Seulement ce dont ils avaient besoin pour survivre, ses proches et elle. Coïncidence ou non, le jeune homme réapparut à ce moment-là. Elle se précipita vers lui, désespérée. Mais voudrait-il encore l’aider ?

« La faim ne te réussit pas, s’amusa-t-il en constatant sa détresse.

  • Ta proposition tient toujours ? »

Une ligne satisfaite se glissa sur ses lèvres tandis qu’il la regardait d’un air intéressé.

« Mademoiselle la sainte aurait-elle changé d’avis ?

  • Ça va ! grommela-t-elle, les yeux rivés sur le sol. On n’ira pas bien loin si on crève la dalle ! »

Kayn lui fit signe de le suivre. Ne possédant aucun sac à dos, Lucie décida de prendre le sac qui contenait la tente pour transporter son futur butin.

Le jeune homme l’emmena quelques rues plus loin, aux abords de la ville. Un potager grand comme un court de tennis baignait sous la pâle lueur de la pleine lune. Ils n’y voyaient pas tout à fait comme en plein jour, mais c’était une aide non négligeable pour se diriger. De grands panneaux en bois avaient été installés autour pour le protéger d’yeux trop curieux. Lucie fixa Kayn – comment avait-il pu le trouver ?

« Il n’y a pas une grande diversité de légumes, mais les rangées sont généreuses », expliqua celui-ci tandis qu’ils faisaient le tour jusqu’à l’entrée.

Lucie s’apprêtait à passer le portail, son être chargé de remords, quand Kayn la tira brusquement en arrière et la plaqua contre le panneau le plus proche. Caché dans la pénombre, il colla sa main contre la bouche de son acolyte tandis que ses yeux fixaient le couloir que formaient deux bâtiments voisins. Des pas résonnaient en écho et venaient dans leur direction. Il saisit la jeune femme par le poignet et l’entraina jusque derrière une vieille benne à ordure située un peu plus loin. Là, il posa son doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.

« Le jardin est gardé ? » s’affola Lucie en chuchotant.

Kayn hocha négativement la tête mais lui dévoila que les habitants veillaient sur lui comme s’il s’agissait d’un trésor.

Il était plutôt courant de rencontrer ce genre de comportement : si Trois-Vents et Creux-en-Pierre faisaient exceptions – car chacun cultivait sa terre ou troquait pour obtenir ce dont ils avaient besoin – les habitants de Ménave devaient leur survie à cet unique potager. Cela faisait quelques années déjà que les conserves se faisaient rares à trouver. Les magasins et lieux de stockages avaient été pillés les premières années ou détruits par la Calamité. Et il était difficile de garder de la volaille avec rien pour la nourrir, ou du bétail, qui se retrouvait en partie décimé lors des passages de celle-ci. La chasse reposait souvent sur la chance ; le gibier ne s’approchait guère des habitations et fuyait l’homme comme la peste.

« Il y a quelqu’un ? » fit une voix masculine.

Les pas retentirent de plus en plus fort, de plus en plus près. Si Kayn faisait preuve d’un calme impressionnant, Lucie était terrifiée. Elle s’imaginait déjà être découverte et l’humiliation qui suivrait. Si au moins, on ne lui demandait pas réparation ! Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’on aurait dit qu’une fanfare s’y était installée.

« S’il y a quelqu’un, répondez ! » insista la voix.

Soudain, un chat sauvage bondit sur la benne dans un fracas tonitruant. Quelqu’un avait eu la malice d’attacher une ficelle après sa queue, elle-même reliée à une boîte de conserve vide. La pauvre bête descendit aussi vite qu’elle était montée et disparut dans une rue voisine, laissant chacun avec une belle frayeur.

« Saloperie de bestiole » maugréa-t-elle encore avant que les pas ne repartent en sens inverse.

Kayn jeta furtivement un œil et vit une silhouette bedonnante tourner au coin de la rue. Sans attendre, il fit entrer Lucie dans le jardin et lui ordonna de se servir sans perdre de temps. Elle s’agenouilla aussitôt près des plants et cueillit au hasard ce qui lui tombait sous la main. Ce fut tout d’abord des tomates, qu’elle enfouit immédiatement dans son sac, puis des poivrons – elle ne les aimait pas, mais ils restaient comestibles, se dit-elle. Arriva le tour de ce qui lui semblait être des carottes ; elle tira sur les feuilles qui les restèrent en main.

« Il faut tout lui faire ! » râla Kayn par-dessus son épaule.

Il s’accroupit, déposa les quelques pommes de terre qu’il venait de subtiliser dans le sac de Lucie puis déterra les carottes avec une dextérité surprenante. Il faisait si sombre qu’il plissa les yeux pour mieux voir ses mains.

Ses gestes se stoppèrent net. Ses yeux remontèrent d’un trait vers le ciel. La lune avait disparu, tout comme les étoiles. Une brise sinistre agitait doucement ses cheveux et s’intensifiait presque imperceptiblement.

« Bah alors, tu me dis de me dépêcher et tu rêvasses ? le taquina Lucie.

  • Elle arrive.
  • Quoi ? Qui ça ? Il n’y a pas d’endroit où se cacher ici ! paniqua-t-elle en cherchant autour d’elle.
  • La Calamité, idiote ! Tout à l’heure, le ciel était dégagé, maintenant il y a des nuages. Et ce vent…
  • C’est peut-être juste un orage ? tenta-t-elle de se rassurer.
  • Tu veux rester pour en être sûre ?
  • Oh non… Pas la Calamité, s’il vous plaît, pas encore, sanglota-t-elle en se recroquevillant.
  • Eh ! Debout ! fit Kayn en l’attrapant brusquement pour la mettre sur ses pieds. On doit partir, et tout de suite !
  • Il… Il faut prévenir tout le monde, fit-elle sans voir qu’il l’emmenait déjà vers l’extérieur de la ville. Attends ! Il faut sonner l’alarme !
  • Pas le temps !
  • On ne va pas abandonner les autres ! s’indigna-t-elle en se dégageant de sa prise.
  • Pourquoi ? Les gens de cette ville n’ont même pas voulu te donner à manger. Et tes chers voisins n’en avaient strictement rien à faire de te voir crever de faim. C’est ces gens-là que tu veux sauver ?
  • Personne ne mérite de mourir. Et il y a mon frère, Tania que je connais depuis toujours, ses enfants ! Et le vieux Max qui n’a plus personne sur qui compter ! Tu vas venir avec moi ?
  • Non, fit-il avec un amusement manifeste.
  • Tu me fais perdre mon temps ! » le gronda-t-elle avant de s’élancer à travers les rues de Ménave.

Elle retrouva son frère, assoupi près de la tente et le secoua pour le réveiller, fit de même avec Max, puis la mère de famille et ses enfants. D’une voix tremblante, elle leur dévoila la situation, essayant d’ignorer la peur qui s’insinuait en elle. Alexandre n’hésita pas une seconde, il leur ordonna de quitter la ville tandis qu’il se rendrait à la mairie pour faire sonner l’alarme.

« Lucie, ça va aller, d’accord ? fit-il en la prenant dans ses bras, je vous rejoins aussi vite que je peux ! »

Sa sœur était encore profondément traumatisée par la précédente attaque. Lui aussi, mais il le cachait mieux. Pourquoi fallait-il que cette maudite créature revienne aussi vite ? Ils n’avaient même pas eu le temps de pleurer leurs morts. Il craignit un instant de laisser Lucie et de ne jamais la revoir, mais il n’était plus le temps d’hésiter. Il fallait agir ! D’un bond, il se précipita en direction de la mairie et disparut au détour d’une rue.

« Lucie ! l’appela Tania en voyant qu’elle restait immobile. Allez, viens ! Il nous rejoindra, on doit s’éloigner au plus vite d’ici ! »

Celle-ci fixait le dernier endroit où elle avait vu son frère, puis un premier coup de tonnerre la fit sortir de sa transe. Une pluie diluvienne s’abattit subitement sur eux et le vent commença à déplacer des objets. Lucie se tourna vers Max et Tania, puis alla saisir le bras de celui-ci pour l’aider à marcher. Elle les guida en direction du jardin, espérant y voir Kayn mais aussi parce que la forêt y était plus proche de Ménave de ce côté-là. Une sirène retentit alors dans toute la ville qui s’éveilla telle une fourmilière dans laquelle on venait de frapper. La nuit calme devint un champ de bataille où l’ennemi encore invisible aurait terrifié par sa seule présence jusqu’au soldat le plus brave.

Des tuiles tombaient et s’écrasaient sous l’effet des rafales furieuses du vent qui sifflait à travers les rues. La ville toute entière était plongée dans le noir, rendant l’orientation laborieuse et incertaine. Lucie attendait de voir son frère apparaître – l’alarme déclenchée, il n’allait plus tarder ! – lorsqu’un énorme bruit sourd se fit entendre puis le hurlement effroyable de la créature s’éleva comme pour signifier sa première victoire.

Le sang de Lucie ne fit qu’un tour. Son cœur battait si fort qu’elle en ressentait chaque pulsation. Cette fois, elle ne parvint pas à échapper à la paralysie : elle revivait l’attaque de la Calamité quelques jours plus tôt, revoyant son frère la tirant derrière lui pour la sauver, sa maison écroulée sur elle-même comme un vulgaire château de carte. Mais tout de suite, Alexandre n’était pas là.

« Bon sang, Lucie ! Viens, dépêche-toi ! » la supplia Tania qui marchait d’un pas déterminé en direction de la forêt.

Son regard se posa sur la veuve, fantomatique et vide à la fois. Et si son frère était coincé sous un amas de pierres, appelant à l’aide sans que personne ne l’entende ? S’il avait déjà été tué ? S’il ne revenait jamais ? La sirène hurlait, alors pourquoi n’était pas là ?

Plus loin, la bête se déchainait ; les structures étaient soufflées en quelques minutes et les vies s’envolaient une à une comme les pétales d’une fleur fanée.

« Lucie ! hurla Tania à pleins poumons, il va nous rejoindre, d’accord ? »

Mais la jeune femme l’entendit à peine ; son regard restait rivé sur le bout de la rue où elle espérait voir apparaître son frère bien que ses paupières peinaient à rester ouvertes tant le vent lui giflait le visage. En plissant les yeux pour mieux voir, elle remarqua trois hommes et une femme qui venaient dans sa direction, tétanisés, choqués, dont seul l’instinct de survie guidait les pas. Elle tenta de les interroger, en vain. Ils passèrent à côté d’elle sans même la voir.

« Qu’est-ce que tu fais encore là ? » la fit sursauter la voix d’Alexandre qui arrivait en trombe.

Sans s’arrêter, il l’attrapa et l’entraîna à l’extérieur de Ménave où ils rejoignirent Max pour l’aider à rallier la forêt. Ils y retrouvèrent Tania et les trois petits, ainsi que quelques autres survivants. Agrippée au bras de son frère, Lucie chercha Kayn du regard, mais il n’était pas là. Était-il finalement resté ? Elle pria pour qu’il n’ait pas changé d’avis.

Impuissants, ils observèrent au loin l’anéantissement de la ville par la Calamité et écoutèrent avec culpabilité les cris qui s’en échappaient encore. Le rideau de la terrible pièce qui se jouait à Ménave fut tiré à l’aube, un peu avant les premiers rayons du soleil.

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