Chapitre 2
Lucie émergea d’un sommeil sans rêve. Comment était-elle parvenue à s’endormir après l’attaque ? Elle l’ignorait. La fatigue sans doute, ou le soulagement de voir son frère en vie. Elle se rappela avoir beaucoup pleuré. Combien était mort là-bas, à Ménave ? Elle le savait, il leur faudrait y retourner dans l’espoir de trouver des vivres. Sans elles, ils ne pourraient espérer rejoindre une autre ville.
Elle jeta un œil aux alentours ; un petit nombre avait survécu. La plupart était des habitants de Ménave. Il ne restait du groupe initial que Tania, ses enfants, Max, son frère et elle. Elle remarqua soudain une silhouette familière à l’écart qui s’étirait en observant ce qui restait des habitations. Kayn. Sa poitrine fut soudain libérée d’un poids ; si le jeune homme n’était pas très apprécié des autres, Lucie ne le détestait pas. Après tout, il l’avait aidée à se procurer de la nourriture – perdue lors de sa fuite, elle ne saurait dire où elle avait laissé le sac – et avait même tenté de la mettre à l’abri. Preuves s’il en fallait qu’il n’était pas qu’un crétin insolent et égoïste.
« J’ai cru que tu y étais retourné, lui signala-t-elle en s’approchant.
- C’était bien le cas.
- Je croyais que tu ne voulais pas risquer ta vie pour celles des autres ? l’interrogea-t-elle, surprise.
- Exact ! Je ne voulais pas manquer une occasion de voir la Calamité à l’œuvre. »
Lucie le fixa, essayant de comprendre s’il plaisantait. Mais le visage du jeune homme resta sérieux.
« Tu ne l’as jamais vue de près, hein ? Moi, oui. C’est une créature majestueuse.
- Ah… fit-elle, déconcertée, tu fais partie des idiots qui se passionnent pour elle ?
- Idiot me parait être un terme plutôt fort. Ne dit-on pas « Connais ton ennemi mieux que tu ne te connais toi-même » ? Même si pour moi, elle n’est pas une ennemie.
- Parce que tu crois peut-être qu’elle ne te dévorera pas si tu croises son chemin ?
- Je prends le pari, répondit-il avec un sourire malicieux. Tout le monde la traite comme s’il s’agissait d’un monstre-
- C’est un monstre ! le coupa-t-elle en fronçant les sourcils.
- Tout de suite les grands mots ! Les humains sont seulement son encas préféré ! Le seul, d’ailleurs.
- Comment ça ?
- N’as-tu jamais remarqué ? Ah… Les idiots sont sans doute les seuls à y avoir prêté attention. Elle ne s’en prend jamais aux animaux. Il arrive qu’il y en ait qui meurent lors de ses attaques, mais ce ne sont que des dommages collatéraux. »
Elle le considéra une longue minute en silence. Maintenant qu’il le disait, elle avait déjà entendu des histoires qui allaient dans ce sens. Ainsi, il y avait quelques années, on avait retrouvé, après son passage, un troupeau de vaches intactes qui paissaient librement dans une prairie voisine. Les bêtes s’étaient montrées plus agitées qu’à l’habitude, mais elles étaient toutes en vie. En revanche, il était arrivé que plusieurs, voire le troupeau entier trépasse, enfermé près des habitations.
« Il va falloir aller là-bas, lâcha-t-elle en inspirant profondément pour retenir ses larmes. Il y a peut-être encore des gens en vie.
- Et un jardin laissé sans surveillance ! » se réjouit Kayn en lui faisant un clin d’œil.
Comment pouvait-il être si détaché ? Lucie vit dans ses yeux hétérochromes qu’il était parfaitement sérieux. Le sérieux d’un homme qui ne se souciait que d’une personne : lui-même. Rien dans son attitude ne trahissait de la gêne ou de la honte. Jouait-il un rôle ou était-il ainsi ? Lucie ne parvint pas à trancher.
Soudain, il lui jeta le sac qu’elle avait laissé au potager, encore rempli des légumes qu’elle avait récoltés.
« Sois aimable, débarrasse-moi de ça ! Je le traine depuis hier soir… » grogna-t-il en coulant vers elle un regard en coin.
Elle fut surprise qu’il l’ait gardé ou plutôt, qu’il n’en ait pas profité pour se servir, surtout après l’événement de la veille. Était-il aussi égoïste que tout le monde le pensait ? N’y avait-il pas un petit cœur qui battait finalement dans sa cage thoracique ?
« Quoi ? fit-il en voyant qu’elle le fixait.
- Tu es quelqu’un de très étrange, Kayn.
- Complexe, la corrigea-t-il en plissant les yeux. Mais peux-tu réellement en juger ? Tu ne me connais pas. »
Il n’ajouta rien et s’éloigna en direction des ruines de Ménave. Lucie confia le sac à Tania, puis s’y rendit à son tour avec son frère. Plus ils se rapprochèrent, plus un sentiment de fatalité les gagna. Que pouvaient-ils faire contre une telle créature ? Toutes ses apparitions résultaient inéluctablement de sa victoire.
L’humanité avait déjà tout essayé contre elle. Il n’existait pas une arme qu’elle n’avait pas mise en échec. À chaque fois, elle s’en était sortie sans une égratignure.
Si tout d’abord, la bête n’avait pas semblé dotée d’intelligence, elle démontra bien vite que ce n’était pas le cas en s’attaquant aux armées. Une fois ces dernières anéanties, elle avait poursuivi avec les centrales nucléaires. On ne savait trop comment, la plupart avaient été arrêtés, chacune après son passage. Certains pensaient que c’était Dieu lui-même qui les avaient stoppées. D’autres, que la créature possédait la faculté de se changer en homme et s’était chargé de les mettre hors service. Et les plus terre à terre, que les employés les avaient éteintes en prévention d’une visite de la créature, pour éviter un accident.
Sous les rayons du soleil, les ruines de Ménave pointaient vers le ciel comme les os d’un cadavre en décomposition. Aucune structure n’était restée debout : la ville avait été rasée. Çà et là, des traces de sang recouvraient le sol et la pierre. Parfois, un membre ou un corps se dévoilait, inerte, balayant tout espoir d’y retrouver la vie.
Un profond abattement s’était installé chez les survivants. Les sempiternelles questions revenaient une nouvelle fois : Pourquoi ? Quelle était la cause de cet acharnement ? Y avait-il un moyen de s’en sortir ? De tuer la bête ? Existait-il un endroit où être hors de sa portée ?
Lucie attrapa le bras de son frère et le serra contre elle. Elle pria pour ne jamais revoir ce spectacle macabre et souhaita de tout son cœur qu’au moins une personne ait survécu. Un pied de nez à la Calamité qu’elle savait rare. Ils décidèrent de partir à l’opposé des autres survivants, voulant ainsi couvrir une zone plus large pour les recherches. Ils écoutèrent un moment les alentours pour tenter de percevoir un appel, un cri, un gémissement, quelque chose qui indiquerait qu’une vie se trouvait sous les décombres. Mais il n’y avait rien. Ménave était silencieuse. Désespérément muette. Aphone.
« Il faudrait savoir ce qui était habité et ce qui ne l’était pas, pesta Alexandre, les mains sur les hanches. Je ne me rappelle même plus quelles maisons étaient encore debout. »
Lucie acquiesça d’un faible signe de tête, luttant contre des images de son propre foyer détruit par la créature.
« Reste ici et écoute ! Peut-être que quelqu’un est encore en vie. Je vais aller demander à Ethan, il vivait ici, il devrait pouvoir nous guider », ajouta-t-il en s’éloignant.
De nouveau, elle hocha la tête, tel un automate. Seule face aux bâtiments éventrés, une question s’immisça dans son esprit : Pourquoi était-elle encore en vie ? Par deux fois elle avait échappé à la Calamité. Une chance inouïe, diraient certains, pourtant elle avait davantage l’impression que le livre renfermant sa destinée avait été écrit par un être cruel.
Elle laissa ses oreilles guetter le moindre bruit. Les yeux fermés, un désert se dessina derrière ses paupières. Blanc, vide, stérile.
Il n’y avait rien. Pas un bruit, pas un espoir.
Alexandre revint peu après et lui désigna du doigt un tas de pierre. Il lui indiqua qu’une famille nombreuse y vivait et qu’ils avaient un sous-sol. Avec un peu de chance, disait-il, ils avaient eu le temps de l’atteindre.
« Ethan va venir nous aider, mais il donne des directives aux autres avant.
- Je vais aller chercher Kayn ! Une paire de bras en plus ne sera pas de trop ! » dit-elle en prenant la direction du jardin où elle pensait le trouver.
Alexandre douta qu’il accepte, mais sa sœur ne perdait rien à lui demander. Il commença à retirer quelques pierres en attendant son retour.
La jeune femme retourna au potager et découvrit avec stupeur que la petite parcelle avait été entièrement saccagée par les énormes pattes de la Calamité. Il ne restait rien d’exploitable, pourtant Kayn était là, assis en tailleur, avec quelque chose dans les bras. Elle s’approcha pour regarder par-dessus son épaule et vit que c’était un chat au pelage noir et sale. Au bout de sa queue, une boîte de conserve était accrochée. Kayn le caressait avec une douceur dont elle ne l’aurait pensé capable si elle ne l’avait vu de ses yeux. Le visage fermé, les yeux baissés, il resta silencieux même lorsqu’elle s’accroupit devant lui. Elle remarqua alors que l’animal de respirait plus. Manifestement, il avait lui aussi été victime de la bête.
« Le pauvre » fit-elle en avançant la main pour le caresser.
Mais Kayn l’éloigna brusquement et lui tourna des yeux assassins :
« Retourne chercher tes cadavres et fous-lui la paix !
- Pourquoi tu me parles comme ça ? se défendit-elle. Moi aussi je suis triste ! Il ne méritait pas ça.
- Dégage, je te dis ! T’as rien à foutre là !
- Eh, ce n’est pas moi qui l’ai tué », protesta-t-elle.
Le regard de Kayn s’assombrit un peu plus. Il se retint de dire le fond de sa pensée, sans doute ses mots l’auraient-ils dépassée. Lucie ne comprenait rien à son comportement puis la raison lui parut évidente : c’était sa façon d’exprimer sa frustration, sa peine, pour ce qui était arrivé. Certains pleuraient, d’autres se muraient dans le silence. Kayn, lui, cédait à la colère et ce petit chat en était le catalyseur.
« Je… Je venais te demander ton aide, expliqua-t-elle timidement.
- Ils sont tous morts, à quoi bon ?
- Peut-être pas. On n’en sait rien. Pourquoi tu réagis comme ça ?
- C’est une perte de temps, voilà pourquoi ! Nihil a-t-elle déjà laissé un seul survivant derrière elle ?
- Nihil ?
- La Calamité ! » rugit-il en posant avec attention le félin sur le sol tandis qu’il commençait à creuser.
La terre volait à chacun de ses gestes furieux. Lucie le regarda faire sans oser bouger. L’aider n’aurait qu’attisé son ressentiment. Lorsque le trou fut assez grand, le jeune homme reprit l’animal avec une surprenante délicatesse, le libéra de la conserve puis déposa ses lèvres entre ses deux oreilles. Il le glissa ensuite à l’intérieur et recouvrit la petite tombe.
Voulant elle-aussi lui témoigner son affection, Lucie sortit un instant du potager pour cueillir quelques fleurs sauvages dans le champ à proximité et revint pour en couvrir le petit dôme de terre. Mais Kayn donna un coup dans sa main dès qu’elle l’approcha, et les fleurs s’éparpillèrent.
« Tu te rends compte que ton comportement est puéril ? grommela-t-elle.
- Tu es si prompte à juger alors que tu ne connais rien de moi, répondit-il froidement. Mais c’est ainsi que tout le monde fait, n’est-ce pas ? Garde ton empathie pour ceux qui en veulent. Ce petit être s’en passera.
- Et là, tu n’es pas en train de me juger sans me connaître ? rétorqua-t-elle en croisant les bras. Je veux sincèrement fleurir sa tombe, même si ce n’était qu’un pauvre petit chat. Il ne méritait pas de mourir.
- Tous comme les humains, n’est-ce pas ? fit-il avec mépris. Tu es si ignorante…
- Eh bien, explique-moi, monsieur le misanthrope ! »
Un éclat de haine passa dans les prunelles du jeune homme, si terrifiant que Lucie sentit sa colonne vertébrale se raidir.
« Je ne suis pas misanthrope. Seulement j’ai vu assez de choses pour détester les Hommes, assez pour ne pas pleurer un seul d’entre eux. En ce qui me concerne, la mort est une sentence bien trop douce, mais c’est la seule qui soit définitive.
- La haine obscurcit la vision. Tu devrais peut-être y réfléchir de nouveau ?
- La mienne est limpide, et ce, depuis longtemps. Mais si tu penses que j’ai tort, alors prouve-moi le contraire. Montre-moi ô combien l’humanité est bonne envers les siens ou envers le reste du monde. »
Sa voix s’était un peu apaisée, mais une flamme brûlait toujours au fond de ses orbites, dangereuse et menaçante. Lucie ne sut quoi répondre, elle était intimidée par son aplomb. Mais pouvait-elle le laisser dans l’erreur ? Était-elle capable de remettre en question sa certitude ? Elle croyait en ses semblables et ne pouvait se résoudre à le voir condamné à haïr les siens. Les temps étaient sombres et incertains, elle refusait qu’il perde espoir en l’humanité.
Elle accepta.
« Dans ce cas, je dois te souhaiter bon courage » lui lança-t-il sur un ton presque amusé avant de disparaître.
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