2.

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Trois jours. C’est le temps qu’on se donna pour les recherches. On avait trouvé plus de nourritures que de corps, et le moral était au plus bas. Une odeur de putréfaction commençait à s’élever, rappelant aux vivants le destin funeste qui les attendait s’ils restaient. Ou peut-être même s’ils partaient ; personne ne savait où était la Calamité.

Après une courte réunion, la décision fut prise : ils iraient à Ghudam. C’était une ville bien plus grande, bien plus dense. Elle était connue pour son mur de protection dont les rumeurs chantaient les louanges : il aurait repoussé plus d’une fois la créature. Depuis plusieurs années, un flux ininterrompu de survivants s’y rendait dans l’espoir d’une vie meilleure.

Les survivants de Ménave, eux, n’avaient guère le choix de leur destination. Il n’y avait plus âmes qui vivent dans les environs et le peu de vivres trouvées ne leur permettaient pas d’aller plus loin. La route serait longue, mais on voulait croire qu’elle en vaudrait le périple.

Au matin du quatrième jour, les rescapés prirent la direction de l’est. Comme une dernière offrande, Ménave leur avait rendu la tente, presque intacte et trois fusils de chasse.

Linus marchait à l’avant du groupe d’un pas déterminé. Son assurance n’avait d’égal que son ego. Son métier d’épicier semblait lui donner automatiquement le rôle de meneur. Si personne n’avait encore osé remettre en question son statut autoproclamé, c’était parce qu’aucun ne voulait devoir prendre les décisions qui s’imposeraient.

D’une cinquantaine d’années, le crâne rasé, il était originaire de la région et avait repris le commerce de son père à sa mort, onze ans auparavant. Bien qu’il n’eut jamais d’intérêt pour l’établissement paternel, il lui était apparu comme une bouée de sauvetage dans la mer la plus agitée, lorsqu’après dix-neuf ans d’une carrière militaire, il fut promptement renvoyé pour faute grave. Jamais il n’eut confié à qui que ce soit sa mésaventure. Au contraire, il était encore lové dans la couverture d’un mensonge éhonté tandis qu’on le considérait comme un héros.

Guidant le groupe comme l’alpha d’un attelage de chiens de traineau, il ne prêtait aucune attention à ceux derrière lui. Les plus alertes suivaient Linus en cadence. À quelques dizaines de mètres, les moins rapides essayaient de les rattraper – Tania avait beau encourager ses enfants à accélérer, leurs petites jambes se fatiguaient très vite – et loin derrière, Max fermait la marche de son pas fébrile.

Le vieil homme voyait désespérément les deux groupes s’éloigner. Il ne parvenait pas à les rejoindre ; son corps ne pouvait plus suivre ; ses muscles douloureux peinaient à se mouvoir ; ses os ne parvenaient plus à le porter. Il tenta une fois, deux fois, trois fois, d’appeler pour qu’on vienne l’aider, mais personne n’entendit. Il essaya de presser le pas et manqua de tomber. Haletant, les larmes aux yeux, il se stoppa, se voyant déjà perdu, abandonné.

Sa main tâtonna dans sa poche et en sortit un petit portrait ovale où se dessinait la silhouette en noir et blanc d’une femme. À sa posture, on devinait qu’elle était assise. Le visage gai mais crispé, sans doute mal à l’aise d’être ainsi photographiée.

« Ah… Ma chère Amélie, je ne vais pas tarder à te rejoindre, tu vois », se lamenta-t-il en déposant un baiser sur son visage.

Elle était décédée quelques années auparavant d’une mort naturelle. Si elle avait été douloureuse, sa disparition était à présent un soulagement. Ainsi sa douce Amélie n’avait pas à entreprendre un périple probablement mortel où la crainte d’être tué se faisait sentir à chaque instant. Il n’aurait pas supporté de la voir apeurée, terrifiée, se demandant quand son heure arriverait.

Des larmes glissèrent sur ses joues tandis qu’il abandonnait peu à peu l’espoir de pouvoir rattraper les autres. Personne ne s’était retourné pour s’assurer qu’il suivait, comme s’ils espéraient le perdre pour ne pas s’encombrer. Il était comme un chien qu’on laisse au bord d’une route en sachant qu’il n’y survivra pas. Où était-il donc, ce héros, pour venir le sauver ?

« Allons, à votre âge, pleurer de la sorte, se moqua Kayn qui le fit sursauter, pourquoi vous mettez-vous dans cet état ? »

Il fit mine de réfléchir et claqua des doigts comme s’il venait d’avoir une idée :

« Vous avez peur de mourir ! Il faudra bien y passer un jour, vous savez ?

  • Je te croyais tout devant, répondit Max en essuyant ses joues d’un revers de mains et en reprenant espoir.
  • Avec l’autre crâne d’œuf ? Je n’ai jamais aimé recevoir des ordres. Je préfère rester en arrière et observer. On ne sait jamais d’où la Calamité pourrait venir.
  • Et si elle arrivait derrière nous ?
  • De nous deux, qui court le plus vite ? » s’esclaffa-t-il avec un sourire insolent.

Max le regarda sans rien dire. S’il ne le portait pas dans son cœur, le jeune idiot devant lui représentait son seul espoir de survie. Son unique chance de s’en sortir.

« Je suis conscient que tu ne me dois rien, mon petit, mais je voudrais te demander un service.

  • Abréger vos souffrances ? Vous n’y allez pas de main morte quand vous demandez quelque chose, vous… le coupa Kayn en feignant d’être embêté.
  • Non. Je voudrais que tu m’aides à rejoindre les autres. Tu es costaud, tu devrais arriver à me porter jusque là-bas, non ? »

Le visage de Kayn perdit toutes traces d’amusement. Il n’y avait plus rien de moqueur ou d’arrogant dans son expression. Ses yeux vairons dévisagèrent le vieillard quelques secondes, puis il demanda :

« Dîtes-moi, pourquoi tenez-vous tant à vivre ?

  • J’ai eu une vie bien remplie et je devrais accepter l’inéluctable, c’est ce que tu penses ? Certes, je n’ai aucun regret la concernant. J’ai fait des erreurs, j’ai eu des moments durs, comme tout le monde. J’ai aussi été très heureux. Rejoindre mon épouse ne me fait pas peur. Cependant, regarde où nous sommes. Je ne veux pas mourir ici, sans sépulture, sans trace de mon existence. Idéalement, je voudrais être enterré auprès de mon Amélie. J’aurais dû la suivre lorsqu’elle est partie, mais elle ne l’aurait pas voulu. Elle chérissait la vie, pour elle, chaque instant était une bénédiction, un miracle. Elle ne cessait de me dire qu’il fallait que je profite de tout, le bon, comme le mauvais car il n’y a pas de lumière sans ombre. Nous n’avons jamais eu d’enfant, elle était ma seule famille. Je la réduis à ce simple mot, mais elle était bien plus que cela. Nous nous considérions comme des âmes sœurs. »

Ces derniers mots résonnèrent dans la tête de Kayn. Il revit derrière ses paupières l’image d’une personne qu’il avait connue, il y avait longtemps. Son visage ne laissa rien paraître des souvenirs qui jaillissaient dans son esprit. Max douta de l’avoir convaincu, persuadé que tout cela lui était bien égal.

« Max, c’est le diminutif de Maxime ? demanda-t-il simplement.

  • Maxence.
  • Eh bien Maxence, j’accepte de vous porter, entendons-nous bien, auprès des autres. Pas plus loin. Il ne manquerait plus que vous me preniez pour un cheval… »

Il fit glisser son sac à dos sur son torse, plia légèrement les jambes et l’invita à prendre place sur son dos. Max hésita – Kayn était plutôt grand – puis il se lança et s’agrippa à son cou tandis que celui-ci attrapait ses cuisses pour le maintenir.

Kayn se dirigea ensuite vers le groupe le plus proche ; le poids du vieillard ne semblait pas le gêner le moins du monde. Il avançait avec aisance parmi les hautes herbes, sa foulée ne faiblit pas un seul instant.

Si ses lèvres restaient closes, Max était submergé de questions. Le jeune homme s’était montré égoïste, un parfait crétin, jusqu’ici. Pourquoi l’aidait-il ? Il n’était pas certain de l’avoir touché avec son discours, car Kayn l’avait prouvé, il était insensible aux maux des autres. Comme lorsqu’il avait refusé de partager son eau.

« Ne te vexe pas, mais, tu n’es pas du genre à porter secours, alors pourquoi as-tu décidé de venir à mon aide ?

  • Moi ? Venir à votre aide ? Et puis quoi encore ? souffla-t-il d’un air agacé. Vous étiez sur mon chemin. Et, je vous ai posé une question, vous y avez répondu avec sincérité. Cela me suffit. Voyez cela comme un paiement pour cette course. »

Il accéléra le pas comme pour signifier à Max qu’il ne répondrait à aucune autre question. Dès qu’il fut suffisamment près, il héla les survivants du premier groupe :

« Eh ! Vous n’auriez pas oublié quelqu’un, là-bas derrière ? Vous êtes aveugles ou stupides ? Les deux, probablement. Allez, du nerf, débarrassez-m’en ! »

Stupéfait de le voir avec Max sur le dos, tous le dévisagèrent sans rien faire. Devant ce manque d’activité, Kayn s’impatienta et une ride de colère se glissa sur son front :

« Vous bougez ou je le lâche ? » rugit-il si brusquement que quelques-uns sursautèrent.

Alexandre se rua aussitôt pour aider le vieil homme à se remettre sur ses pieds. Libérée, sa monture d’un instant partie sous les regards encore ébahis de l’assistance. Lucie sourit en le regardant s’éloigner, ravie de voir une autre facette de lui. Kayn n’était-il pas lui-même une preuve de la bonté des Hommes ? pensa-t-elle en se remémorant leur conversation. Comme s’il avait senti son regard posé sur lui, il se retourna un instant avant de poursuivre son chemin.

S’il se fichait de l’avis qu’on pouvait avoir de lui, il était loin d’imaginer qu’il venait par son action de changer momentanément son image de mauvais garçon. Pour les témoins de son acte, il était désormais doté d’une sensibilité insoupçonnée.

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