4.

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Trois jours. C’est le temps qu’on se donna pour les recherches. On avait trouvé plus de nourritures que de corps – tous inerte – et le moral était au plus bas. Une odeur de décomposition commençait à s’élever dans la ville, rappelant à tous le destin funeste qui les attendait s’ils restaient. Peut-être même s’ils partaient. Personne ne savait où était la calamité, et là résidait le danger.

Après une courte réunion, la décision fut prise : ils iraient à Ghudam. Bien que la route soit longue, on voulait croire qu’elle en vaudrait le périple.

Au matin du quatrième jour, les rescapés prirent la direction de l’est, leurs sacs à dos chargés de toutes les vivres qu’ils avaient trouvées. Menave leur avait également rendu la tente et donné trois fusils avec lesquels chasser. Ce fut ses seules offrandes.

Un homme du nom de Linus dirigea le groupe. Son assurance n’avait d’égal que son égo. Il était l’un des épiciers et cela sembla lui donner automatiquement le rôle de meneur. Si personne n’avait encore osé le contredire sur son statut autoproclamé, c’était parce qu’aucun ne voulait devoir prendre les décisions qui s’imposeraient.
D’une cinquantaine d’année, il était originaire de la région et avait repris le commerce de son père à sa mort, onze ans auparavant. Bien qu’il n’eut jamais d’intérêt pour l’établissement paternel – qu’il considérait comme un travail peu honorable – il lui était apparu comme une bouée de sauvetage dans la mer la plus agitée, lorsqu’après dix-neuf ans d’une carrière militaire, il fut promptement renvoyé pour faute grave. Jamais il n’eut confié à qui que ce soit sa mésaventure. Au contraire, il était encore actuellement lové dans la couverture d’un mensonge éhonté, tandis qu’on le considérait comme un héros. Tout Menave, ainsi que son propre père, le prenait comme vérité.

L’ancien militaire marchait à l’avant, guidant le groupe comme l’alpha d’un attelage de chiens de traineau. Celui-ci se divisa rapidement pour s’étaler sur plusieurs dizaines de mètres. Les plus alertes suivaient Linus en cadence. Plus en arrière, Tania encourageait ses enfants à accélérer le pas, accompagnée de Lucie et Alexandre, ainsi que de quelques autres. Enfin, Max fermait la marche de son pas fébrile, loin derrière.
Le vieil homme voyait désespérément les deux groupes s’éloigner sans parvenir à les rattraper. Son vieux corps ne pouvait suivre ; ses muscles avaient du mal à se mouvoir et étaient douloureux, et ses os peinaient à le porter. Alors il tenta une fois, deux fois, trois fois d’appeler pour qu’on vienne l’aider. Mais personne n’entendit. Il essaya d’avancer plus vite et manqua de tomber. Haletant, les larmes aux yeux, il se stoppa, se voyant déjà perdu, abandonné. Sa main tâtonna dans sa poche et en sortit un petit portrait ovale où se dessiner la silhouette en noir et blanc d’une femme. À sa posture, on devinait qu’elle était assise. Le visage gai mais crispé, sans doute mal à l’aise d’être ainsi photographiée.

« Ah, ma chère Amélie, je ne vais pas tarder à te rejoindre, tu vois, se lamenta-t-il en déposant un baiser sur son visage. »

Elle était décédée quelques années auparavant d’une mort naturelle. Bien que douloureuse, sa disparition était à présent pour lui un soulagement. Ainsi sa douce Amélie n’avait pas à entreprendre un périple probablement mortel où la crainte d’être tué se faisait sentir à chaque instant. Il n’aurait pas supporté de la voir apeurée, terrifiée, se demandant quand son heure arriverait.
Des larmes glissèrent sur ses joues tandis qu’il abandonnait peu à peu l’espoir de pouvoir rattraper les autres. Aucun d’eux ne se retournait pour le voir, comme s’ils voulaient tous l’abandonner et qu’un regard dans sa direction les auraient fait changer d’avis. Il était comme un vieux chien qu’on laisse au bord d’une route en sachant qu’il n’y survivra pas. Où était-il donc, ce héros pour venir le sauver ?

« Allons, à votre âge, pleurer de la sorte, se moqua Kayn qui apparut soudainement à ses côtés, pourquoi vous mettez-vous dans cet état ? »

Le jeune homme fit mine de réfléchir et claqua des doigts tandis que son visage s’éclairait :

  • Vous avez peur de mourir. Pourtant, il faudra bien y passer un jour !
  • Je te croyais tout devant, répondit Max en essuyant ses joues d’un revers de mains.
  • Non, moi, je reste en arrière. On ne sait jamais d’où la calamité va venir, et je veux profiter du spectacle.
  • Et si elle arrivait par derrière ?
  • De nous deux, qui court le plus vite ? fit Kayn avec un sourire insolent.

Max le regarda sans rien dire. S’il ne le portait pas dans son cœur, le jeune idiot devant lui représentait son seul espoir de survie. C’était une chance qu’il soit à ses côtés, son unique chance.

  • Je suis conscient que tu ne me dois rien, mon petit, mais je voudrais te demander un service.
  • Abréger vos souffrances ? C’est beaucoup demander, le coupa Kayn avec son rictus habituel.
  • J’aimerais que tu m’aides à rejoindre les autres. Tu es costaud, tu devrais arriver à me porter jusque là-bas, non ?

Le visage de Kayn perdit toutes traces d’amusement. Il n’y avait plus rien de moqueur, d’arrogant ou d’insolent dans son expression. Ses yeux vairons dévisagèrent le vieillard quelques secondes, puis il demanda :

  • Dîtes-moi sincèrement, pourquoi tenez-vous tant à vivre ?
  • J’ai eu une vie bien remplie et je devrais accepter l’inéluctable, c’est cela que tu penses ? Certes, il est vrai que je n’ai aucun regret la concernant. J’ai fait des erreurs, j’ai eu des moments durs, comme tout le monde. Mais j’ai aussi été très heureux. Rejoindre mon épouse ne me fait pas peur. Cependant, regarde où nous sommes. Je ne veux pas mourir ici, sans sépulture, sans trace de mon existence. Idéalement, je voudrais être enterré auprès de mon Amélie. Nous n’avons jamais eu d’enfant, elle était ma seule famille. Je la réduis à ce simple mot, mais elle était bien plus que cela. Nous nous considérions comme des âmes sœurs.

Aucune émotion ne transparaissait chez son interlocuteur. Il était impossible de déterminer s’il avait été touché par la réponse du vieil homme.

  • Max, c’est le diminutif de Maxime ? demanda-t-il simplement.
  • Maxence.
  • Eh bien, Maxence, fit Kayn en se glissant devant lui, j’accepte de vous porter, entendons-nous bien, auprès des autres. Pas plus loin.

Il fit glisser son sac à dos sur son torse, plia légèrement les jambes et invita le vieil homme à prendre place sur son dos. Bien que surpris, celui-ci ne se fit pas prier : il craignit un instant de le voir changer d’avis. Une fois installé, Kayn avança vers le groupe le plus proche d’un pas rapide. Le poids de Max ne semblait pas le gêner le moins du monde, pas même dans les herbes hautes du champ où ils se trouvaient. Si les lèvres restaient closes, l’esprit du vieillard était submergé de questions. Le jeune homme s’était montré égoïste jusqu’ici, alors pourquoi soudainement avait-il accepté de l’aider ? Il ne croyait pas l’avoir convaincu avec son petit discours, Kayn se fichait bien des maux des autres. Il ne se préoccupait guère de leurs déboires, il l’avait trop souvent montré. Alors, pourquoi avait-il brusquement changé de comportement ?

« Ne te vexe pas, mais tu n’es pas du genre à aider les autres, lui fit-il remarquer en choisissant soigneusement chaque mot, alors pourquoi as-tu décidé de venir à mon secours ? »

  • Je ne suis pas venu à votre secours, rétorqua Kayn dont la voix lui parut terriblement froide, j’étais derrière, à proximité, c’est tout. Je vous ai posé une question et vous y avez répondu avec sincérité. Cela me suffit.

Le jeune homme ne sembla pas vouloir en dire plus et accéléra le pas comme pour signifier à Max qu’il ne répondrait à aucune autre question. Dès qu’il fut suffisamment près, il grogna à l’attention du premier groupe :

  • Eh ! Vous n’auriez pas oublié quelqu’un là-bas derrière ? Vous êtes aveugles ou stupides ? Allez, débarrassez-m’en !

Stupéfait de le voir avec Max sur le dos, tous le dévisagèrent sans rien faire. Devant ce manque d’activité, Kayn s’impatienta tandis que son regard s’assombrissait.

  • Vous bougez ou je le lâche et vous le ramassez ? rugit-il si brusquement que quelques-uns sursautèrent.

Immédiatement, Alexandre se rua vers lui pour aider le vieil homme à se remettre sur ses pieds. Libérée, sa monture d’un instant partit sous les regards encore ébahis de l’assistance. Lucie, particulièrement, sourit en le regardant s’éloigner, ravie de voir une autre de ces facettes. Kayn n’était-il pas lui-même une preuve de la bonté des Hommes ? pensa-t-elle en se remémorant leur conversation. Comme s’il avait senti son regard posé sur lui, il se retourna un instant avant de poursuivre son chemin.

Si Kayn se fichait bien de l’avis qu’on pouvait avoir sur lui, il était loin de se douter qu’il venait par son action de changer momentanément son image de mauvais garçon. Pour les témoins de son acte, il était désormais doté d’une sensibilité insoupçonnée.

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