3.

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La nuit suivante fut des plus glaciale ; le froid se glissait jusque sous les vêtements sans que personne ne parvienne à le combattre. Dans la tente, l’air y était à peine moins désagréable ; Rosa, Charlie et Sasha étaient lovés contre leur mère, et Max s’était assoupi à l’autre extrémité.

À l’extérieur, les autres se collaient les uns aux autres pour se tenir chaud. Il était hors de question de faire un feu ; si la plupart des gens tentait de survivre de façon honnête, certains se laissaient aller à des larcins plus ou moins condamnables. La criminalité et la violence avaient largement augmenté dans les campagnes depuis l’apparition de la Calamité. Même armé, personne ne pouvait dire être en sécurité, et un feu aurait été comme un phare dans l’obscurité, appelant quiconque dans les environs à se changer en trouble paix.

Lucie s’apprêtait à s’installer contre son frère lorsqu’elle vit Kayn s’asseoir contre le tronc d’un arbre, seul. Avec son simple t-shirt sur le dos. Il farfouilla dans son sac et en sortit un encas dans lequel il mordit en regardant le ciel.

« Tu vas avoir froid si tu dors à l’écart, chuchota-t-elle en s’accroupissant à ses côtés. Tu peux dormir près de nous, si tu le souhaites.

  • Aurais-je l’air de trembler ? Si c’est le cas, ce n’est pas à cause du froid.
  • À quoi est-ce dû alors ?
  • L’excitation de l’inconnu ? Certains vont-ils mourir de froid ? Combien seront en vie demain matin ? Que de questions sans réponse ! J’en frémis ! répondit-il, les yeux exorbités.
  • Et si tu arrêtais un peu ton numéro, le gronda-t-elle gentiment, sans toi, Max ne s’en serait probablement pas sorti aujourd’hui. »

Il haussa les épaules en soupirant et détourna un instant ses prunelles bicolores. Kayn n’avait aucune considération pour les autres. Voir Lucie penser le contraire le dérangeait. Il n’était pas un menteur et se targuait d’être honnête et franc.

« N’étais-ce pas préférable ? Son calvaire aurait été de courte durée, la Calamité l’aurait peut-être trouvé et dévoré, ou il serait mort de faim ou d’épuisement d’ici quelques jours, fit-il sur un ton sérieux. Contrairement à ce que tu penses, je ne l’ai pas sauvé. Il finira par mourir, comme tous ceux qui foulent cette terre. Je n’ai fait que prolonger sa torture.

  • Il semblait plutôt ravi que tu l’ais aidé, rétorqua Lucie, la voix grave. Et moi aussi.
  • Donc pour toi, la vie est préférable à la mort.
  • Bien sûr, même dans nos conditions. J’ai espoir qu’un jour, la Calamité disparaisse.
  • Une optimiste, hein ? se moqua Kayn. Combien de fois a-t-on tenté de s’en débarrasser ? Arrête-moi si je me trompe, mais chaque essai s’est révélé être un échec. Comment peux-tu encore avoir l’espoir qu’elle disparaisse ?
  • Elle est apparue du jour au lendemain. Pourquoi ne pourrait-elle pas disparaître de la même façon ?
  • Quelle naïveté… Tu crois qu’elle est là par hasard ? Ne semble-t-elle pas avoir un but à accomplir ? Elle ne s’en ira pas avant, Lucie. »

Elle se figea ; le sourire satisfait de Kayn lui glaçait les os. L’assurance dans sa voix tendait à lui laisser penser qu’il était certain de ce qu’il disait.

« Pourquoi ne pourrait-elle pas partir comme elle est venue ? l’interrogea-t-elle, suspendue à ses lèvres. Est-ce que tu sais quelque chose ? »

Elle redouta sa réponse car elle craignit que ce soit la vérité. Kayn la regardait d’un air intéressé, tel un oiseau observant un ver insouciant du danger avant de piquer droit vers lui pour le becqueter.

« Disons que j’ai entendu ici et là des choses et d’autres.

  • Quelles choses ? » insista-t-elle en se rapprochant, captivée.

Ses révélations pouvaient-elle changer le cours des choses ? Pendant quelques secondes, elle imagina le monde débarrassé de la Calamité. Un petit rictus diabolique se glissa sur le visage de Kayn tandis qu’il faisait mine de se rapprocher pour une confidence.

« Je crois que ton frère t’attend », chuchota-t-il en se retenant de rire.

Il s’adossa de nouveau et se confronta au regard agacé de Lucie.

« Tu sais quelque chose ou pas ? insista-t-elle.

  • Oui. »

Les yeux rivés sur lui, elle attendit qu’il continue, mais il se contenta de sourire. L’obscurité de la nuit donnait à ses yeux une lueur malsaine, à la limite du sadisme.

« Pff… T’es en train de te foutre de moi ! pesta-t-elle en reculant. T’es vraiment qu’un gros crétin… »

Il s’inclina ; à ses oreilles, l’insulte était un compliment. Et voir Lucie passer de l’espoir à la déception l’amusait beaucoup. Elle était facilement manipulable. Il sourit un moment, songeant que si elle avait insisté un peu plus, il aurait accepté de lui révéler ce qu’il savait.

La jeune femme n’avait pas dit son dernier mot. Elle lui laissa la victoire pour cette fois, mais persuadée qu’il n’avait pas complètement menti, se promit de le questionner bientôt. Tout de suite, elle était fatiguée. Elle rejoignit Alexandre et se cala contre lui, puis le sommeil l’emporta.

Pour tous, le sommeil fut entrecoupé de sursauts ; une crainte soudaine saisissait les corps en entier, comme si une chaîne invisible les enserrait subitement et les empêchait de respirer. Dès lors, on jetait un regard sur les environs pour s’assurer que la terrible créature était bien absente. Il fallut deux nuits de plus pour que ce sentiment commence à s’estomper et qu’ils retrouvent un sommeil acceptable.

Les journées se ressemblaient : des champs à perte de vue parfois entrecoupés d’une route ou d’un chemin de terre. Ils croisèrent aussi plusieurs ruines. Des lieux où la vie avait été un jour fourmillante et où désormais, le silence régnait en maître. Certains étaient déserts depuis si longtemps que la végétation avait déjà repris sa place. Ainsi, un arbre avait poussé au milieu d’une maison, son feuillage remplaçant le toit entier de la bâtisse. En le voyant, certains songèrent qu’il semblait avoir toujours été là. Ces visions leur rappelèrent bien sûr leur propre histoire, permettant à la tristesse, la colère et la frustration de s’insinuer dans leurs cœurs et dans leurs esprits. Elles les renvoyèrent à leur impuissance, vers un destin inéluctable, vers la fatalité. Seul un espoir irraisonné les tenait encore debout face au néant de tourments que représentait la Calamité. Mais… pour combien de temps encore existerait-il ?

« On arrive bientôt ? demanda la petite voix fluette de Florie après quatre jours de marche.

  • Si nous avions accéléré le pas, nous serions déjà à Ghudam ! » reprocha la voix rauque de Linus.

S’il ne désigna personne, pas même par le regard, Max se sentit concerné, étant le doyen du groupe. Les yeux baissés, il n’osa pas répondre, par peur de la confrontation avec l’homme. Son autorité ne lui plaisait guère, l’intimidait. Il avait l’impression que Linus était le genre d’homme à laisser ceux qui l’encombreraient derrière lui, sans regret, crachant sur ses valeurs d’ancien militaire. Et il avait raison : malgré les apparences qu’il se donnait, Linus était prêt à tout pour survivre.

L’air devint soudain plus lourd. Les mots de l’ex-soldat résonnaient dans chaque esprit, divisant le groupe entre ceux qui pensaient la même chose et les autres, plus cléments envers le vieillard.

« Vous avez raison ! fit la voix de Kayn, brisant un silence pesant, abandonnons les vieux, les traine-la-patte, les sans volonté ! Haut-les-cœurs, nous avons encore de la route à faire ! »

Il fit mine de partir face à une assemblée restée interdite, puis se retourna brusquement, un sourire espiègle sur le visage :

« Ne faites pas ces têtes ! Vous pensiez tous la même chance, bande d’hypocrites ! Faire preuve d’un peu de compassion vous tuerait, n’est-ce pas ? »

La pression retomba a contrario des regards méprisants dirigés sur lui. Il avait dit la vérité, mais on le détesta pour l’avoir révélée tout haut.

« Nous allons nous arrêter pour la nuit, l’obscurité sera là d’ici quelques heures. Si nous marchons sans faire de pause demain, nous serons à Ghudam dans l’après-midi », annonça finalement Linus.

Un campement de fortune fut établi non loin d’une rivière où on alla remplir gourdes et bouteilles. D’un pas incertain, presque timide, Max rejoignit Kayn ; il posa sur lui un regard bienveillant. Le jeune homme fronça aussitôt les sourcils, intrigué, puis le vieil homme dit :

« Je suis venu te remercier, pour tout à l’heure. Sans ton intervention, je crois… que je serais seul, maintenant.

  • Ne me remerciez pas, j’ai pris tant de plaisir à voir leurs visages rougis de honte que c’en était presque indécent.
  • Tu es un vrai trublion, hein ? s’amusa Max.
  • Pour votre information, quelques-uns ne vous auraient pas abandonné, fit Kayn en indiquant Lucie, Alexandre et Tania du menton.
  • Peut-être le devraient-ils. »

Ils échangèrent un regard entendu puis Max partit rejoindre la petite troupe. Il s’interrogea cependant : Kayn serait-il resté lui aussi ? Cette pensée lui parut légitime – le garçon l’avait déjà sauvé par deux fois – mais aussi surprenante : depuis quand s’inquiétait-il de ce qu’il faisait ?

Après avoir aidé son frère à installer la tente, Lucie chercha Kayn du regard, elle avait un tas de questions à lui poser, et qu’il le voulait ou non, il allait y répondre ! S’il savait quelque chose sur la Calamité, il devait le dire ! Hélas, l’oiseau s’était envolé, et personne ne sut lui dire où.

À l’aube, elle se réveilla et frotta ses épaules pour se réchauffer. Elle retira ensuite promptement les quelques nœuds de ses cheveux en y glissant ses doigts comme une brosse, et remarqua Kayn qui grignotait un objet de ses larcins en fixant le ciel d’un œil attentif. Elle l’imita et vit quelques nuages cotonneux planant au-dessus de leurs têtes ; la Calamité n’était pas dans le coin.

« T’étais où ? lui demanda-t-elle.

  • Tu t’en fiches ! Tout ce que tu veux savoir, c’est ce que je sais sur Nihil. Alors ne tourne pas autour du pot, pose tes questions.
  • Très bien, fit-elle en croisant les bras, que sais-tu sur elle ?
  • Ce qu’on m’en a dit.
  • C’est-à-dire ? »

Il la scruta plusieurs secondes, se demandant si elle croirait un seul mot de son récit. Puis il conclut qu’il n’en avait rien à faire et répondit :

« Avant de tout te dire, tu dois accepter de jouer à un petit jeu. Pendant que je te raconterai ce que je sais, tu devras m’écouter attentivement sans jamais m’interrompre. Si tu le fais, tu n’entendras jamais le reste. On est d’accord ? »

Lucie soupira puis acquiesça d’un signe de tête – ce qu’il pouvait être puéril ! – mais elle était impatiente de l’entendre. Elle vint s’asseoir en face de lui et attendit qu’il commence.

« Il était une fois, dit-il sur le même ton qu’on débutait un conte de fée, la Mort. Du moins, c’est ainsi que les humains la nommèrent, il y a très longtemps. La Mort, en être bienveillant qu’elle était, s’occupait de récolter l’énergie vitale des êtres décédés. Aidée par son frère – bien moins célèbre – ils travaillaient tous deux, main dans la main depuis la nuit des temps afin d’aider la planète à s’épanouir en évitant l’accumulation ou l’insuffisance d’énergie. Dans les endroits où cela arrivait, faune et flore devenaient trop envahissantes ou disparaissaient. Un travail qu’ils aimaient profondément. Cependant quelque chose dérangeait l’un des deux. Des êtres récents qui se croyaient permis d’exploiter le moindre centimètre de cette bonne vieille planète, le moindre animal, comme si tous leur appartenaient. Écœuré, déçu, contrarié de voir sa si merveilleuse amie saccagée de tout côté, le frère se confia à sa sœur qui resta indifférente à sa détresse. Elle ne souhaitait pas intervenir, voulant rester neutre et ce, peu importait ce qu’il adviendrait. Il fallait laisser faire l’ordre des choses. Une dispute éclata : ni l’un ni l’autre ne voulut céder. La colère s’empara du frère qui ne pouvait concevoir de ne rien faire. C’est ainsi qu’il créa Nihil et lui confia son vœu le plus cher : anéantir l’humanité afin de protéger ce qu’il chérissait tant. La Mort voulut tuer la bête, mais son frère la prévint : « Je suis lié à elle, la tuer, c’est me tuer moi ! ». Il s’était ainsi assuré que la Calamité remplirait son rôle, qu’elle le veuille ou non. Mais c’était sous-estimé la colère de sa sœur. Elle lui ordonna de faire disparaître sa créature- »

Lucie leva la main pour le stopper, fronçant des sourcils sceptiques, pensant qu’il venait d’inventer cette histoire à dormir debout.

« Comment a-t-il pu la créer ? Je pensais qu’il ne pouvait que manipuler l’énergie, demanda-t-elle en guettant l’apparition de l’un de ses fameux rictus moqueurs.

  • Je n’ai jamais dit que c’était sa seule capacité, grommela-t-il en soupirant d’exaspération. Manipuler l’énergie est l’une d’entre elles.
  • Bien, admettons, que s’est-il passé ensuite ?
  • Rien, puisque tu n’as pas su tenir ta langue, fit-il en reprenant une bouchée de son met d’un air ennuyé.
  • Oh, allez ! Raconte la suite !
  • Non.
  • Un vrai bébé ! Bien, comme tu veux ! râla-t-elle en faisant mine de bouder. D’où sort cette histoire ? De ton imagination ?
  • Non, fit-il avec un sourire amusé, c’est mon petit doigt qui me l’a racontée.
  • J’en étais sûre… lâcha-t-elle en plissant les yeux dans sa direction, tu t’es fichu de moi.
  • Évidemment ! Mon doigt ne parle pas !
  • À propos de cette histoire !
  • Je ne me suis pas moqué de toi. Y croire ou non, cela te regarde. Tu m’as demandé ce que je savais, maintenant, tu sais. »

Lucie ne parvenait pas à avaler un traitre mot de son récit, pourtant le sérieux de sa voix et de chaque trait de son visage l’incita à la considérer. Kayn n’était pas le genre d’homme à croire n’importe quoi, encore moins ce qui semblait farfelu au premier abord. Au contraire, il s’en serait moqué plus qu’au possible.

« Tu penses que tout ça est vrai ? » l’interrogea-t-elle gravement.

Il haussa les épaules en fixant de nouveau le ciel d’un air distrait. Puis voyant le visage soucieux de son interlocutrice, il ajouta :

« Ce que je pense n’a pas d’importance. Cela ne te sauvera pas la vie. La Calamité est bien là, ce n’est pas une illusion. Tu ne vas pas non plus te réveiller et découvrir que tout ceci n’était qu’un cauchemar. »

Il y avait toujours chez lui, cette assurance immuable ; jamais il n’hésitait, jamais il ne cherchait ses réponses. Tout semblait limpide, si bien qu’il était difficile de déterminer s’il mentait.

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