Chapitre 3
Lorsque Ghudam pointa à l’horizon en fin de matinée – on ne pouvait la manquer tant ses murs de protection étaient hauts – les pas accélèrent. Leur cadence augmenta au fur et à mesure que la muraille se détaillait à chaque mètre parcourus. Aussi grande qu’un immeuble de quatre étages, elle encerclait la ville depuis déjà vingt ans et avait essuyé plusieurs attaques de la Calamité avec succès. La réputation de ce bouclier de pierre n’était plus à faire. L’afflux de survivants ne s’estompait jamais. Tous les jours, de nouveaux arrivants franchissaient ses épaisses portes en métal avec l’espoir d’y trouvait une vie meilleure.
Une vision ne manqua pas de faire parler. Non loin de la ville, un amas de véhicules entassés formait une colline de métal, vestige d’un passé que certains n’avaient même pas connu. Le soleil, la pluie et le temps avaient main dans la main dégradé les carcasses abandonnées, laissant la rouille s’installer sur la plupart d’entre elles. Si quelques-uns espéraient voir l’un de ces engins en fonctionnement à l’intérieur de la ville où tout leur semblait possible, d’autres firent s’évanouir leur espoir, indiquant qu’on avait sûrement voulu se débarrasser de ce qui était inutile.
Posté à l’entrée, une petite troupe d’hommes agrippées à des fusils montait la garde. À l’approche des survivants de Ménave, l’un d’eux s’avança, décomptant à mi-voix le nombre d’individus. Avec sa barbe de plusieurs jours, ses pommettes rouges et sa peau sèche, on devinait qu’il passait beaucoup de temps à l’extérieur. Ses yeux sans émotion détaillèrent chacun d’entre eux. Dès qu’il aperçut les trois fusils, ils prirent une expression plus dure.
« Ici, c’est nous qui assurons la sécurité et l’ordre. Vous n’aurez pas besoin de ça. Veuillez nous remettre toutes vos armes », dit-il sans sourciller.
Par réflexe, on se tourna vers Linus pour lui demander son avis et celui-ci rétorqua :
« Nous nous sentirions plus en sécurité si nous pouvions les garder.
- Ce serait rapidement le Far West ici, si nous laissions circuler des armes à feu. Si vous ne nous les remettez pas, vous n’entrez pas, insista le garde.
- Et si nous voulons partir chasser ?
- Vous n’aurez pas à le faire. Nous disposons d’assez de nourriture pour tout le monde. Ghudam est complètement indépendante. Ses sous-sols abritent son agriculture et ses élevages de porcs. Certes, les repas ne sont pas très variés, mais nous vivons bien. Je tiens néanmoins à vous prévenir, si vous entrez, vous devrez respecter nos règles. Nous ne tolérons pas le vol ni les bagarres, pas d’alcool, pas de stupéfiants, rien qui puisse nous mettre en péril. Ici, tout ça est passible de la peine capitale !
- Bien sûr, c’est parfaitement compréhensible », répondit l’ex-soldat.
Il se tourna vers ses compagnons et leur fit signe de donner leurs armes. Bien que réticents, ils obéirent – après tout, l’absence d’arme à feu à l’intérieur de la ville leur semblait logique et rassurante. Et Linus devait savoir ce qu’il faisait ! Il n’était pas le leader du groupe pour rien !
« Nous verrouillons les portes dès que la nuit tombe, poursuivit le garde d’une voix forte, vous êtes libre d’aller à l’extérieur la journée, mais vous serez systématiquement fouillés avant d’entrer. Mes collègues vont à présent vérifier qu’il ne vous reste rien de dangereux, ensuite vous pourrez vous rendre à la mairie. Ils vous diront où vous installer. Vous ne pouvez pas la louper, c’est le seul bâtiment avec un toit en pointe. »
Tour à tour, chaque membre du groupe fut fouillé ; les gestes des gardes étaient brutaux, inquisiteurs. Ils ne se souciaient guère d’être respectueux, et aucune femme n’était présente pour procéder à la palpation des voyageuses. Si celles-ci éprouvaient un malaise, aucune n’osa s’en plaindre de peur de se voir refuser l’accès à Ghudam.
Lorsque que ce fut au tour de Tania, Lucie observa la pauvre mère de famille, le visage rouge et le regard fuyant tandis qu’un homme glissait ses mains partout sur son corps : seins, fesses, cuisses, entrejambe, il n’y avait pas une zone qu’il n’explora pas. Lucie dirigea son attention sur son frère qui se demandait déjà comment il allait faire pour lui éviter ça.
Il scruta chacun des gardes et en repéra un – plus jeune, à peine majeur – dont les gestes étaient plus timides. Il faut que ce soit lui ! pensa Alexandre. C’est alors qu’un garde fit signe à Lucie de s’avancer. Sans réfléchir, il passa devant elle pour prendre sa place. Priant pour que l’autre appelle à sa sœur.
Lucie tremblait, elle était si concentrée sur l’homme qui examinait son frère qu’elle n’avait pas compris le stratagème de celui-ci.
Derrière elle, Kayn la fixait ; s’il y avait une chose qui pouvait l’effrayer, c’était qu’un autre prenne possession de son propre corps. Se sentir impuissant, subir. Il ne comprenait que trop bien ce que la jeune femme redoutait. Ses yeux se posèrent sur le jeune garde, comme l’avait fait Alexandre avant lui. Il comprit immédiatement ce qu’il devait faire et poussa Lucie en le lui indiquant du menton. Celui-ci les regarda s’avancer, jeta un regard à l’un de ses collègues comme pour chercher de l’aide, puis finit son examen avant de leur faire signe d’approcher. Il lança quelques coups d’œil à Kayn dont le regard n’avait jamais été aussi sévère, menaçant, lui intimant l’ordre de respecter la demoiselle. Cela n’aurait pas fonctionné sur les autres gardes, ils étaient en poste ici depuis bien trop longtemps.
Lucie se plaça devant lui, tendit les bras et attendit, le cœur battant en écho avec celui du garde. Ce dernier ne cessait de regarder Kayn qui, les bras croisés, scrutait tous ses faits et gestes. Il passa brièvement ses mains près des épaules de la jeune femme et de ses chevilles, puis la laissa passer et fit de même pour Kayn. Ce dernier n’était pas peu fier de sa performance, comme en attestait son sourire en coin. Soulagée, Lucie lui avait adressé un signe de tête discret en signe de remerciement.
Max fut le dernier à être fouillé ; il avait attendu et observé, et s’était finalement résigné à oublier ce qu’il venait de voir, même si leur dire le fond de sa pensée l’avait démangé. Parfois, il fallait savoir ravaler ses valeurs.
Comme attendu, la ville était surpeuplée au point que les rues étaient bondées et ne laissaient que peu de place à la circulation. L’orientation y était difficile tant on avait du mal à discerner les lieux. Si on ne cessait d’entasser bicoques sur bicoques, élevant les bâtiments toujours plus haut jusqu’à en obscurcir les rues, Ghudam manquait toujours de logements. Les vieux lampadaires encrassés, autrefois révélateurs de mystères ne levaient plus aucun voile de ténèbres depuis déjà longtemps : l’électricité provenant de générateurs n’alimentait qu’un nombre restreint de bâtiments, et les artères et veine de la ville restaient baignées dans le noir dès que le soleil se couchait. La faible lueur de quelques bougies persistait certaines nuits, à condition que le vent ne s’en mêle pas. Une odeur âcre soulevait les cœurs un peu partout sans qu’on sache d’où elle venait. Kayn avait sa petite idée sur la question et ne manqua pas de s’en amuser.
« Si tu sais, dis-le ! l’exhorta Lucie, frustrée et déçue du spectacle qui se présentait à elle.
- Ça me parait évident. Beaucoup de monde, pas assez de logement, des gens dans les rues. Il faut bien qu’ils se soulagent quelque part.
- Tu es sérieux ? fit-elle avec un air de dégoût.
- Attention où tu mets les pieds ! » lança-t-il en lui donnant un coup de coude.
Derrière elle, les autres se décomposaient ; dépités, ils ne savaient pas s’ils devaient se réjouir d’être en sécurité ou fuir au plus vite. Ils se consolèrent en se disant que si la réputation de Ghudam ne mentionnait pas l’état de la ville, c’était sans doute parce qu’ils y étaient en sécurité. Cela devait compenser le reste.
Linus orienta le groupe vers le seul toit qui pointait vers le ciel et ordonna aux autres d’attendre tandis qu’il entrait pour se renseigner. Kayn en profita pour disparaître sans que personne ne le voie. Il voulait explorer la ville pour en apprendre davantage sur son fonctionnement et pensait qu’il n’y aurait aucun logement disponible pour eux.
La ville en elle-même n’avait rien de très accueillant. La saleté se trouvaient partout : dans les rues, les bâtiments, sur les vêtements et même dans la nourriture. Nombre de maladies se déclaraient et se propageaient à grande vitesse à cause de la trop grande proximité de ses habitants. Contrairement aux dires des gardes à l’entrée, des bagarres éclataient tous les jours et aucune police ne stoppait les fautifs qui se battaient parfois jusqu’à la mort. Personne n’était condamné. La ville était trop grande, trop peuplée pour qu’une milice parvienne à y instaurer la paix. La seule chose qui était vraie était l’abondance de nourriture.
Après plusieurs heures d’une attente interminable, Linus ressortit, l’air contrarié, les mains sur les hanches. Son regard se perdit au loin avant de se poser sur ses compagnons de route.
« Il va nous falloir rester quelques jours dans la rue, annonça-t-il en soupirant lourdement. Il n’y a de place nulle part pour l’instant, mais le maire lui-même m’a affirmé que certains étaient sur le point de quitter Ghudam et de libérer des logements. On va aussi nous apporter des bons pour les repas, limité à un par jour.
- Vraiment ? s’enthousiasma Florie. Dans notre situation, c’est presque un luxe !
- Les repas sont servis le soir à l’église et dans un dispensaire, au nord de la ville, continua Linus, il vaudra mieux y être assez tôt, on ne sait jamais. »
Il les conduisit ensuite près de ce qui était autrefois une poste et qui servait à présent de dortoir. Le maire lui avait indiqué que le lieu était complet mais qu’ils pouvaient s’installer sous le préau adjacent.
Jusqu’à l’heure du dîner, Lucie n’eut de cesse de chercher Kayn des yeux. Elle espérait qu’il n’était pas parti pour très longtemps, même si elle le savait plein de ressources, elle s’inquiétait des ennuis que son caractère impétueux pouvait lui attirer. Elle aurait voulu avoir le courage de s’aventurer dans Ghudam pour le retrouver, mais cette ville lui faisait peur. Elle s’y sentait mal à l’aise et contrairement à ce qu’elle avait imaginé, en insécurité.
Une partie du groupe se rendit à l’église où une file s’était déjà formée pour attendre la précieuse pitance. Les autres surveillaient leurs affaires, avec pour seule promesse qu’on leur ramènerait de quoi manger. Il fallut attendre une heure de plus pour être servi. En échange d’un bon, on leur donna un bol rempli d’une soupe de légume où flottait péniblement un morceau de viande.
« Du porc ! » s’exclama à mi-voix Alexandre qui aurait sauté de joie s’il ne s’était pas retenu.
Cela faisait une éternité qu’il n’en avait pas mangé. Son repas ne dura pas même le trajet du retour jusqu’à leur petit campement tant il avait faim. Là, il distribua les bols qu’il avait promis de rapporter, puis aida Tania à nourrir ses enfants.
Lucie s’était assise en retrait et touillait sa mixture sans entrain.
« Il finira par revenir, ne t’en fais pas pour lui, lui dit le vieux Max en s’asseyant à ses côtés. Je suis certain que nous emmouscailler lui manque déjà !
- Au moins Kayn n’a pas peur de cette ville. J’avoue que pour moi, c’est tout le contraire. Je l’idéalisais, je nous voyais tous vivre heureux ici, mais… elle ne m’inspire pas confiance.
- Laisse-toi le temps de t’habituer. La Calamité n’a jamais pu franchir le mur, c’est déjà un problème en moins, et de taille ! Que pourrait-il nous arriver de plus ici ?
- Ce n’est pas la Calamité qui m’effraie tout de suite », avoua-t-elle en glissant un regard inquiet vers lui.
Max ne croyait pas lui-même à ce qu’il venait de dire, ses mots n’avaient pour but que de la rassurer. Il aurait sans doute parlé d’une aura putride et malveillante si on lui avait demandé de décrire la ville. Il y avait quelque chose qui n’allait pas dans ces rues, outre la misère. Un ennemi invisible s’y faufilait sans que personne ne semble se soucier de son existence.
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