2.
Les nuits étaient fraîches, les rues de Ghudam, silencieuses. Des cris s'élevaient parfois dans le lointain, dont tous étaient ravis qu'ils ne soient pas ceux de la Calamité. Il s’agissait de cris de douleurs ou des râles : dans certains quartiers, des habitants organisaient des combats contre de la nourriture ou des services. Toutefois, il arrivait que ceux-ci finissent mal. Les corps étaient alors laissés sur place – comme ceux des malades – et récupérés par des collecteurs, tous les matins. Ces hommes étaient chargés de les emmener vers leur dernier repos. Sur leur passage, les habitants s’inclinaient pour les remercier de s’atteler à cette tâche difficile mais nécessaire.
Une matinée, après quelques jours à observer les alentours, Lucie s’était décidée à explorer, persuadée qu’en apprendre plus sur la ville ferait disparaître ses craintes. Et elle souhaita que son chemin la fasse croiser celui de Kayn. Le jeune homme n’avait pas donné signe de vie depuis leur arrivée.
Son frère sur ses talons, elle alla de rue en rue, y remarquant le même spectacle perpétuel de misère. En voyant combien attendaient encore pour un logement, elle sut qu’ils n’en obtiendraient pas avant longtemps. Des semaines, des mois, des années peut-être. Pourquoi diable acceptait-on encore de laisser entrer des gens ici ? Était-ce le prix de la bonté de Ghudam ? Celui de la sécurité ?
Ses yeux se portèrent sur une affiche qu’elle voyait placardée un peu partout : « Ghudam, notre salut ». Un gigantesque mur surplombé d’un œil avait été peint en dessous.
Quel salut y avait-il à vivre dans de telles conditions ? se demanda-t-elle. Les sans-domiciles vivaient à même le sol, leur espace délimité par des sacs ou des draps étendus sous eux en guise de lit. D’autres n’avaient rien de tout ça. Avec aucun endroit où se laver, leurs peaux étaient aussi sales que leurs vêtements troués et miteux. Certains présentaient des plaques rouges et granuleuses qu’ils grattaient sans cesse. Devant eux passaient nombre d’habitants qui manquaient parfois de leur marcher dessus tant le lieu était bondé.
Lucie se faufila tant bien que mal au travers de la foule, espérant rejoindre une rue adjacente, mais elle se retrouva bien vite coincée.
« Pardon, excusez-moi » tenta-t-elle à l’attention des gens qui l’entouraient.
Personne ne sembla entendre, tous essayaient d’avancer. Elle jeta un regard en arrière, peinant à voir où se trouvait son frère. Et lorsqu’elle ne le vit pas, une profonde angoisse s’empara d’elle. Son corps se figea, une vive chaleur l’envahit et son souffle se fit plus court.
Elle se stoppa net.
Sentant qu’on la poussait avec force, Lucie résista, encrant ses pieds dans le sol du mieux qu’elle le pouvait, puis fit péniblement volte-face. Elle tomba nez à nez avec une armoire à glace qui la fusilla d’un regard sévère puis força le passage, se fichant bien de la bousculer. Derrière lui, tout un groupe suivit, ne lui laissant aucune seconde de répit. Elle manqua de tomber et se retint in extremis à une femme d’une quarantaine d’année qui fronça aussitôt les sourcils – une chose était sûre, si elle venait à chuter, on la piétinerait jusqu’à l’étouffement. Lucie s’excusa mais la femme fit mine de l’ignorer. Elle prit une profonde inspiration pour se calmer pendant que ses yeux cherchaient comment sortir de ce bourbier.
La marée humaine l’empêchait de rejoindre son frère, elle choisit donc d’avancer avec elle. Chaque mètre gagné la rapprochait de l’autre côté. Là-bas, elle aurait une vision d’ensemble et pourrait repérer Alexandre. Elle se glissa dans chaque interstice créé par la foule et finit par arriver à destination. Sortie du flux infernal, elle se hissa sur la pointe des pieds et scruta chaque visage. Dès qu’elle vit son frère, elle lui fit de grands signes.
« Bon sang, quel enfer ! pesta-t-il une fois près d’elle. J’ai bien cru que je t’avais perdue !
- Où est-ce qu’ils vont tous comme ça ?
- Chercher du travail, des vivres ou… j’en sais rien. Quel monde ! »
Ils se glissèrent dans une ruelle, prêtant attention à ne marcher sur personne et arrivèrent dans ce qui avait été une rue marchande. Des boutiques ne restait que les devantures, usées par le temps et décrépites. Les bâtiments y étaient plus vieux qu’ailleurs, et les pavés gris qui jonchaient le sol n’avaient pas été rénovés depuis longtemps.
« C’est l’ancien centre-ville, déclara Alexandre.
- Au moins, on respire ici ! On n’aura pas à batailler pour se déplacer. »
Soudain, un brouhaha s’éleva non loin. Dans une succession de cris et de pleurs entrecoupés de jet d’objets – casseroles, poêles, vêtements volaient de l’entrée d’un immeuble vers la rue – Lucie et Alexandre virent débouler une femme et ses deux filles pourchassées par un couple.
« Dehors ! Sales voleuses ! hurlèrent ces derniers en leur jetant ce qui semblait être leurs affaires.
- Non ! Vous ne comprenez pas ! Nous avons loué cet appartement ! se défendit la mère de famille.
- C’est ça, et à qui ? C’est le nôtre, sale menteuse !
- Non, il avait la clef ! Il nous a fait entrer, jura-t-elle. Je vous en prie, nous n’avons plus rien !
- Et c’est notre problème peut-être ? » lança l’homme en poussant violemment les deux fillettes dans la rue.
L’une d’elle tomba sur le sol. Les genoux en sang, elle se releva et imita sa sœur et sa mère qui ramassaient leurs biens sous les reproches et les insultes de leurs assaillants.
Lucie s’avança pour les aider, mais Alexandre la retint :
« Mieux vaut ne pas s’en mêler », lui chuchota-t-il.
Ils regardèrent impuissants la petite famille subir les foudres du couple et supplier pour qu’on leur laisse un toit. Lorsque finalement, les agresseurs furent rentrés chez eux, Lucie s’approcha pour ramasser plusieurs vêtements. La mère lui jeta un regard sombre pensant qu’elle essayait de la voler, qui retomba aussitôt que Lucie lui tendit le linge, un sourire bienveillant sur les lèvres.
« Que s’est-il passé ? hésita-t-elle d’une voix douce.
- Ghudam, voilà ce qu’il s’est passé… pesta-t-elle en regardant ses filles d’un air hagard. On m’a loué un appartement ici pour un mois, sauf qu’il est déjà habité. Il était vide quand on l’a visité. Il y avait du mobilier et des affaires, mais… le propriétaire… »
Un torrent de larmes se déversa sur ses joues tandis qu’elle serrait ses filles contre elle, puis elle reprit, un sanglot dans la voix :
« Je croyais qu’il l’était… Il nous a dit que tout lui appartenait et que nous pourrions les utiliser à notre guise. Cela faisait à peine deux heures que nous étions installées quand ces deux dingues ont débarqué.
- Que lui avez-vous donné en échange ? Peut-être que nous pouvons vous aider à le récupérer ? » proposa-t-elle.
Devant son regard horrifié, Lucie comprit que cette chose n’était pas récupérable et fit taire son imagination quant à sa nature.
Resté en retrait, Alexandre finit par appeler sa sœur, lui soulignant qu’elle ne pouvait aider tous ceux qu’elle croisait. Elle revint vers lui, la mine triste, puis ils décidèrent qu’ils en avaient assez vu pour aujourd’hui et qu’il était temps de rentrer.
Lucie s’apprêtait à s’enfoncer de nouveau dans la foule lorsqu’une habitante lui agrippa le bras.
« Voilà une bien jolie jeune fille, fit la femme d’une soixantaine d’année sur un ton aguicheur. Bonjour !
- Euh… Bonjour ?
- Vous êtes seule ? demanda-t-elle sans remarquer Alexandre. Vous cherchez du travail ? J’aurais bien besoin d’aide chez moi. Ménage, cuisine, des tâches de ce genre, vous voyez ? Et quelques petites choses en plus. Je vous donnerai deux bons alimentaires pour chaque jour, qu’en dîtes-vous ? »
Avant même d’obtenir une réponse, elle s’approcha et colla sa bouche à l’oreille de Lucie, son parfum piquant le nez de celle-ci tant il avait été appliqué généreusement.
« Et je vous donnerais bien plus si mon mari est satisfait de vous. »
Un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Elle resta figée, craignant ce qu’elle croyait avoir compris. Un intérêt malsain passa dans les yeux de la soixantenaire : elle attendait une réponse.
« Elle n’est pas intéressée ! » intervint Alexandre en tirant sa sœur près de lui.
La femme eut une grimace contrariée, les regardant avec un soudain dégoût. Puis elle tourna les talons et se précipita sur une nouvelle proie un peu plus loin.
« J’ai bien entendu ce qu’elle t’a dit ? grogna-t-il, elle voulait te donner à son mari contre de la bouffe ?
- Oui. Alex, je crois que je déteste cet endroit.
- Ouais, moi aussi. Mais c’est ça ou la Calamité.
- Je commence à me demander laquelle est pire.
- La Calamité ! s’écria Alexandre sans hésitation. Ici, ce ne sont que des humains, avec leurs vices. Mais ils n’ont pas tué plus de la moitié de la population mondiale. Alors, tu vois, pas de quoi s’inquiéter ! Tant qu’on est ensemble, il ne peut rien nous arriver. »
Son sourire se voulait rassurant, mais Lucie n’était pas dupe. Il craignait la ville autant qu’elle. Elle le serra dans ses bras pour se donner du courage puis une pensée lui vint :
« Tu crois que Kayn va bien ? On ne l’a pas revu, fit-elle, soudainement affectée.
- Kayn, Kayn, Kayn ! Il t’a tapé dans l’œil, ma parole ! maugréa-t-il en retenant un soupir exaspéré. Tu ne parles que de lui !
- Il est mignon, se défendit-elle, la mine boudeuse.
- Ouais, adorable ce type, surtout quand il nous a laissé en plan à Ménave !
- Il m’a quand même rapporté le sac de nourriture ! protesta-t-elle. Il va forcément s’attirer des ennuis avec son caractère…
- C’est pas un gosse, tu sais. Il sait ce qu’il fait et à qui il le fait. Allez, on rentre ! »
Lucie acquiesça d’un signe de tête, priant secrètement pour que cet imbécile de Kayn ne se soit pas attiré d’ennuis. Alexandre n’en avait rien montré, mais après cette expédition, il avait appris une chose : il lui faudrait davantage veiller sur sa sœur ou Ghudam risquait bien de la dévorer.
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