6.
Kayn les guida à travers la ville avec aisance, presque comme s’il en était originaire. Son excellente mémoire lui avait permis de se faire une carte mentale de Ghudam et de s’y balader sans se perdre.
Ils arrivèrent près du mur ouest où un immeuble vieillot était gardé par quatre hommes, fusils en main.
« Lucie est là ? Comment on entre ? Peut-être qu’on devrait essayer de surprendre ces types ? fit Alexandre en jetant un coup d’œil, caché derrière un bâtiment voisin.
- Du calme, le frangin ! Nous n’avons pas d’armes, le gronda gentiment Kayn. Il se trouve que vous leur en avez fait cadeau.
- Nous n’avions pas le choix ! grogna Linus en croisant les bras.
- Bien sûr que si, vous auriez pu ne pas entrer dans Ghudam, qui d’ailleurs est un vrai buffet à ciel ouvert pour la Calamité. Elle ne fera qu’une bouchée de ce petit muret quand elle se sera lassée des amuse-gueules.
- Tu pourrais avoir un peu plus de respect pour les personnes qui sont mortes ici, le rabroua Ethan.
- Je fais preuve de bien plus de respect à leur égard que les hommes qui les ont donnés en pâture. »
Il jeta un œil furtif vers les gardes puis se tourna vers Linus qu’il dévisagea d’un air satisfait.
« Vous êtes encore vaillant pour votre âge, n’est-ce pas ? Vous viendriez à bout d’un de ces hommes sans trop de difficulté. Allez donc vous faire passer pour un client et dispensez-nous de la présence de l’un d’eux.
- Ne serais-je pas plus utile à l’extérieur ?
- Allons, vous avez parfaitement la tête de quelqu’un qui… enfin, vous serez parfait ! » répondit Kayn en lui faisant signe de partir.
Alexandre aurait aimé connaître plus en détail son plan. À le voir prendre les choses avec autant de légèreté, il craignit qu’il n’ait pas compris la gravité de la situation. Lucie était en danger ! Tania et les autres femmes aussi ! Et les choses pouvaient empirer d’un instant à l’autre !
Alexandre ne croyait pas si bien penser. Au-dessus d’eux, silencieux, des nuages sombres se rassemblaient…
« Bien, toi et toi, fit Kayn en pointant deux hommes du doigt, vous allez faire le tour et-
- Tu ne connais même pas nos noms ? le coupa Ethan en arquant un sourcil.
- Et à cet instant, ils ont une importance capitale, ironisa-t-il avec un regard appuyé. Bien, Castor et Polux, faites le tour et assommez-les dès que-
- Les assommer ? Avec quoi ? » intervint de nouveau Ethan qui commençait grandement à taper sur les nerfs de Kayn.
Ce dernier lui lança un regard noir puis lui ordonna d’aller occuper les trois gardes restant avec Joey, un gringalet qui malgré son physique, ne manquait ni de courage ni de détermination.
Kayn échangea un regard avec Alexandre qui comprit aussitôt ce qu’il attendait de lui et acquiesça d’un signe de tête. Les autres, ceux à qui on avait assigné aucune tâche, resteraient cachés, prêts à leur venir en aide si la situation tournait mal.
Les deux jeunes hommes firent un détour afin d’arriver derrière les gardes ; ils longèrent chacun un côté du bâtiment sous protection, et armés de ce qu’ils trouvèrent – une vieille planche en bois pour Alexandre et un couvercle en métal pour Kayn – guettèrent le moment pour agir. Ethan et Joey étaient déjà en position, bégayant quelques questions, mentionnant qu’un habitant leur avait conseillé le lieu pour passer du bon temps. Ethan était si nerveux que tout son corps tremblait. Son acolyte était à peine plus calme, s’attendant d’un instant à l’autre à être fusillé sur place.
Dans la pénombre, Alexandre et Kayn échangèrent un vague regard et s’avancèrent à pas de loup vers leurs victimes. Dès qu’elles furent à portée, ils les cognèrent aussi fort qu’ils le pouvaient. Mais l’arme d’Alexandre éclata sous l’impact, laissant le garde debout, prêt à faire usage de son arme. Par réflexe, Kayn – dont la proie gisait inconsciente sur le sol – donna un coup de genou dans l’abdomen du troisième homme puis se jeta couvercle en avant sur l’autre. On entendit deux bruits de gond successifs, puis un dernier et les deux gardes tombèrent à terre.
« Une planche pourrie, tu n’as rien trouvé de mieux ? s’amusa-t-il à l’attention d’Alexandre. Heureusement que j’ai de bons réflexes.
- Tu as fini de t’auto-congratuler, on peut entrer ? » le pressa celui-ci en fonçant à l’intérieur de l’immeuble.
Kayn dépouilla les hommes et remit leurs fusils au plus compétents du groupe. Puis, une fois parés, ils entrèrent à leur tour pour retrouver Linus, lui aussi arme au poing.
« Tu aurais pu me prévenir qu’il y en avait d’autres à l’intérieur ! » le fustigea l’ancien soldat qui se serait bien laisser tenter par loger une balle dans le crâne de cet énergumène de Kayn.
Le visage de celui-ci se fendit d’un sourire insolent et il répondit :
« Un soldat est toujours prêt à tout, non ? Vous êtes en vie, vous êtes venu à bout de ce gaillard et de deux de ses copains. Quel est le problème ? Vous avez toute mon admiration. Nous y allons ou vous voulez encore profiter de votre instant de gloire ? »
Linus le maudit du regard puis prit la décision de répartir lui-même ses troupes. Bien sûr, Kayn n’en fit qu’à sa tête et s’éloigna seul, armé d’un parapluie qu’il venait de subtiliser à l’entrée.
La petite escouade commença à passer dans chaque pièce, assommant les clients et libérant les victimes. Il fallut aider certaines femmes à marcher tant elles étaient droguées. Les pauvres se rendaient à peine compte de ce qu’il se passait.
En entrant dans une pièce du premier étage, Kayn tomba nez à nez avec Florie qui semblait dormir sur un lit. Lorsqu’elle le remarqua, elle sursauta puis marmonna quelque chose à son attention avant d’essayer de se lever.
« Tu peux marcher ? » demanda Kayn en observant la pièce d’un rapide coup d’œil.
Une simple lampe de chevet était allumée et un matelas servait de couchette. Une odeur étrange flottait dans l’air, sale, dégoutante, oppressante. Comme si un parfum avait été vaporisé en excès pour en masquer d’autres. Les rideaux auparavant blancs étaient couverts d’une poussière qui les avait rendus opaques.
« K-Kayn ? C’est toi ? »
La voix de la jeune femme était faible. Elle manqua de tomber et s’agrippa à lui avant de fondre en larmes.
« Tu es venu nous chercher ?
- Contraint et forcé, mais oui. Donc, si tu veux rester… » la railla-t-il.
Elle lui donna une petite tape sur le torse avant de sourire faiblement.
« Ils t’ont fait quelque chose ?
- Ils m’ont fait avaler un truc, je ne sais pas ce que c’était, mais je me suis sentie toute engourdie. On dirait que les effets s’estompent.
- Tu sais où est Lucie ? poursuivit-il.
- La pièce d’à côté… ou celle d’en face, je ne sais plus. »
Kayn l’attrapa par le bras et la tira avec lui dans le couloir désert. Il poussa discrètement la porte opposée et constata que la pièce était vide. Soudain, il entendit un bruit à l’autre bout du couloir et sursauta. Par chance, ce n’était que Linus suivi d’Alexandre qui venaient de le rejoindre. Ils lui adressèrent un signe de tête avant de s’enfoncer tous deux chacun dans une pièce. Kayn tenta sa chance dans celle d’à côté et y trouva – avec un soulagement contenu – Lucie endormie, allongée sur le ventre, un simple drap sur son corps partiellement nu. Il s’avança prudemment vers elle, rejetant toute pensée qui l’aurait éloigné de son objectif, et balaya la pièce du regard. Une porte était close – sans doute les toilettes ou une salle de bain, pensa-t-il – puis il la secoua. Dans un sursaut de terreur, la jeune femme se mit à hurler et à se débattre, comme possédée. Elle donna plusieurs coups et griffa son sauveur qui tentait de la faire taire par tous les moyens, aidé par Florie qui lui parla pour l’apaiser. Attiré par les cris, un homme armé sortit d’un coup par la porte fermée et tira sur Kayn. La douleur soudaine à son épaule le fit lâcher le parapluie.
« Bouge plus ou je te bute, ordonna le proxénète, et toi, ferme ta gueule ! »
Lucie se tut instantanément, remontant le tissu pour se couvrir, regardant Kayn et Florie tour à tour. La main sur sa blessure, celui-ci ne quittait pas son assaillant des yeux. De minces filets rougeâtres glissaient entre ses doigts.
« Elles à moi, connard ! T’as cru que tu pouvais me la prendre ? » continua l’agresseur.
Il était impossible que Linus et Alexandre n’aient pas entendu la détonation, songea Kayn, ils allaient venir et abattre ce déchet d’un instant à l’autre, il suffisait de gagner du temps !
« Allez, on ne va pas se battre pour une fille, si ? » dit-il en reculant lentement, une main en l’air.
L’homme avança, l’arme pointée sur lui et afficha un sourire moqueur :
« Je ne sais pas ce que tu crois faire, mais tu n’es pas là pour prendre ton pied. J’ignore ce que tu as fait aux autres, mais laisse-moi te dire que tu as manqué de discrétion.
- On trouve tous notre maître. »
Le canon d’un fusil passa à l’intérieur de la chambre puis un tir retentit et l’homme s’écroula.
« Qu’est-ce que je disais ! » jubila Kayn.
Mais son épaule douloureuse l’arracha à son plaisir. La mine horrifiée, Lucie observait le précieux liquide rouge qui s’échappait abondamment du corps de son ami. Elle voulut s’excuser, mais Kayn ne lui en laissa pas le temps. Il ramassa ses vêtements et les lui tendit, posant sur elle un regard affligé qu’elle ne lui avait jamais vu.
« Lucie ! » s’écria Alexandre en se précipitant vers elle.
Des larmes glissèrent sur ses joues lorsqu’il comprit ce qu’elle avait vécu. Il regretta de l’avoir laissée seule, d’avoir eu la naïveté de penser qu’elle était en sécurité. La voyant honteuse et gênée, il fit sortir tout monde dans le couloir et demanda à Florie de l’aider à se rhabiller.
« Tout le monde a été libéré ? demanda Kayn en s’adossant contre le mur pour se maintenir debout.
- Oui, elles attendent en bas, répondit Linus, maintenant il faut qu’on sorte de Ghudam.
- Maintenant il faut aller chercher les autres, corrigea-t-il. Mais n’ayez crainte, nous allons au même endroit. »
Dès que Lucie et Florie sortirent de la chambre, Linus incita tout le monde à rejoindre l’extérieur. Il n’y avait pas une minute à perdre !
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