6.

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Quelques jours avaient passé depuis que le groupe s’était divisé. Une pluie torrentielle s’abattait sur la région. Alexandre persistait à aller à Ghudam avec Florie. Noé et Simon s’était eux-mêmes chargés de la chasse avec le seul fusil qu’on leur avait laissé, mais étaient toujours revenus bredouille. Quand Lucie ne veillait pas sur Kayn – lorsque Max prenait la relève – elle s’adonnait à la cueillette avec Eléanor. Mais elles aussi ne trouvaient rien et devaient s’aventurer de plus en plus loin. A défaut, elles ramenaient du bois pour le feu. Si se réchauffer à cette période de l’année était essentiel, la faim les tiraillait chaque jour un peu plus.

Cela faisait une heure qu’elles marchaient lorsqu’elles trouvèrent enfin des baies. Aucune ne sut dire si elles étaient comestibles ou non, mais elles les cueillirent malgré tout. Dans leur petit groupe de survivant, quelqu’un saurait forcément ! Elles ramassèrent tout ce qui était à portée d’œil, ce qui remplit leur sac plastique d’un tiers. Tandis qu’elles délivraient les arbustes de leurs baies, Lucie en apprit plus sur Eléanor. Elle avait grandi à Ghudam, mais n’y était pas née. Rapidement, avait-elle expliqué, elle se prostitua pour subvenir à ses besoins et ce, jusqu’à sa rencontre avec Simon.

« C’était il y a quatre ans, expliqua-t-elle, il était arrivé depuis peu. C’est lui qui m’a sortie de ce milieu et ça n’a pas été une mince affaire. »

Elle avait résumé le problème en un mot : proxénète. Sans entrer dans les détails, elle lui avait dévoilé que son petit ami avait beaucoup bataillé pour l’aider à sortir des griffes de celui-ci.

À son tour, Lucie s’était confiée. Depuis la perte de ses parents, ce fut la première fois qu’elle s’autorisait à parler de son passé. Il y avait à peine quelques semaines, sa mère confectionnait encore des vêtements que son père vendait ou troquait dans la boutique attenante à leur maison. Elle-même jouait souvent les modèles et se voyait bien reprendre leur suite un jour. Son frère Alexandre était souvent à l’extérieur, ne trouvant aucun attrait aux vêtements ou à la mode. Il aimait donner un coup de main à quiconque en avait besoin. C’était, disait-elle, sa façon de se rendre utile.

Sur le chemin du retour, à quelques rues de la maison où elles logeaient, une question commune leur traversa l’esprit qu’Eléanor tint à dire tout haut :

« Comment la vie était-elle avant la calamité ? »

Elle se retourna vers Lucie qui s’était brusquement stoppée. Son expression figée lui fit froid dans le dos. Le regard de cette dernière restait fixé sur les branches d’un vieux chêne qui se balançaient violemment un peu plus loin. Les nuages de ces derniers jours n’avaient pas simplement amené la pluie, mais aussi l’obscurité, c’est pourquoi les deux jeunes femmes n’avaient pas remarqué le léger changement de luminosité qu’avait provoqué l’arrivée de nuages plus sombres. Lucie ne savait que trop bien reconnaitre les signes de la proximité de la calamité. Elle tira Eléanor dans le bâtiment le plus proche, peu lui importait qu’il soit en ruine tant qu’il leur offrait une petite cavité pour se cacher. Elles se glissèrent toutes deux sous des poutres renversées formant un tipi. Les membres tremblants, elles se tinrent l’une contre l’autre et prièrent pour ne pas être trouvées. Quelques minutes plus tard, la calamité passa devant elles, le museau flairant le sol qu’elles avaient foulé un instant plus tôt. De petits pleurs se firent entendre et la bête releva brusquement la tête. Elle sembla en chercher la provenance, puis partit brusquement au galop en direction de la demeure qu’ils squattaient.

« O-Où est-elle ? murmura Eléanor. »

Lucie ne répondit rien, mais l’observa attentivement. Bien qu’Eléanor fût terrifiée, ses joues étaient sèches et elle n’émettait aucun son. N’étant pas à l’origine des pleurs non plus, elle chercha autour d’elle. Soudain, elle sentit une légère pression sur son épaule et sursauta.

  • C-C’est moi, Lucie, fit Tania d’une voix blanche à travers un mur délabré et des planches qui les séparaient.
  • Mais, qu’est-ce que tu fais là ?
  • J’ai décidé de revenir. Plus nous avancions, plus Folks me semblait être une mauvaise idée.

Lucie se réjouit de cette nouvelle, mais contint sa joie de peur que la calamité ne l’entende. Elle savait que la créature était rusée ; il était impossible qu’elle n’ait pas senti leur odeur. Et si quelque chose semblait l’avoir attirée plus loin, ce n’était peut-être qu’un piège tendu par la bête.
Après une attente interminable, lorsqu’elles furent certaines que la calamité n’était plus dans le coin, les jeunes femmes sortirent et se rejoignirent prudemment à l’extérieur. Les trois enfants restèrent accrochés à leur mère ; ils étaient trempés et terrifiés, le regard fixe.

  • Venez, chuchota Lucie en avançant précautionneusement vers la maison.

Plus elles s’en approchaient, plus il leur parut clair que la calamité avait déjà quitté les lieux. Elles s’empressèrent de faire entrer les enfants pour qu’ils puissent se réchauffer près du feu.

  • Décidément, je ne suis pas le seul à avoir la peau dure, fit la voix de Kayn.

Lucie se précipita vers lui, les yeux grands ouverts de stupéfaction. Assis sur le bord de la table où il était installé, le teint toujours aussi pâle, il était bel et bien réveillé.

  • Comment tu te sens ?
  • Assoiffé et affamé, mais vivant.

Le corps de Lucie se raidit en sachant qu’il allait vouloir se servir dans son sac. Malgré elle, son expression la trahit et Kayn plissa les yeux dans sa direction.

  • Pourquoi es-tu toute tendue tout à coup ?

Evitant le regard qu’il lui lançait, elle se dirigea vers le sac du jeune homme, en tira la bouteille d’eau qu’Alexandre avait pris soin de remplir et la lui tendit.

  • Nous avons trouvé des baies, si elles sont comestibles, nous pourrons en faire une soupe.

Eléanor s’avança vers Max pour lui montrer le résultat de leur cueillette, mais le vieil homme ne sut dire de quoi il s’agissait.

  • Ce sont des baies de sureau, fit Kayn qui soupçonnait déjà qu’on lui ait volé le contenu de son sac à dos.

Ses prunelles bicolores passèrent sur chacun pour observer les réactions qui se résumèrent à la même expression fuyante.

  • Ton sac… est vide, lui dévoila Lucie qui pensait calmer sa colère en prenant les devants comme on arrache un pansement d’un trait pour limiter la douleur.
  • Pas besoin de me le dire. A peine mes paupières ouvertes, vos viles actions m’ont sauté aux yeux. Je vous sauve et voilà comment je suis remercié. Mais à quoi pouvais-je m’attendre venant de vous ? Je ne devrais pas être étonné.

Ses mots refroidirent instantanément la pièce, si bien que la chaleur du feu sembla presque accessoire. Mais Kayn ne resta pas longtemps fâché, il manquait d’énergie et son épaule le lançait douloureusement. Il en examina la plaie dont la couleur était un mélange d’indigo et de rouge. Une large tâche disgracieuse et informe qui mettrait du temps avant de s’estomper.

« Lucie va t’aider avec ça, lui dit Max d’une voix confiante, pendant ce temps, nous allons nous occuper de ces baies. »

  • Avec un peu de chance, Noé et Simon auront réussi à chasser quelque chose aujourd’hui, fit Lucie avec un sourire encourageant.

Kayn ne lui accorda aucune attention et dévoila simplement que le vieil homme l’avait mis au courant de la situation. Puis soudain, son regard passa de nouveau sur tous ceux qui l’entouraient.

  • Folks a été détruit il y a déjà plusieurs mois, annonça-t-il en prenant plaisir à voir les visages se décomposer, et il semble que la calamité en ait pris la direction. S’ils avaient attendu mon réveil, j’aurais pu le leur dire.
  • Il faut faire quelque chose ! intervint Eléanor.
  • Et quoi ? Poursuivre la calamité ? Content d’être réveillé pour voir ça, rit-il avant d’être rattrapé par une pointe de douleur qui le fit se tenir l’épaule. Si elle est sur leur piste, rien ne l’en détournera. Changer de cap est leur seule chance de survie.
  • Ils n’ont aucune raison de changer de cap, s’écria Lucie, contrariée.

Les commissures des lèvres de Kayn s’étirèrent doucement tandis que ses yeux fixaient le vide. Sa main glissa devant sa bouche pour retenir un rire que tout le monde devina malgré tout. Il imaginait le visage de Linus d’habitude si confiant, se fermer et laisser place au désespoir. Son égo et la confiance qu’on avait placée en lui s’effaceraient comme neige au soleil. Il pria pour que Nihil les rejoigne seulement lorsqu’ils seraient à Folks.
Lucie s’asseya près de lui et sans ménagement, tira sur son épaule blessée. Elle voulait effacer ce sourire de son visage mais regretta immédiatement son geste lorsqu’elle le vit grimacer. Elle lui glissa quelques mots d’excuses puis souleva la vieille couverture pour dévoiler son épaule. Kayn l’observa silencieusement, désormais attentif. La jeune femme leva un instant les yeux vers lui sans parvenir à savoir ce qu’il pensait. Est-ce qu’il se réjouissait vraiment du malheur de ceux partis pour Folks ? Jouait-il encore ce rôle pour être détesté ? Lucie aurait aimé lire la réponse sur son visage, mais elle ne vit rien d’autre que deux prunelles bicolores la fixant sans ciller. Elle désinfecta la plaie avec attention tandis qu’on s’occupait de préparer une soupe de sureau qui promettait d’être plutôt fade. Puis sans un mot, elle fouilla dans les affaires de son frère et ramena un t-shirt et un sweat gris à Kayn.

« Ton frère n’a aucun goût vestimentaire, commenta-t-il. »

  • C’est pour te tenir chaud, pas pour défiler, le gronda-t-elle gentiment en laissant glisser ses yeux sur son torse blanc.
  • Bien, puisqu’il le faut, répondit-il en feignant de ne pas avoir remarqué.

D’un geste contraint, il enfila péniblement les deux vêtements. Ceux-ci n’avaient pas été lavés depuis un moment et étaient imprégnés d’une légère odeur de transpiration. Kayn s’en moquait bien. C’était plutôt le fait de savoir à qui ils appartenaient qui le dérangeait. Il ne voulait être redevable à personne. Pourtant, sans Alexandre et sa sœur, il n’aurait jamais atteint Petit-Azuré. Sans Edward, le médecin, la balle qu’il avait prise l’aurait sans doute amené auprès de la Mort plus tôt qu’il ne l’aurait cru. Et si l’on voulait rajouter matière au débat, Max avait relayé Lucie à son chevet plus d’une fois pendant les quelques jours où il était inconscient.

Kayn se laissa glisser de la table et retomba sur ses pieds. En attendant que le déjeuner soit prêt, il souhaitait se dégourdir les jambes. Un vertige soudain le fit vaciller et il dut se rasseoir.

« C’est encore un peu tôt pour aller vadrouiller, lui dit Lucie avec un sourire moqueur. »

  • Je vais donc devoir te supporter un moment.
  • Pareil pour moi, répondit-elle en feignant d’être embêtée.

Le jeune homme se laissa retomber en arrière et ferma les yeux. Lucie l’observa silencieusement en repensant aux dizaines de question qu’elle voulait lui poser. Mais l’endroit lui parut trop peuplé pour le faire. Elle avait besoin que Kayn soit sincère. Elle avait besoin qu’il se confie. Ce qu’il ne ferait que dans le cadre de l’intimité.

Sans grande surprise, les deux jeunes chasseurs étaient revenus sans butin. Alexandre et Florie étaient rentrés avec la même déception. Le sort semblait s’acharner, indifférent aux estomacs qui grognaient leur désespoir. Et comme prévu, la soupe de sureau fut aussi insipide qu’on le présageait. Kayn se retint de faire un commentaire, mais son visage fermé révélait son mécontentement.

Dans la nuit, à l’heure où seul le hululement des chouettes résonnent dans le lointain, le jeune homme se leva, enjamba les quelques corps entassés les uns contre les autres qui le séparaient de la sortie, puis s’esquiva sans bruit à l’extérieur. La pluie avait cessé depuis quelques heures, laissant le ciel vide de nuages. Kayn inspira profondément, profitant de cet air frais qui s’engouffrait dans ces poumons chauds comme s’il s’agissait de sa première inspiration. A peine eut-il fait quelques pas qu’il entendit la porte se refermer derrière lui.

« Où est-ce que tu vas ? chuchota la voix fatiguée de Lucie. »

  • C’est pas vrai, soupira-t-il, tu es pire qu’un chien.
  • Ça va, grommela-t-elle en baissant les yeux, vexée.

D’un geste de la main, il lui fit signe de le rejoindre et aussitôt, un sourire naquit sur le visage de Lucie. Ils marchèrent ensemble à travers les rues délabrées et désertes pendant un long moment. Aucun mot ne fut prononcé ; Kayn avait le visage pensif, quant à Lucie, elle l’observait furtivement. Cette dernière s’interrogeait sur la cause de cette balade nocturne. Manifestement, son acolyte ne craignait pas de voir apparaître la calamité. Etait-elle vraiment partie à Folks ? Pouvait-elle encore faire demi-tour ? Quelles qu’en soit les réponses, à cette heure, Petit-Azuré rayonnait de calme et de sérénité sous l’éclairage blafard de la lune.

« Tu veux bien me raconter la suite maintenant ? le questionna-t-elle en croisant les mains dans son dos. »

  • La suite de quoi ? répondit Kayn en feignant de ne pas avoir compris.

Lucie plissa les yeux dans sa direction, persuadée qu’il le savait et vit son visage se paraît d’un sourire en coin.

  • Ah, tu veux connaître la fin de l’histoire. Je crois être disposé à te la raconter. Après tout, si je venais à prendre une autre balle, autant que quelqu’un d’autre la connaisse. Mais avant, est-ce que ça va ?

Elle resta interdite devant sa question, à la fois gênée et surprise de le voir si soucieux. Elle s’était mise en quatre pour faire abstraction de ce qu’elle avait vécue dans cette chambre à Ghudam, et personne – pas même son frère – ne lui avait posé de question. Il était d’autant plus surprenant que celle-ci vienne de Kayn.

  • Ça va… Je… j’essaye d’oublier…
  • Et, ça marche ?

Lucie lui adressa un sourire triste en guise de réponse. Ce n’était pas un sujet qu’elle se sentait capable d’aborder. Elle avait besoin de temps.

  • Bien, fit Kayn en comprenant sa réticence, la Mort, son frère, leur dispute, la création de Nihil, tu te souviens de tout ?
  • Oui.
  • Parfait. La Mort a donc sommé son frère de faire disparaître sa créature puisqu’elle se retrouvait dans l’incapacité de la tuer. Comme tu t’y attends probablement, il a refusé. Ce jour-là, il apprit que la colère de sa sœur n’avait pas de limite : elle l’a condamné à prendre forme humaine, lui retirant ses capacités par la même occasion. « Tant que tu ne changeras pas d’avis, tu resteras ainsi », a-t-elle dit avant de l’abandonner à son sort, pensant qu’être au contact des créatures qu’il exécrait tant pourrait le faire changer d’avis. Ce ne fut pas le cas, et trente ans plus tard, la situation en est toujours au même point.
  • Trente ans, c’est long, fit tristement Lucie.
  • Un battement de cil pour eux.
  • Pourquoi le frère ne change pas d’avis ? S’il est humain, il est aux premières loges pour voir ce que sa créature nous fait subir.
  • Pourquoi changerait-il d’avis s’il pense faire ce qui est juste ? Tout est une question de point de vue.
  • Il devrait se remettre en question, protesta-t-elle. Une décision aussi grave ne se prend pas sur un coup de tête !
  • Evidemment les humains ne font jamais rien sur le vif, lui souligna-t-il ironiquement. Aurais-tu décidé de croire à mon histoire ?

Le sourire sur son visage trahissait sa satisfaction, mais il ne voulait pas vraiment la cacher. Lucie croisa les bras sur sa poitrine, sur la défensive, mais finit par acquiescer.

  • Aussi bizarre soit-elle, j’admets que l’apparition de la calamité n’a rien de naturelle, et je veux bien concevoir qu’un tel récit soit vrai. D’ailleurs, où l’as-tu entendu ?
  • J’étais dans une ville du nord, il y a quelques années. Il y avait un homme qui la racontait à qui voulait l’entendre. J’ai été le seul à l’écouter.
  • Un vrai globe-trotter. Et pourquoi y as-tu cru ?
  • Je me suis dit que l’apparition de la calamité n’avait rien de naturelle et que je pouvais bien concevoir qu’une telle histoire soit vraie.

Il conclut sa phrase d’un sourire avant de reprendre brusquement son chemin. Mais Lucie n’en avait pas fini avec lui. Elle le rattrapa en quelques enjambés et lui dit :

  • Cet homme, à quoi il ressemblait ?
  • Cinquante ou soixante ans, les cheveux gris, mal rasé. Pourquoi ?
  • En supposant que tout soit vrai, tu ne crois pas que tu as eu à faire au frère de la Mort ? Réfléchis une seconde : il n’a pas dû naître humain, il a dû apparaître sous une forme déjà adulte pour pouvoir prendre conscience de ses actes immédiatement.
  • Et il aurait décidé de raconter son histoire à quiconque voudrait bien lui accorder quelques minutes ? Tu me vois sceptique là.
  • Peut-être que ça l’amusait ? Il a dû se dire que personne ne le croirait même s’il disait la vérité.

Sa voix avait pris un ton grave, presque solennel. Derrière cette pensée se cachait une peur primaire. Celle de comprendre que l’être qui avait créé la calamité était peut-être assez arrogant et indifférent pour prendre plaisir à se vanter de son méfait.

  • Tu voudrais retrouver cet homme, n’est-ce pas ? Tenter de le convaincre de changer d’avis. Mais qu’est-ce qui te fais croire qu’il t’écouterait ? demanda Kayn en arquant un sourcil.
  • Si nous n’essayons pas, nous sommes condamnés.

Lucie pinçait nerveusement son index en fixant le sol des yeux. Elle s’autorisa un court instant à s’imaginer ce que serait sa vie sans la calamité. Une maison où elle vivrait avec son frère. Un jardin où elle ferait pousser des légumes. Une balade au crépuscule sur une plage de sable blanc où elle découvrirait la mer pour la première fois. Peut-être avec Kayn ? Puis elle imagina son premier enfant : un petit garçon aux yeux noisette et aux cheveux foncés qui aurait le caractère de son grand-père, doux et sincère avec une pointe d’espièglerie. Sans doute aurait-elle un deuxième enfant, une fille, pourquoi pas. Celle-ci ressemblerait davantage à ses parents et serait un savant mélange des deux. Des yeux bleus ou de couleur sombre, une chevelure châtaine ou brune qui ferait chavirer les cœurs. Compatissante, elle se plierait en quatre pour les autres et donnerait même ce qu’elle n’aurait pas. Elle serait parfois têtue, au point d’en oublier ses principes et reviendrait finalement à la raison un moment après.

« Tu crois encore pouvoir être sauvée ? »

Face à la voix dénuée d’émotion presque rieuse et hautaine de Kayn, Lucie resta figée. Elle ne comprenait pas d’où lui venait l’amusement qu’elle lisait sur son visage. La fin de l’humanité ne devrait pas le réjouir et elle pensa qu’il devrait davantage s’en soucier.

  • Cela ne va pas bien se terminer, il faut que tu l’acceptes. Et même si tu retrouvais cet homme, en supposant que ce soit le frère de la Mort, il te rirait sûrement au nez tant tu es naïve.

Lucie se décomposa face à cette remarque. Son corps lui sembla peser soudain plus lourd. Son cœur se serra et son sang se figea dans ses veines. Pourquoi fallait-il qu’il soit toujours si pessimiste, si cinglant ? Mais c’était surtout le fait qu’il pouvait avoir raison qui l’effrayait, l’anéantissait de l’intérieur. Elle voulait connaître un monde où elle n’aurait pas constamment à avoir peur, où elle apprendrait la sensation de sécurité.

Soudain, Lucie sentit monter en elle un sentiment brut et oppressant. Ses muscles se raidir et elle serra le poing.

  • Ça te ferait mal de croire qu’on peut s’en sortir, pour une fois ? tonna-t-elle, les sourcils froncés. Ta vie a dû être bien misérable pour que tu en sois venu à détester tout le monde et à espérer leur mort. J’en suis à me demander si le petit nom du frère de la Mort ne serait pas « Kayn » !
  • Et si c’était le cas, que ferais-tu ? répondit-il en se fendant d’un rictus arrogant.
  • Arrête de sourire bêtement comme ça ! cria-t-elle, exaspérée, en lui donnant plusieurs coups sur le torse comme si elle tambourinait à une porte condamnée. Ce n’est pas drôle !

Le jeune homme les endura en silence. L’expression sur son visage avait changé pour devenir plus profonde. A présent, on y lisait un mélange de peine et de bienveillance. Presque comme s’il avait à la fois pitié d’elle et compatissait.

  • Je comprends ta colère face à ton impuissance, Lucie. Je suis déjà passé par là. Tu es désespérée et tout te paraît être la meilleure solution pour mettre fin à ton calvaire, dit-il sur un ton grave. Mais parfois la seule solution est aussi la plus simple : laisser faire les choses.

Kayn eut un léger sursaut en s’écoutant parler et faillit se mordre la langue.

  • Enfin, certaines situations exigent d’agir et d’autres, de ne rien faire, se justifia-t-il. Tout n’est pas tout noir ou tout blanc.

Il avait presque murmuré la fin de sa phrase, comme s’il se parlait à lui-même. Ses prunelles bicolores se plantèrent sur Lucie qui le dévisageait. Interrogative, elle ne sut pourtant quelle question poser. Elle ne connaissait rien de Kayn. Cette ignorance l’effraya pour un temps, avant que les souvenirs de ses sauvetages ne lui rappellent qu’il était digne de sa confiance. Mais cela devait-il l’exclure de tout soupçon ? Il y avait chez lui quelque chose de mystérieux, quelque chose qui poussait au questionnement.

Kayn était quelqu’un de secret qui semblait pourtant vouloir crier quelque chose.

La jeune femme décida de ne pas l’interroger. De toute façon, Kayn n’était pas du genre à répondre à des questions. Il valait mieux attendre qu’il se confie de lui-même.

Sous les doux rayons de la lune, les murs de Petit-Azuré brillaient d’une lueur pâle et blanchâtre. L’obscurité qui les entourait en veines sombres les laissait froids et solitaires. Des îles désertes fixées dans une mer calme et obscure, un abysse dévorant qui ne rendrait rien de ce qu’il prendrait. Ce paysage allait de concert avec les pensées de Kayn. Il s’était rendu jusqu’à une butte lui permettant de surplomber le village et scrutait en silence jusqu’à l’horizon. Si au premier abord, la destruction, l’absence et le vide se dévoilaient aussi limpide qu’une tâche d’encre sur une feuille de papier blanc, en y prêtant un œil plus attentif et en tendant un peu mieux l’oreille, on pouvait découvrir qu’ici et là se faufilait nombres de petites vies nocturnes. Des chauves-souris survolaient les maisons délabrées, tandis qu’une chouette hululait dans le lointain. Des mulots ainsi que d’autres rongeurs couraient çà et là en quête de nourritures.
C’était un des spectacles que les yeux hétérochromes du jeune homme avaient déjà vu de nombreuses fois. Une scène qu’il allait revoir, qu’il avait déjà trop vu. Si par moment, il se sentait désolé par ces visions, elles faisaient aussi naître en lui une rage profonde. Tout son corps était alors pris d’un spasme qui faisait tendre chacun de ses muscles. Son cœur était assailli de milles émotions sans qu’il ne parvienne à toutes les déchiffrer tandis que ses prunelles se paraient d’un voile de mélancolie.

Ce n’était ni une insomnie ni l’envie de gambader dehors qui l’avait poussé à sortir, mais bien cette vision, ces sensations qu’il recherchait. Elles avaient sur lui un effet merveilleusement revigorant.

Lucie était restée silencieusement derrière lui. Le petit bosquet de chênes et d’hêtres dans leur dos lui faisait craindre l’attaque d’une bête sauvage, un ours ou un loup, bien qu’on n’ait plus vu ni l’un ni l’autre dans la région depuis plusieurs décennies. Elle se demandait ce qu’ils faisaient ici, dans un froid qui gelait les os jusqu’à la moelle.

Lorsque Kayn se tourna enfin vers elle, la voyant trembler, il eut un peu pitié et décida de rentrer. Sans même en avoir conscience, il ne lui avait fallu poser les yeux qu’un instant sur elle pour se sentir apaiser. Lucie lui rappelait une personne à laquelle il tenait énormément. Elle faisait preuve de la même douceur et parfois aussi, de la même passion.

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