3.

8 minutes de lecture

Quelques jours avaient passé depuis que le groupe s’était divisé. Une pluie torrentielle s’abattait sur la région. Alexandre persistait à aller à Ghudam avec Florie. Noé et Simon s’était eux-mêmes chargés de la chasse avec le seul fusil qu’on leur avait laissé, mais étaient toujours revenus bredouille. Quand Lucie ne veillait pas sur Kayn – lorsque Max prenait la relève – elle s’adonnait à la cueillette avec Éléanor. Mais elles non plus ne trouvaient rien et devaient s’aventurer de plus en plus loin. À défaut, elles ramenaient du bois pour le feu. Si se réchauffer à cette période de l’année était essentiel, la faim les tiraillait chaque jour un peu plus.

Cela faisait une heure qu’elles marchaient lorsqu’elles trouvèrent enfin des baies. Aucune ne sut dire si elles étaient comestibles ou non, mais elles les cueillirent malgré tout. Dans leur petit groupe de survivants, quelqu’un saurait forcément ! Elles ramassèrent tout ce qui était à portée d’œil, ce qui eut pour mérite de remplir d'un tiers leur sac plastique. Tandis qu’elles délivraient les arbustes de leurs baies, Lucie en apprit plus sur Éléanor. Elle avait grandi à Ghudam, mais n’y était pas née. Rapidement, avait-elle dit, elle s'était prostituée pour subvenir à ses besoins et ce, jusqu’à sa rencontre avec Simon.

« C’était il y a quatre ans, expliqua-t-elle, il était arrivé depuis peu. C’est lui qui m’a sortie de ce milieu et ça n’a pas été une mince affaire. »

Elle avait résumé le problème en un mot : proxénète. Sans entrer dans les détails, elle lui avait dévoilé que son petit ami avait beaucoup bataillé pour l’aider à sortir des griffes de celui-ci.

À son tour, Lucie s’était confiée. Depuis la perte de ses parents, ce fut la première fois qu’elle s’autorisait à parler de son passé. Il y avait à peine quelques semaines, sa mère confectionnait encore des vêtements que son père vendait ou troquait dans la boutique attenante à leur maison. Elle-même jouait souvent les modèles et se voyait bien reprendre leur suite un jour. Son frère Alexandre était souvent à l’extérieur, ne trouvant aucun attrait aux vêtements ou à la mode. Il aimait donner un coup de main à quiconque en avait besoin. C’était, disait-elle, sa façon de se rendre utile.

Sur le chemin du retour, à quelques rues de la maison où elles logeaient, une question commune leur traversa l’esprit qu’Éléanor finit par prononcer :

« Comment la vie était-elle avant la Calamité ? »

Elle se retourna vers Lucie qui s’était stoppée. Son expression figée lui fit froid dans le dos. Le regard de son amie restait fixé sur les branches d’un vieux chêne qui se balançaient violemment un peu plus loin. Les nuages de ces derniers jours n’avaient pas simplement amené la pluie, mais aussi l’obscurité, c’est pourquoi les deux jeunes femmes n’avaient pas remarqué le léger changement de luminosité qu’avait provoqué l’arrivée de nuages plus sombres. Lucie ne savait que trop bien reconnaitre les signes de la proximité de la Calamité. Elle tira Éléanor dans le bâtiment le plus proche, peu lui importait qu’il soit en ruine tant qu’il leur offrait une petite cavité pour se cacher. Elles se glissèrent toutes deux sous des poutres renversées, formant un tipi. Les membres tremblants, elles se tinrent l’une contre l’autre et prièrent pour ne pas être trouvées. Quelques minutes plus tard, la Calamité passa devant elles, le museau flairant le sol qu’elles avaient foulé un instant plus tôt. De petits pleurs se firent entendre et la bête releva la tête. Elle sembla en chercher la provenance, puis partit soudain au galop en direction de la demeure qu’ils squattaient.

« O-Où est-elle ? » murmura Éléanor.

Lucie ne répondit rien, mais l’observa attentivement. Bien qu’Eléanor était terrifiée, ses joues étaient sèches et elle n’émettait aucun son. N’étant pas à l’origine des pleurs non plus, elle chercha autour d’elle. Soudain, elle sentit une légère pression sur son épaule et sursauta.

« C-C’est moi, Lucie, fit Tania d’une voix blanche à travers un mur délabré et des planches qui les séparaient.

  • Mais, qu’est-ce que tu fais là ?
  • J’ai décidé de revenir. Plus nous avancions, plus Folks me semblait être une mauvaise idée. »

Lucie se réjouit de cette nouvelle, mais contint sa joie de peur que la Calamité ne l’entende. Elle savait que la créature était rusée ; il était impossible qu’elle n’ait pas senti leur odeur. Et si quelque chose semblait l’avoir attirée plus loin, ce n’était peut-être qu’un piège tendu par la bête.

Après une attente interminable, lorsqu’elles furent certaines que la Calamité n’était plus dans le coin, les jeunes femmes sortirent et se rejoignirent à l’extérieur. Les trois enfants restèrent accrochés à leur mère. Ils étaient trempés et terrifiés, le regard fixe.

« Venez », chuchota Lucie en avançant vers la maison.

Plus elles s’en approchaient, plus il leur parut clair que la Calamité avait déjà quitté les lieux. Elles s’empressèrent de faire entrer les enfants pour qu’ils puissent se réchauffer près du feu.

« Décidément, je ne suis pas le seul à avoir la peau dure », fit la voix de Kayn.

Lucie se précipita vers lui, les yeux grands ouverts de stupéfaction. Assis sur le bord de la table où il était installé, le teint toujours aussi pâle, il était bel et bien réveillé.

« Comment tu te sens ?

  • Assoiffé et affamé, mais vivant. »

Le corps de Lucie se raidit en sachant qu’il allait vouloir se servir dans son sac. Malgré elle, son expression la trahit et Kayn plissa les yeux dans sa direction.

« Pourquoi es-tu toute tendue tout à coup ? »

Évitant le regard qu’il lui lançait, elle se dirigea vers le sac du jeune homme, en tira la bouteille d’eau qu’Alexandre avait pris soin de remplir et la lui tendit.

« Nous avons trouvé des baies, si elles sont comestibles, nous pourrons en faire une soupe. »

Éléanor s’avança vers Max pour lui montrer le résultat de leur cueillette, mais le vieil homme ne sut dire de quoi il s’agissait.

« Ce sont des baies de sureau » fit Kayn qui soupçonnait déjà qu’on lui ait volé le contenu de son sac à dos.

Ses prunelles bicolores passèrent sur chacun pour observer les réactions qui se résumèrent à la même expression fuyante.

« Ton sac… est vide, lui dévoila Lucie qui pensait calmer sa colère en prenant les devants, comme on arrache un pansement d’une traite pour limiter la douleur.

  • Pas besoin de me le dire. À peine mes paupières ouvertes, vos viles actions m’ont sauté aux yeux. Je vous sauve et voilà comment je suis remercié. Mais à quoi pouvais-je m’attendre venant de vous ? Je ne devrais pas être étonné. »

Ses mots refroidirent la pièce, si bien que la chaleur du feu sembla presque accessoire. Mais Kayn ne resta pas longtemps fâché, il manquait d’énergie et son épaule le lançait douloureusement. Il en examina la plaie dont la couleur était un mélange de noir, d’indigo et de rouge. Une large tâche disgracieuse et informe qui mettrait du temps avant de s’estomper.

« Lucie va t’aider avec ça, lui dit Max d’une voix confiante, pendant ce temps, nous allons nous occuper de ces baies.

  • Avec un peu de chance, Noé et Simon auront réussi à chasser quelque chose aujourd’hui », fit Lucie avec un sourire encourageant.

Kayn ne lui accorda aucune attention et dévoila que le vieil homme l’avait mis au courant de la situation. Puis soudain, son regard passa de nouveau sur tous ceux qui l’entouraient.

« Folks a été détruit il y a déjà plusieurs mois, annonça-t-il en prenant plaisir à voir les visages se décomposer, et il semble que la Calamité en ait pris la direction. S’ils avaient attendu mon réveil, j’aurais pu le leur dire.

  • Il faut faire quelque chose ! intervint Éléanor.
  • Et quoi ? Poursuivre la Calamité ? Content d’être réveillé pour voir ça, rit-il avant d’être rattrapé par une pointe de douleur qui le fit se tenir l’épaule. Si elle est sur leur piste, rien ne l’en détournera. Changer de cap est leur seule chance de survie.
  • Ils n’ont aucune raison de changer de cap », s’écria Lucie, contrariée.

Les commissures des lèvres de Kayn s’étirèrent tandis que ses yeux fixaient le vide. Sa main glissa devant sa bouche pour retenir un rire que tout le monde devina malgré tout. Il imaginait le visage de Linus d’habitude si confiant, se fermer et laisser place au désespoir. Son ego et la confiance qu’on avait placée en lui fonderaient comme neige au soleil. Il pria pour que Nihil les rejoigne seulement lorsqu’ils seraient à Folks.

Lucie s’asseya près de lui et tira d’un coup sur son épaule blessée pour l’examiner. Elle voulait effacer ce sourire de son visage mais regretta son geste lorsqu’elle le vit grimacer. Elle lui glissa quelques mots d’excuses puis souleva la vieille couverture pour dévoiler sa blessure. Kayn l’observa silencieusement, désormais attentif. La jeune femme leva un instant les yeux vers lui sans parvenir à savoir ce qu’il pensait. Est-ce qu’il se réjouissait vraiment du malheur de ceux partis pour Folks ? Jouait-il encore ce rôle pour être détesté ? Lucie aurait aimé lire la réponse sur son visage, mais elle ne vit rien d’autre que deux prunelles bicolores la fixant sans ciller. Elle désinfecta la plaie avec attention tandis qu’on s’occupait de préparer une soupe de sureau qui promettait d’être plutôt fade. Puis sans un mot, elle fouilla dans les affaires de son frère et ramena un t-shirt et un sweat gris à Kayn.

« Ton frère n’a aucun goût vestimentaire, commenta-t-il.

  • C’est pour te tenir chaud, pas pour défiler, le gronda-t-elle en laissant glisser ses yeux sur son torse blanc.
  • Bien, puisqu’il le faut », répondit-il en feignant de ne pas avoir remarqué.

D’un geste contraint, il enfila les deux vêtements. Ceux-ci n’avaient pas été lavés depuis un moment et étaient imprégnés d’une légère odeur de transpiration. Kayn s’en moquait bien. C’était plutôt le fait de savoir à qui ils appartenaient qui le dérangeait. Il ne voulait être redevable à personne. Pourtant, sans Alexandre et sa sœur, il n’aurait jamais atteint Petit-Azuré. Sans Edward, le médecin, la balle qu’il avait prise l’aurait sans doute amené auprès de la Mort plus tôt qu’il ne l’aurait cru. Et si l’on voulait rajouter matière au débat, Max avait relayé Lucie à son chevet plus d’une fois pendant les quelques jours où il était inconscient.

Kayn se laissa glisser de la table et retomba sur ses pieds. En attendant que le déjeuner soit prêt, il souhaitait se dégourdir les jambes. Un vertige soudain le fit vaciller et il dut se rasseoir.

« C’est encore un peu tôt pour aller vadrouiller, lui dit Lucie avec un sourire moqueur.

  • Je vais donc devoir te supporter un moment.
  • Pareil pour moi », répondit-elle en feignant d’être embêtée.

Le jeune homme se laissa retomber en arrière et ferma les yeux. Lucie l’observa en silence en repensant aux dizaines de questions qu’elle voulait lui poser. Mais l’endroit n'incitait pas aux confidences. Elle avait besoin que Kayn soit sincère. Elle avait besoin qu’il s'ouvre à elle. Ce qu’il ne ferait que dans le cadre de l’intimité.

Sans grande surprise, les deux jeunes chasseurs étaient revenus sans butin. Alexandre et Florie étaient rentrés avec la même déception. Le sort semblait s’acharner, indifférent aux estomacs qui grognaient leur désespoir. Et comme prévu, la soupe de sureau fut aussi insipide qu’on le présageait. Kayn se retint de faire un commentaire, mais son visage fermé révélait sa contrariété.

Annotations

Vous aimez lire Charlie V. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0