4.

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Dans la nuit, à l’heure où seul le hululement des chouettes résonne dans le lointain, Kayn se leva, enjamba les quelques corps entassés les uns contre les autres qui le séparaient de la sortie, puis s’esquiva sans bruit à l’extérieur. La pluie avait cessé depuis quelques heures, laissant le ciel vide de nuage. Kayn profita de l’air frais qui s’engouffrait dans ces poumons chauds comme s’il s’agissait de sa première inspiration. À peine eut-il fait quelques pas qu’il entendit la porte se refermer derrière lui.

« Où est-ce que tu vas ? chuchota la voix fatiguée de Lucie.

  • C’est pas vrai… soupira-t-il, tu es pire qu’un chien.
  • Ça va… », grommela-t-elle en baissant les yeux, vexée.

D’un geste de la main, il lui fit signe de le rejoindre et aussitôt, un sourire naquit sur le visage de Lucie. Ils marchèrent ensemble à travers les rues délabrées et désertes pendant un long moment. Aucun mot ne fut prononcé ; Kayn avait le visage pensif, quant à Lucie, elle l’observait d’un œil furtif. Cette dernière s’interrogeait sur la cause de cette balade nocturne. Manifestement, son acolyte ne craignait pas de voir apparaître la Calamité. Était-elle vraiment partie à Folks ? Pouvait-elle encore faire demi-tour ? Quelles qu’en soit les réponses, à cette heure, Petit-Azuré rayonnait de calme et de sérénité sous l’éclairage blafard de la lune.

« Tu veux bien me raconter la suite maintenant ? le questionna-t-elle en croisant les mains dans son dos.

  • La suite de quoi ? » répondit Kayn en feignant de ne pas avoir compris.

Lucie plissa les yeux dans sa direction, persuadée qu’il le savait et vit son visage se parer d’un sourire en coin.

« Ah, tu veux connaître la fin de l’histoire. Je crois être disposé à te la raconter. Après tout, si je venais à prendre une autre balle, il vaut mieux que quelqu’un la connaisse. Mais avant, est-ce que ça va ? »

Elle resta interdite devant sa question, à la fois gênée et surprise de le voir si soucieux. Elle s’était mise en quatre pour faire abstraction de ce qu’elle avait vécu dans cette chambre, à Ghudam.

« Ça va… Je… j’essaye d’oublier…

  • Et, ça marche ? »

Lucie lui adressa un sourire triste en guise de réponse. Ce n’était pas un sujet qu’elle se sentait capable d’aborder. Elle avait besoin de temps.

« Bien, fit Kayn en comprenant sa réticence, la Mort, son frère, leur dispute, la création de Nihil, tu te souviens de tout ?

  • Oui.
  • Parfait. La Mort a donc sommé son frère de faire disparaître sa créature puisqu’elle se retrouvait dans l’incapacité de la tuer. Comme tu t’y attends probablement, il a refusé. Ce jour-là, il apprit que la colère de sa sœur n’avait pas de limite : elle l’a condamné à prendre forme humaine, lui retirant ses capacités par la même occasion. « Tant que tu ne changeras pas d’avis, tu resteras ainsi », a-t-elle dit avant de l’abandonner à son sort, pensant qu’être au contact des créatures qu’il exécrait tant pourrait le faire changer d’avis. Ce ne fut pas le cas, et trente ans plus tard, la situation en est toujours au même point.
  • Trente ans, c’est long, fit tristement Lucie.
  • Un battement de cil pour eux.
  • Pourquoi il ne change pas d’avis ? S’il est humain, il est aux premières loges pour voir ce que sa créature nous fait subir.
  • Il est aux premières loges pour constater ce que l’humanité fait au sien et à cette planète. Après ce que nous avons vu à Ghudam, tu devrais comprendre son point de vue, non ?
  • Ghudam n’était pas représentative des actes de l’humanité ! protesta-t-elle.
  • Ah oui ? fit Kayn en levant un sourcil sceptique. Ils auraient pu bâtir un havre de paix, ils auraient pu s’entraider, mais ils ont choisi de faire de Ghudam un enfer. Aurais-tu décidé de croire à mon histoire ? »

Le sourire sur son visage trahissait sa satisfaction, mais il ne voulait pas vraiment la cacher. Lucie croisa les bras sur sa poitrine, sur la défensive, mais finit par acquiescer.

« Aussi bizarre soit-elle, j’admets que l’apparition de la Calamité n’a rien de naturel, et je veux bien concevoir qu’un tel récit soit vrai. D’ailleurs, où l’as-tu entendu ?

  • Dans une ville du nord, il y a quelques années. Il y avait un homme qui la racontait à qui voulait l’entendre. J’ai été le seul à l’écouter.
  • Un vrai globe-trotter. Et pourquoi y as-tu cru ?
  • Je me suis dit que l’apparition de la Calamité n’avait rien de naturel et que je pouvais bien concevoir qu’une telle histoire soit vraie. »

Il conclut sa phrase d’un sourire avant de reprendre son chemin. Mais Lucie n’en avait pas fini avec lui. Elle le rattrapa en quelques enjambés et lui dit :

« Cet homme, à quoi il ressemblait ?

  • Cinquante ou soixante ans, les cheveux gris, mal rasé. Pourquoi ?
  • En supposant que tout soit vrai, tu ne crois pas que tu as eu à faire au frère de la Mort ? Réfléchis une seconde : il n’a pas dû naître humain, il a dû apparaître sous une forme déjà adulte pour pouvoir prendre conscience de ses actes immédiatement.
  • Et il aurait décidé de raconter son histoire à quiconque voudrait bien lui accorder quelques minutes ? Je suis sceptique, là.
  • Peut-être que ça l’amusait ? Il a dû se dire que personne ne le croirait même s’il disait la vérité. »

Sa voix avait pris un ton grave, presque solennel. Derrière cette pensée se cachait une peur primaire. Celle de comprendre que l’être qui avait créé la Calamité était peut-être assez arrogant et indifférent pour prendre plaisir à se vanter de son méfait.

« Tu voudrais retrouver cet homme, n’est-ce pas ? Tenter de le convaincre de changer d’avis. Mais qu’est-ce qui te fais croire qu’il t’écouterait ? demanda Kayn en croisant les bras.

  • Si nous n’essayons pas, nous sommes condamnés. »

Lucie serrait nerveusement ses poings en fixant le sol des yeux. Elle s’autorisa un court instant à s’imaginer ce que serait sa vie sans la Calamité. Une maison où elle vivrait avec son frère. Un jardin où elle ferait pousser des légumes. Une balade au crépuscule sur une plage de sable blanc où elle découvrirait la mer pour la première fois. Peut-être avec Kayn ? Puis elle imagina son premier enfant : un petit garçon aux yeux noisette et aux cheveux foncés qui aurait le caractère de son grand-père, doux et sincère avec une pointe d’espièglerie. Sans doute aurait-elle un deuxième enfant, une fille, pourquoi pas. Celle-ci ressemblerait davantage à ses parents et serait un savant mélange des deux. Des yeux bleus ou de couleur sombre, une chevelure châtaine ou brune qui ferait chavirer les cœurs. Compatissante, elle se plierait en quatre pour les autres. Elle serait parfois têtue, au point d’en oublier ses principes et reviendrait finalement à la raison.

« Tu crois encore pouvoir être sauvée ? »

Face à la voix dénuée d’émotion de Kayn, presque rieuse et hautaine, Lucie resta figée. Elle ne comprenait pas d’où lui venait l’amusement qu’elle lisait sur son visage. La fin de l’humanité ne devrait pas le réjouir et elle pensa qu’il devrait davantage s’en soucier.

« Cela ne va pas bien se terminer, il faut que tu l’acceptes. Et même si tu retrouvais cet homme, en supposant que ce soit le frère de la Mort, il te rirait au nez tant tu es naïve. »

Lucie se décomposa. Son corps lui sembla peser soudain plus lourd. Son cœur se serra et son sang se figea dans ses veines. Pourquoi fallait-il qu’il soit toujours si pessimiste, si cinglant ? Mais c’était surtout le fait qu’il pouvait avoir raison qui l’effrayait, l’anéantissait de l’intérieur. Elle voulait connaître un monde où elle n’aurait pas constamment à avoir peur, où elle apprendrait la sensation de sécurité.

Soudain, Lucie sentit monter en elle un sentiment brut et oppressant. Ses muscles se raidirent et ses poings se resserrèrent un peu plus.

« Ça te ferait mal de croire qu’on peut s’en sortir, pour une fois ? tonna-t-elle, les sourcils froncés. Ta vie a dû être bien misérable pour que tu en sois venu à détester tout le monde et à espérer leur mort. J’en suis à me demander si le petit nom du frère de la Mort ne serait pas Kayn !

  • Et si c’était le cas, que ferais-tu ? répondit-il en se fendant d’un rictus arrogant.
  • Arrête de sourire ! cria-t-elle, exaspérée, en lui donnant plusieurs coups sur le torse comme si elle tambourinait à une porte condamnée. Ce n’est pas drôle ! »

Le jeune homme les endura en silence. L’expression sur son visage avait changé pour devenir plus profonde. À présent, on y lisait un mélange de peine et de bienveillance. Presque comme s’il avait à la fois pitié d’elle et compatissait.

« Je comprends ta colère face à ton impuissance, Lucie. Je suis déjà passé par là. Tu es désespérée et tout te paraît être la meilleure solution pour mettre fin à ton calvaire, dit-il sur un ton grave. Mais parfois la seule solution est aussi la plus simple : laisser faire les choses. »

Kayn eut un léger sursaut en s’écoutant parler et faillit se mordre la langue.

« Enfin, certaines situations exigent d’agir et d’autres, de ne rien faire, se justifia-t-il. Tout n’est pas tout noir ou tout blanc. »

Il avait presque murmuré la fin de sa phrase, comme s’il se parlait à lui-même. Ses prunelles bicolores se plantèrent sur Lucie qui le dévisageait. Interrogative, elle ne sut pourtant quelle question poser. Elle ne connaissait rien de Kayn. Cette ignorance l’effraya pour un temps, avant que les souvenirs de ses sauvetages ne lui rappellent qu’il était digne de sa confiance. Mais cela devait-il l’exclure de tout soupçon ? Il y avait chez lui quelque chose de mystérieux, quelque chose qui poussait au questionnement.

Kayn était quelqu’un de secret qui semblait pourtant vouloir crier quelque chose.

« Qui est Lorien ? demanda-t-elle en se souvenant subitement de ce prénom.

  • Comment tu connais ce nom ? grogna-t-il en fronçant les sourcils.
  • Tu l’as dit avant de t’évanouir. C’était un de tes proches ? »

Il se détourna, l’air pensif, et au moment où Lucie pensa qu’il n’allait pas répondre, il dit :

« Je n’ai jamais connu meilleure personne que lui.

  • Est-ce qu’il faisait partie de ta famille ?
  • Il l’aurait mérité. Mais non.
  • C’était un de tes amis alors ?
  • Pourquoi ça t’intéresse ? grommela-t-il.
  • Parce que tu ne parles jamais de toi. Il est mort ?
  • Oui.
  • Est-ce que c’est la Calamité qui-
  • Non, elle n’a rien à voir là-dedans, la coupa-t-il froidement.
  • Je suis désolée que tu l’aies perdu. Tu avais l’air de tenir à lui. »

Kayn ne répondit rien. Il se contenta de la regarder en se demandant pourquoi savoir ces choses était important pour elle. La jeune femme décida de ne pas l’interroger davantage. Il valait mieux attendre qu’il se confie de lui-même.

Sous les doux rayons de la lune, les murs de Petit-Azuré brillaient d’une lueur pâle et blanchâtre. L’obscurité qui les entourait en veines sombres les laissait froid et solitaire. Des îles désertes fixées dans une mer calme et obscure, un abysse dévorant qui ne rendait rien de ce qu’il prenait. Ce paysage allait de concert avec les pensées de Kayn. Il s’était rendu jusqu’à une butte surplombant le village et scrutait en silence jusqu’à l’horizon. Si au premier abord, la destruction, l’absence et le vide se dévoilaient aussi limpides qu’une tâche d’encre sur une feuille de papier blanc, en y prêtant un œil plus attentif et en tendant un peu mieux l’oreille, on pouvait découvrir qu’ici et là se faufilait nombres de petites vies nocturnes. Des chauves-souris survolaient les maisons délabrées, tandis qu’une chouette hululait dans le lointain. Des mulots et d’autres rongeurs couraient çà et là en quête de nourriture.
C’était un des spectacles que les yeux hétérochromes du jeune homme avaient déjà vu de nombreuses fois. Une scène qu’il allait revoir, qu’il avait déjà trop vu. Si par moment, il se sentait désolé par ces visions, elles faisaient aussi naître en lui une rage profonde. Tout son corps était alors pris d’un spasme qui faisait tendre chacun de ses muscles. Son cœur était assailli de milles émotions sans qu’il ne parvienne à toutes les déchiffrer tandis que ses prunelles se paraient d’un voile de mélancolie.

Ce n’était ni une insomnie ni l’envie de gambader dehors qui l’avait poussé à sortir, mais bien cette vision, ces sensations qu’il recherchait. Elles avaient sur lui un effet merveilleusement revigorant.

Lucie était restée silencieuse derrière lui. Le petit bosquet de chênes et d’hêtres dans leur dos lui faisait craindre l’attaque d’une bête sauvage, un ours ou un loup, bien qu’on n’ait plus vu ni l’un ni l’autre dans la région depuis plusieurs décennies. Elle se demandait ce qu’ils faisaient ici, dans un froid qui gelait les os jusqu’à la moelle.

Lorsque Kayn se tourna enfin vers elle, la voyant trembler, il eut un peu pitié et décida de rentrer. Sans même en avoir conscience, il ne lui avait fallu poser les yeux qu’un instant sur elle pour se sentir apaisée. Lucie lui rappelait une personne à laquelle il tenait. Elle faisait preuve de la même douceur et parfois aussi, de la même passion.

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