8.

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Il fallut une semaine à Kayn pour reparaître. L’expression de son visage avait changée. Il avait renoué avec cette arrogance dédaigneuse qui le caractérisait lors de leur rencontre. Pourquoi ? Dans quel but ? Personne ne le savait. Lorsque Lucie le questionna sur ce qu’il avait fait pendant son absence, il eut un sourire en coin, comme s’il savait qu’elle le lui demanderai.

« Toujours à poser des questions stupides, hein ? Si j’avais voulu que tu le saches, j’aurais pris la peine de te le dire avant de partir. »

  • J’étais inquiète, se défendit-elle tristement.
  • Entre vous et moi, qui nécessite constamment d’être materné ? À présent c’est fini, déclara-t-il, je ne risque plus ma vie pour vous.
  • Alors pourquoi es-tu revenu ? fit la voix grondante d’Alexandre qui n’appréciait guère le ton qu’il employait avec sa sœur.
  • Oh, tu sais, les choses habituelles, répondit Kayn en feignant un intérêt pour ses ongles, voir la calamité faire son œuvre, admirer votre vaine résistance face à elle… avec un peu de chance, elle vous tuera avant que vous mourriez de faim.
  • Que diable a-t-il pu t’arriver pour que tu nous reviennes avec tant de haine ? l’interrogea le vieux Max en déposant sur lui un regard peiné.

Après avoir vu combien le jeune homme pouvait être bon, le vieil homme ne comprenait pas son changement de comportement. Il était certain que cela ne pouvait être un acte délibéré, mais bien qu’il s’agissait d’une réaction à quelque chose. Comme il se trompait…

« Absolument rien. Mais chassez le naturel, il revient au galop, répondit Kayn avec un sourire moqueur. »

Après avoir constaté que sa remarque avait fait mouche, il se dirigea vers les vivres – dont il restait à peine la moitié – et s’empara de quelques-unes. Personne n’osa rien lui dire : sans lui, on ne serait pas entré en leur possession. Lucie attendit qu’il sorte à l’extérieur pour le suivre. Elle aussi trouvait son comportement curieux et quoi que cela puisse lui coûter, elle voulait en connaître les véritables raisons.

Kayn n’était pas bien loin, elle le retrouva à quelques pas de la demeure, la tête levée vers le ciel. Un radis croqua sous sa dent puis il grimaça.

« Dégoûtant. Ils ressemblent à des bonbons mais lorsqu’on les mange, ils piquent et n’ont pas du tout un goût sucré. »

  • Si tu ne les aimes pas, pourquoi tu en manges ? le questionna Lucie en le rejoignant timidement.
  • Parce que j’ai faim. Et vu la peine que je me suis donné pour les acquérir, j’estime avoir le droit de les consommer.

Son regard bicolore redescendit sur elle, plus froid qu’habituellement ; comme il l’avait deviné en passant la porte, elle l’avait suivi. Et comme il l’avait prédit, elle l’interrogea sur les raisons de son départ. Preuve qu’il s’était bien trop laissé aller et qu’ils étaient devenus trop proche.

« Tu devrais te préoccuper de ta petite personne tant qu’elle glisse encore sur la rivière de la vie, on ne sait jamais, elle pourrait être interrompue… prématurément. »

  • Pourquoi tu es si sombre d’un coup ?
  • Sombre ? répéta-t-il d’un air narquois, tout n’est que question de point de vue.
  • Tu vas encore me répéter qu’il vaudrait mieux mourir plutôt qu’attendre que la calamité vienne mettre un terme à notre existence ? Je pensais que tu en avais fini avec ça, dit-elle sur un ton défaitiste.
  • Pour éviter toute souffrance inutile, ce serait préférable mais le choix revient à chacun.
  • Avec un tel discours, c’est à se demander pourquoi tu ne t’es pas encore suicidé, soupira-t-elle. Je sais, je sais, tu veux voir la calamité nous exterminer.

Il y eut un silence, puis Lucie reprit tristement :

  • J’aimerais que tu sois sincère, Kayn… et que tu me dises ce qui t’as rendu si amer envers ta propre espèce. Pourquoi cette haine ?
  • La souffrance, la cruauté, la haine, la guerre, la jalousie… toutes ces choses qui font de l’espèce humaine la pire espèce. Toutes ces choses qui font que la plus futile des situations peut devenir la plus terrible. Ghudam en était le parfait exemple. Voilà ce que c’est, être humain.
  • Tu te trompes, fit-elle doucement en s’approchant de lui. Tout le monde n’est pas comme ça. Penses-tu que je puisse faire de telles choses ?
  • Qui sait de quoi tu es capable et ce que tu pourrais faire ? C’est ça le plus dangereux, personne ne sait, pas même nous-mêmes. Il y a cette part d’ombre en chacun, peu importe avec quoi elle se révèle. Elle est là, elle grandit chaque jour, consciemment, inconsciemment. Et un jour, elle apparaît. Parce que nous l’avons tous au fond de nous. C’est si commun, si normal que personne ne s’en méfie. C’est comme ça que l’on convoite ce que l’on n’a pas, qu’on envie les autres, qu’un mari tue sa femme devant les yeux de son enfant. C’est comme ça qu’une femme se fait violer.

À l’évocation de cet acte, Lucie baissa instinctivement les yeux. Elle avait honte de s’être retrouvée dans cette situation. Honte de n’avoir rien pu faire pour y échapper. Honte d’avoir été si vulnérable et de ressentir encore ce sentiment. Kayn remarqua son trouble mais il n’en avait pas fini. Elle voulait le comprendre, alors, elle allait le comprendre.

« Tu lui pardonnerais à cet homme ce qu’il t’a fait ? l’interrogea-t-il. »

Lucie mit du temps avant de répondre, elle avait compris où il voulait en venir et cela ne l’enchantait pas de lui donner raison.

  • Non, je ne pourrai jamais lui pardonner.
  • Alors ne me demande pas de pardonner à quiconque, encore moins d’ignorer ou d’oublier. Tout est gravé là-dedans, dit-il en pointant sa tempe du doigt. Regarde ce que les humains se font entre eux et imagine ce qu’ils font aux choses pour lesquels ils n’ont aucune considération, pour les choses qu’ils ne voient pas.
  • Les humains, l’humanité… Jamais tu ne dis « nous », pourtant tu en fais partie. Dois-je comprendre que tu penses être au-dessus de tout ça ?

À contre cœur, il répondit que non. Il était humain et faisait inextricablement partie de l’humanité. À l’expression de son visage, on devinait qu’il détestait cela. À vrai dire, Lucie était loin de se douter de l’intensité de ses sentiments. Aucun mot n’était assez fort pour l’exprimer ni aucun acte.

« Je n’imaginais pas que tu nous détestais à ce point, mais je comprends ton raisonnement. Je crois néanmoins que tu te trompes : nous ne sommes pas tous capable de ces atrocités. »

  • Tu penses au viol, au meurtre et à tout ce qui a rapport aux autres, mais tu ne penses pas en globalité. As-tu déjà pensé à la faune, à la flore, à tout ce qui a disparu ou est amené à disparaître ? Evidemment que non. Cela te toucherait sûrement davantage si je te parlais d’humains qui en exterminent d’autres.

Lucie baissa les yeux ; bien sûr qu’il lui était déjà arrivé de penser à tout ce que l’humanité avait fait disparaître, aux animaux tués ou maltraités par de mauvais maîtres, aux forêts rasés ou à la surpêche qui provoquaient la disparition de certaines espèces et à toutes ces choses qui avaient pris bien trop de temps avant d’être remise en question alors que le mal était déjà fait. Mais qui aurait pu dire y penser chaque jour ? Avoir cela sur la conscience constamment ? C’était hypocrite de la part de Kayn de le lui reprocher.

« Moi j’y pense, ajouta-t-il comme s’il avait lu dans son esprit. J’y pense chaque jour. Alors, que la calamité fasse disparaître l’humanité, ce n’est que justice. Je sais que tu n’as pas connu tout ça, l’avant calamité, mais dis-toi que si elle n’était pas là, la planète serait bien plus détériorée qu’aujourd’hui. »

  • Mais il doit bien y avoir une solution pour tout arranger, non ?
  • Mourir, c’est la meilleure solution.

Elle aurait aimé qu’il ironise, pour une fois, mais il avait dit ça avec le sérieux d’un médecin qui vous annonce un cancer.

Kayn tourna les talons, pensant en avoir fini avec la jeune femme, mais ce fut elle qui n’en avait pas fini avec lui cette fois-ci. Une chose lui était soudainement revenue en mémoire, une chose qu’il lui avait dite un jour.

« Le frère de la Mort, tu as dit qu’il était à l’origine de tout ça. »

  • Et alors ? fit Kayn en haussant les épaules.
  • S’il existe vraiment, si tout ce que tu as dit est vrai, peut-être qu’il pourrait nous aider ? Tu as dit qu’il était en colère contre nous, alors peut-être qu’il saurait nous guider ? Puisqu’il semble savoir tout ce qui ne va pas, il pourrait nous rééduquer.

Lucie était emplie d’espoir à cette idée bien qu’elle reposât sur une histoire que lui avait compté Kayn. Mais si elle avait appris une chose sur lui, c’est qu’il utilisait l’honnêteté comme une arme. Celle-ci était comme un pistolet qu’il collait droit sur vous pour vous effrayer ou vous blesser. Alors peut-être s’était-il moqué d’elle un jour ou peut-être avait-il dit la vérité en sachant qu’elle ne le croirait pas.

« Tu ne perds jamais espoir toi… grogna le jeune homme en détournant son regard. »

  • En tout cas j’essaye, répondit-elle en attrapant ses mains, priant de tout son être de parvenir à le convaincre de l’aider. Kayn, tu ne crois pas en nous et je le comprends, mais s’il y a une chance pour que tout s’arrange, il faut la saisir. S’il te plaît.

Il répondit par un soupir, non par parce qu’il était agacé par son insistance mais parce qu’il vit à quel point elle était sérieuse et naïvement optimiste.

  • N’avons-nous pas déjà eu cette conversation ? Et puis, il est peut-être mort depuis le temps.
  • Ou peut-être pas. Écoute, tu es convaincu qu’il serait mieux que nous mourrions tous, c’est noté, mais j’aimerais vraiment que tu puisses croire un peu en nous. Nous pouvons changer, nous pouvons y arriver. Alors voilà ce que je te propose : retrouvons-le. Nous lui demanderons de l’aide, nous lui ferons part de notre volonté de changer et…
  • Tu es prête à parler au nom de ce qui reste de l’humanité ? la coupa Kayn avec un scepticisme non masqué. Tu ne sais même pas si les autres sont prêts à changer, tu… encore une fois, tu es terriblement naïve.

Les bras croisés, il soupira bruyamment tant il était exaspéré. Comment pouvait-elle imaginer une seconde que son idée était viable ? Comment pouvait-elle croire que tout le monde partageait ses pensées ? Comment pouvait-elle encore avoir autant foi en l’humanité ? C’était surtout cela, qui l’agaçait. Cette croyance aveugle fondée sur rien.

« Peut-être bien que je suis naïve, répondit-elle sur un ton affecté, mais je veux croire qu’il nous reste encore un espoir, et la volonté de survivre. Et si cela doit nous amener à changer, nous devrons changer. »

  • Qui tu crois convaincre avec un tel discours ? Qu’est-ce que tu feras si la majorité ne veut pas changer ?
  • Les persuader, après tout, ce serait pour notre bien à tous.
  • Des rêves naïfs et des espoirs vains… Il n’y a pas à dire Lucie, tu iras loin, dit-il ironiquement.
  • Moque-toi ! En attendant, c’est le dernier espoir qu’il nous reste. Alors même si tu n’y crois pas, je te demande de m’aider à le retrouver. Aide-moi à retrouver le frère de la Mort.

À cet instant, Kayn était conscient d’une chose : elle n’allait plus le lâcher. Elle avait trouvé, une fois encore, quelque chose à quoi raccrocher son espoir. Jamais elle n’y renoncerait. Cela lui tira un sourire ni aimable ni amical, mais à la fois moqueur et satisfait.

« D’accord, je t’aiderai. »

Si sa réponse enchanta la jeune femme, elle devina qu’il avait une idée derrière la tête. Elle commençait à bien le connaître et lui confia ses doutes sur ses motivations.

  • Tant que tu obtiens ce que tu veux, en quoi mes motivations te concernent-elles ? demanda-t-il en ne parvenant pas à s’arrêter de sourire.
  • Tu t’attends à ce que nous ne le retrouvions pas, n’est-ce pas ?
  • Eh bien, je peux déjà te dire que nos pas ne nous guideront pas au nord, car si je suis venu à Trois-vents, c’est parce que la calamité avait attaqué la ville où je me trouvais. S’il y a survécu, j’ignore bien où cet homme peut être, en supposant également qu’il s’agissait bien du frère de la Mort, ce qui disons-le, reste probable mais encore à vérifier. Et si jamais tout ce qu’il a dit n’était rien qu’un conte, alors nous le chercherons en vain.
  • Tu ne perdrais pas ton temps à le chercher si tu n’y croyais pas, lui fit remarquer Lucie, donc je considère que nous avons une chance.
  • Quel poids sur mes frêles épaules ! Le sort de l’humanité repose entre mes mains, j’en frissonne, dit-il sur le ton de la moquerie.

Ce qu’il pouvait être puéril parfois, pensa Lucie en levant les yeux au ciel. Elle garda cette pensée pour elle pour ne pas le vexer et le voir changer d’avis. Bien que cela l’aurait peut-être seulement fait sourire… Elle choisit à la place de lui demander son avis sur le lieu où pouvait être l’homme. Et après un instant de réflexion, le visage de Kayn s’assombrit :

« En réalité, nous n’aurons pas le loisir de vagabonder de ville en village. Pas avec si peu de nourriture. D’ici, un seul choix s’offre à nous : Sance. C’est la ville la plus proche. »

Cela tira une grimace à Lucie ; elle ne voulait pas mettre un pied dans une ville où l’on vouait un culte à la calamité. Qui sait ce que ces gens pourraient leur faire ? Peut-être qu’eux aussi les livreraient à la créature en guise d’offrande ? Ou bien pire. Les Sanciens ne pouvaient être des gens comme tout le monde, sinon pourquoi tomberaient-ils en adoration devant une bête digne des Enfers ?

« Il pourrait très bien être là-bas, dit-elle tout à coup avec l’air d’avoir compris quelque chose, quel endroit pourrait mieux lui convenir ? Il s’y sentirait comme un roi, peut-être même y est-il vénéré comme sa créature ? »

Kayn se contenta d’acquiescer de la tête ; son esprit était accaparé par Sance, il n’y avait jamais mis les pieds. Il était curieux de savoir comment toute une ville avait pu élever la calamité au rang de divinité.

  • D’ailleurs, dit-elle en tournant vers lui des yeux accusateurs, il serait étonnant que tu n’y sois jamais allé. Tu serais parfaitement à ta place là-bas.
  • Oh, tu sais, je suis un grand timide, tout ce monde m’impressionnerai beaucoup.

À cela il ajouta un clin d’œil et retint un sourire qu’on devinait aisément derrière son expression amusée. À vrai dire, il n’avait guère apprécié d’être comparé à ces fanatiques, mais l’associer à eux lui parut légitime après tout ce qu’il avait pu dire à propos de la calamité.

  • Il serait suicidaire d’aller à Folks, n’est-ce pas ? fit tout à coup Lucie avec un visage soucieux.
  • Tu ne peux pas les sauver, il est sûrement déjà trop tard. Aller là-bas ne nous mènerait à rien, lui assura le jeune homme. Je regrette seulement de ne pas pouvoir voir le visage de Linus en découvrant la ville.
  • Il n’y est pas allé seul, lui souligna-t-elle sur le ton du reproche.
  • C’est l’ennui avec les moutons, si l’un saute d’une falaise, le troupeau le suit inévitablement.

De nouveau, un sourire éclaira son visage. Ce que Lucie pouvait détester ces moments où il prenait plaisir au malheur des autres. Bien qu’elle sût qu’il avait du cœur – il l’avait prouvé plus d’une fois – elle pardonnait difficilement ces écarts. Si elle avait cru auparavant qu’il jouait un rôle, elle comprenait à présent qu’il s’agissait de réels sentiments. « Personne n’est parfait » pensa-t-elle, consciente que ce qu’elle ressentait à l’égard du jeune homme jouait pour beaucoup sur sa capacité à lui trouver des excuses.

C’était décidé : ils iraient à Sance. De ce qu’on en disait, la ville n’était peuplée que d’une centaine d’individu. Un temple y aurait été élevé pour honorer la calamité. À leurs yeux, il s’agissait d’une créature divine envoyée pour rétablir l’équilibre de la planète. Personne ne savait depuis quand ce culte était apparu ni pourquoi il avait pris son origine dans cette ville. Pour ce qu’on en savait, les Sanciens étaient pacifistes, du moment qu’on ne les empêchait pas de pratiquer leur culte.

L’annonce fut faite le soir même, aucun n’émit d’objection quant à la destination. L’hiver approchait, on ne pouvait se permettre d’être exigeant sur l’endroit où vivre. Si l’on devait supporter des fanatiques contre un toit et à manger, on le ferait sans hésiter. Quant à Folks, on laisserait les prières, Dieu, le hasard ou quoi que ce soit d’autre gérer le sort de ceux qui s’y étaient rendus.

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