4.

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Dans la seconde qui suivit son éveil, Lucie rejoignit Kayn là où elle l’avait laissé, mais il n’y était plus. Elle le chercha dans toute la demeure jusqu’à croiser Max qui l’informa avoir vu le jeune homme sortir plus tôt. Avait-il fui pour ne pas reparler du sujet de la veille ? Ou était-il parti à la recherche du frère de la Mort ? Ou bien était-ce les deux ? Sans attendre, elle se précipita à l’extérieur pour connaître la réponse et ne tarda pas à le trouver, flânant au soleil.

Dès qu’il la vit, Kayn leva les yeux aux ciels, tourna les talons et accéléra le pas.

« Non, je ne l’ai pas trouvé, lança-t-il sans même la regarder. »

D’un pas rapide, la jeune femme le rattrapa et le stoppa. Il était hors de question qu’il évite encore la conversation. C’était sous-estimer Kayn que de penser qu’il répondrait volontairement à davantage de questions. Son regard la transperça de part en part, ne laissant transparaître que la colère qui l’animait à cet instant.

  • Je te conseille de me lâcher si tu tiens à ta main.

La menace sembla sérieuse mais il n’avait jamais été violent avec elle, c’est pourquoi Lucie y vit là une simple tentative de la faire partir. Ce n’est que lorsqu’il prit sa main et la broya dans la sienne qu’elle comprit qu’il ne plaisantait pas.

  • A-Arrête ! T’es malade ? lui hurla-t-elle en la retirant vivement. Il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond chez toi.

Elle fit quelques gestes pour atténuer la douleur tandis que Kayn repartait sans un mot. Enervée par son comportement, elle attrapa un caillou pour le jeter sur lui mais contint son geste.

  • Pourquoi est-ce si dur d’en parler ? lui cria-t-elle, qu’est-ce qui t’effraies ?
  • Ce n’est rien de tel, idiote. Je ne veux pas de ta compassion. Et puis, c’est privé, ça ne regarde que moi.

Sa voix résonna dans la rue faisant sortir quelques curieux attirés par ce tapage matinal. On n’avait pas l’habitude d’entendre une dispute dans cette ville où tous essayaient de s’entendre pour rester unis. Les regards jetés sur eux les rendirent mal à l’aise, c’est pourquoi Lucie attrapa de nouveau Kayn par le bras et l’entraîna plus loin. S’il se laissa faire, il n’était pas plus disposé à parler. Quand ils furent suffisamment éloignés, Lucie se planta devant lui, l’air soucieux.

« D’accord, tu ne veux pas en parler, mais si jamais tu changes d’avis… »

  • Je ne changerai pas d’avis, la coupa-t-il.
  • Si jamais tu changes d’avis, reprit-elle en insistant sur chaque mot, sache que tu peux venir me trouver quand tu veux. Je serai prête à t’écouter et à garder pour moi tout ce que tu me diras. Ceci étant dit, penses-tu que nous pourrions interroger les habitants à propos du frère de la Mort ? S’il est ici, une description approximative devrait nous permettre de le retrouver.
  • Camille a l’air d’être au courant de tout ici. Si quelqu’un sait qui vit dans cette ville, c’est bien elle.
  • Elle a l’air de t’apprécier. Il serait sûrement mieux que ce soit toi qui lui poses la question.

Kayn acquiesça d’un signe de tête.

  • Est-ce que je peux t’accompagner ? hésita-t-elle.
  • Seulement parce que cela m’exemptera de te faire le récapitulatif de ce qu’elle aura dit.

Un gouffre s’était formé entre eux, profond et glacial. Comme si le sol sous leurs pieds s’éloignait de mètres en mètres et que jamais plus ils ne pourraient se rejoindre. Les deux en avaient pleinement conscience, mais un seul en souffrait.

Ils se dirigèrent en silence jusqu’à l’église, là où Camille préparait une cérémonie. La femme les accueillit avec le sourire, remarquant qu’ils étaient tous deux matinaux. Elle installait de petites bougies sur une table – environ une centaine – et leur expliqua qu’elles serviraient pour les vœux adressés à la calamité à la fin de la cérémonie. Puis elle les regarda tour à tour et rit :

« Pardon, j’étais certaine que vous alliez me poser la question. Puis-je faire quelque chose pour vous ? »

  • Pour tout vous dire, nous venions pour autre chose, commença Kayn sans masquer sa mauvaise humeur, nous recherchons un homme, un étranger. Nous ignorons s’il est ici ou même s’il a déjà posé un pied dans cette ville, mais nous espérons que ce soit le cas.
  • Comment se nomme-t-il ?
  • On ne sait pas. C’est un homme qui a entre cinquante et soixante ans, les cheveux courts, gris, peut-être une barbe de quelques jours. Évidemment cela a pu changer.
  • Il y a bien quelques étrangers qui se sont installés ici depuis quelques années, mais seulement deux répondent à ces critères. Si je puis me permettre, pour quelles raisons cherchez-vous cet homme ? Est-il dangereux ?
  • Nullement, nous devons simplement lui parler.

Sa réponse intrigua Camille qui chercha une réponse dans ses yeux froids. Pourquoi faire tant de mystère pour un homme s’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter ? Voyant sa confusion, Kayn décida de lui conter l’histoire du frère de la Mort sous les yeux effarés de Lucie qui se demandait pourquoi il avait fait tant de mystère avec elle alors qu’il déballait tout à une femme qu’il ne connaissait que depuis la veille.

  • Cela expliquerait l’apparition soudaine de la calamité, fit Camille avec un sourire, et vous pensez que le frère de la Mort lui-même vous a raconté ce récit ? J’avoue que cela me plairait beaucoup, mais cela ressemble tout de même à une légende.
  • Les légendes ont parfois leur part de vérité, lui souligna Lucie, vexée d’être ainsi prise pour une simple d’esprit.
  • Alors peut-être est-ce vrai, répondit-elle avant que son visage ne prenne une expression éclairée, je vois, vous vous dites que cet homme se serait probablement senti à sa place ici. Eh bien soit, si jamais il se cache à Sance, vous devriez revoir cet homme à la cérémonie, toute la ville y participe.
  • Nous y serons dans ce cas, confirma Kayn.
  • Je compte sur vous pour me tenir au courant de cette affaire, ajouta Camille en glissant vers lui un regard appuyé.

D’abord, Kayn hocha la tête en signe d’approbation, puis il s’interrogea intérieurement sur ce que ferait Camille ou même Sance s’il s’avérait que le frère de la Mort se trouvait bien ici. L’érigerait-elle en héros, en souverain ou en dieu ? En tant que créateur de la calamité, il n’y avait pas d’autre option.

Sur le parvis de l’église, Lucie le questionna : pourquoi diable lui avait-il tout révélé ? N’avait-il donc aucune méfiance envers elle ?

« De quoi t’as peur ? Qu’ils fassent du frère de la Mort leur gourou ? fit Kayn en soupirant d’exaspération. »

  • Tu n’as jamais pensé que cet homme pourrait encore faire du mal ?
  • Que veux-tu qu’il fasse, c’est un simple humain.
  • Comment tu peux en être aussi sûr ? dit-elle d’une voix inquiète.
  • C’est ce que l’histoire raconte, non ?

Il passa à côté d’elle et disparut dans l’une des rues adjacentes sans même se retourner. Il se fichait bien de ses craintes car il les savait vaines. Et il n’était plus question pour lui de la réconforter ; il ne retomberait plus dans ses vieux travers, il se l’était promis.

À l’heure de la cérémonie, un peu avant midi, tout Sance s’était rassemblé dans l’église. Lucie chercha Kayn du regard et le vit qui scruter chaque visage, les bras croisés, adossé à un pilier. Son visage indiquait qu’il était toujours de mauvaise humeur. Pourquoi parler de sa sœur l’avait-il mis dans un tel état ? Il n’était pas l’heure de s’en préoccuper, mais cela restait dans un coin de sa tête.

Lorsqu’il ne resta plus personne à l’extérieur, Camille alla se placer au milieu de la nef et attendit le silence qui s’imposa de lui-même. Manifestement les Sanciens étaient rompus à l’exercice et les étrangers les imitèrent simplement.

« Mes amis, aujourd’hui est un jour spécial, commença-t-elle avec toujours ce fameux sourire incrusté sur son visage, comme vous le savez, nous avons reçu de la visite. Une occasion de montrer à nos hôtes ce que la calamité a fait pour nous. J’imagine que mes mots sont durs à entendre mais il nous a également fallu du temps avant de comprendre. La douleur, la perte, le vide, le désespoir… nous sommes tous passé par là. Mais nous étions aveugles et sourds aux suppliques de la calamité. Détruire, tuer, voilà par quoi elle doit passer pour nous faire comprendre que nous sommes le problème. Cependant, elle sait aussi se montrer clémente et laisse derrière elle quelques vies parce qu’elle-même sait que tout n’est pas perdu et que nous pouvons apprendre, nous pouvons changer. Elle sait que nous sommes également la solution à ce problème. Si nous lui montrons que nous sommes capables de faire des efforts, que nous sommes capables de réellement changer, alors peut-être seront nous sauvé. »

Elle poursuivit son discours avec des exemples d’actions des Sanciens de ce qu’elle appelait « le changement ». Elle précisa ensuite que la calamité ne leur rendait que peu visite, comme si elle acceptait leurs efforts mais voulait les pousser à ne pas se reposer sur leurs lauriers.
Dans l’assistance, les habitants de Sance semblaient majoritairement en accord avec ce qui était dit. On pouvait les voir hocher la tête tout le temps que Camille prit la parole.

« Bénie soit la calamité pour ses révélations. Bénie soit-elle de nous guider à travers le chaos que nous avons provoqué et qu’elle mène nos pas jusqu’à notre salut. »

L’assemblée répéta ces mots avec le même ton solennel puis commença à se diriger vers les bougies dans un brouhaha qui résonna dans toute l’église. Camille invita ses hôtes à faire de même, expliquant qu’ils pouvaient ainsi adresser une prière à la créature. Ceux-ci étaient perplexes et observèrent d’abord les habitants passer un par un devant la table : ils n’y restaient pas plus de quelques secondes, formulant leurs vœux dans le secret de leur esprit puis allumant une bougie avant de se diriger vers l’extérieur.

« Veuillez m’excuser madame, fit Max à Camille, mais ce n’est pas mon genre de prier. N’y voyez pas de l’irrespect, je pense simplement que nous sommes les seuls acteurs de nos vies. »

Camille le rassura immédiatement en précisant qu’ils ne devaient pas se sentir obligés et qu’ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient. À ces mots, plusieurs quittèrent l’église avec un soulagement non dissimulé. Ils avaient imaginé qu’on leur demanderait de partir s’ils n’adressaient pas un souhait à la calamité et après un tel périple et l’hiver qui approchaient, on ne voulait pas se voir expulser de la ville.

Max remarqua que Kayn n’avait pas bougé et qu’il regardait la scène avec amusement. D’un pas fatigué, il se rendit auprès du jeune homme et lui demanda s’il allait se prêter à l’exercice.

« Comme si la calamité pouvait entendre leurs prières, rit-il, c’est d’un ridicule. Quand bien même ce serait le cas, que croyez-vous qu’elle ferait ? Qu’elle se remettrait en question et déciderait d’arrêter son massacre ? »

  • Nous partageons le même avis, fit Max en esquissant un sourire.

Un peu plus loin, Lucie fixait le sol, pensive. Elle se demandait sérieusement si la calamité pouvait entendre leurs prières et si c’était le cas, si elle devrait en faire une. Cela ne lui coûtait rien d’essayer. Dans le pire des cas, il ne se passerait rien. Elle prit la suite de la file qui s’était formée et répéta ces mots jusqu’à arriver devant les bougies :

« Je t’en supplie, laisse-nous une chance et disparais. »

Elle attrapa la bougie qu’on lui tendait et approcha la flamme d’une plus petite posée sur la table. Après avoir répété une dernière fois sa prière, elle enflamma la mèche puis passa sa bougie à un autre. Lorsqu’elle se retourna, Kayn la regardait, un sourire moqueur sur le visage puis il quitta l’église.
Elle l’imita et le rattrapa à l’extérieur, impatiente de savoir s’il avait vu l’homme.

« Il n’est pas ici. »

  • Tu es sûr ? Tu as pu le louper, insista-t-elle.
  • Non, j’ai regardé quand les gens sont entrés et quand ils sont sortis. J’ai vu plusieurs hommes qui auraient pu correspondre mais aucun d’eux n’était ce type.

Lucie sentit le sol se dérober sous ses pieds ; cet homme ne pouvait pas ne pas être là. Il était leur dernier espoir. Celui qui pouvait encore les sauver. Il était ce à quoi elle se raccrochait depuis des semaines. Tous ses muscles se relâchèrent, comme si elle était soudainement inerte. Son cœur battait-il encore ? Elle en douta, ne le sentant plus dans sa poitrine. Ses yeux s’agrippèrent au visage de Kayn comme pour lui demander de regarder une nouvelle fois chaque visage et de trouver l’homme. Il était là, il devait être là.

« Tu te fous de moi, c’est ça ? lança-t-elle à Kayn alors que ses émotions la submergeaient. »

  • Non, je ne l’ai pas vu parmi ces hommes, confirma-t-il en la scrutant de son regard de glace.
  • Alors… alors nous devons continuer à le chercher, sanglota-t-elle brusquement.
  • Il pourrait être n’importe où. Mais qu’il soit ici, ailleurs ou même devant toi, tu ne pourrais pas le faire changer d’avis. Accepte-le et passe à autre chose.
  • Si tu en es si sûr, alors pourquoi l’avoir cherché toi aussi ?
  • Pour toi. Cet espoir vain que tu traînes avec toi comme une bouée de sauvetage et qui se nourrit de n’importe quoi, je voulais le voir s’évanouir.
  • Tu es… un véritable connard ! hurla-t-elle avant de s’enfuir en pleurant.

Il vit quelques regards interrogateurs dirigés vers lui, questionnant sans doute ces éclats de voix. Les ignorant ouvertement et il s’en alla simplement, le regard fixé sur le ciel bleu.

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