2.

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Si Kayn n’était toujours pas réapparu, c’est parce qu’il s’échinait à découvrir des secrets insoupçonnés dont il était certain de l’existence. De ce qu’il en avait vu, Ghudam n’était pas simplement l’accueillant rempart contre la calamité dépeint par sa réputation. Il avait constaté la pauvreté, la déchéance de ses habitants qui ne possédaient pour la plupart rien d’autre que les vêtements sales et déchirés qu’ils portaient sur eux. Alcoolisés, drogués, désespérés, certains n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes. Et si manifestement on leur avait menti dès leur arrivée, Kayn pensa que c’était une façon de les intimider pour qu’ils n’aggravent pas la situation. Et dans ce chaos, il loua leur bon sens qui les faisait confisquer les armes à l’entrée.

La nature curieuse et spontanée de Kayn – d’emmerdeur, diraient certains – le fit suivre à plusieurs reprises des hommes avec un fusil en bandoulière jusqu'à la même bâtisse sombre. Il avait compris qu’il s’agissait des hommes du maire – un homme discret dont Kayn n’avait vu que la vague silhouette endimanchée dans un costume gris et qui ne sortait jamais du lieu de son office – ceux qui géraient Ghudam dans les rues et à l’entrée. Il se demanda à quoi pouvait bien leur servir leurs fusils puisqu’ils n’intervenaient pas dans les bagarres et c’est ce qui le poussa à nourrir sa curiosité. Tous finissaient par se rendre à l’intérieur du bâtiment sans qu’il ne sache ce qu’ils y faisaient. Ils n’étaient pas les seuls d’ailleurs : tous les jours, des habitants, uniquement des hommes, y entraient et n’en ressortaient qu’après un long moment. Kayn commença à avoir une idée du genre de lieux dont il s’agissait, et eut confirmation lorsqu’on y amena une jeune femme dont la démarche titubante indiquait qu’elle était alcoolisée ou droguée. Aussi discret qu’une ombre dans la nuit, personne ne l’avait remarqué. Et fixé sur l’identité du lieu, il préféra s’éclipser avant de s’attirer des ennuis. Il ne pouvait rien pour la demoiselle et il avait encore tant à découvrir qu’il ne pouvait se permettre d’attirer l’attention sur lui.

Une question lui martelait le crâne depuis son arrivée : comment Ghudam parvenait-elle à nourrir ses habitants ? On avait dévoilé l’existence de sous-sols, d’une agriculture et d’un élevage, mais était-ce suffisant ? En admettant que les sous-sols s’étendaient sous toute la ville, avaient-ils vraiment de quoi tenir ne serait-ce qu’une année ? Il fallut du temps à Kayn pour trouver des réponses à ses questions. Il observa, scruta, guetta pendant des jours, ignorant la pluie lourde qui s’abattait sur lui, le trempant jusqu’aux os. Et il finit par suivre quelqu’un, la bonne personne, qui le mena tout droit à une trappe gardée par tout un groupe armé. Un soixantenaire grisonnant au dos voûté, portant un bleu de travail et des bottes en caoutchouc, qui y travaillait très probablement. Il lui parut évident qu’il s’agissait là de l’accès aux sous-sols. Et s’il ne pouvait y pénétrer pour jeter un œil, alors il devrait extirper des informations à l’homme qui venait d’y entrer. Un homme qui ne semblait pas armé. Argument de choix lorsqu’on s’apprête à satisfaire sa curiosité !

Kayn attendit donc patiemment que sa proie daigne enfin ressortir, ce qu’elle fit au petit matin. Le soleil n’était pas encore tout à fait levé. Il faisait froid et humide dans les rues, rendant le sol glissant par endroit. Mais cela ou même la fatigue n’aurait pas empêché Kayn d’avoir ses réponses. Dès que l’homme eut pris le chemin du retour, il lui emboîta le pas, l’air de rien. La prudence le fit se retourner plusieurs fois afin d’être certain que personne ne les suivait et lorsqu’il fut sûr de lui, il accéléra d’un coup pour venir à la hauteur de l’homme.

« Excusez-moi monsieur, l’aborda-t-il avec un sourire faussement sympathique, je cherche du travail. Vous pourriez peut-être me renseigner ? »

L’homme se stoppa et le toisa quelques secondes, puis répondit :

  • Nouveau ici ?
  • Ça se voit tant que ça ?
  • Ouais mon gars, y a que les nouveaux pour sourire comme ça. Je peux pas grand-chose pour toi, si tu veux bosser, rends-toi à la mairie.
  • On m’a dit à l’entrée qu’il y avait de quoi s’occuper dans les sous-sols, vous pourriez m’en dire plus ? insista Kayn.

L’homme en bleu de travail le dévisagea silencieusement.

  • C’est que, vous voyez, les animaux, ça me connait, ajouta Kayn pour paraître plus crédible, j’ai déjà travaillé dans une ferme, alors je me suis dit que je pouvais donner un coup de main. C’est qu’il doit y avoir beaucoup de boulot, là, en bas, pour nourrir toute la ville.
  • Ecoute gamin, tes bonnes intentions, tu te les gardes. Y a pas de boulot pour toi en bas. Je viens de te le dire, rends-toi à la mairie !

L’homme haussa le ton, les sourcils froncés pour faire comprendre à Kayn qu’il ne répondrait pas favorablement à sa demande. Celui-ci lui fit un signe de tête affirmatif et certain qu’il allait à présent le laisser, le soixantenaire reprit son chemin. S’il eut été une qualité qu’il fallait citer pour parler de Kayn, la détermination serait sans nul doute évoquée en premier. Quant à ses défauts, eh bien…

« Eh, mon gars, interpella-t-il l’homme en le poussant violemment dans une ruelle adjacente afin que personne ne puisse les déranger. »

Il plaqua l’homme contre le mur, sortant un couteau de sa poche qu’il glissa sous le cou de sa victime.

  • Je te conseille de ne pas faire le con en essayant d’appeler à l’aide, t’aurais pas le temps de crier que tes tripes toucheraient déjà le sol, le menaça Kayn dont le regard s’embrasait. Maintenant tu vas me répondre…
  • Doucement gamin, j’ai une famille, protesta l’homme les yeux écarquillés de terreur. Je te l’ai dit, personne te laissera bosser en bas.
  • Il y a quoi en bas exactement ?
  • Q-Quoi ? Comment ça ? bégaya l’homme.
  • J’ai pas pris le plus futé, pesta Kayn. Les sous-sols ne sont pas suffisants pour nourrir la ville, n’est-ce pas ?
  • B-Bien sûr que si ! Ils courent sous toute la ville, tu penses bien qu’il y a assez pour tout le monde, fit l’homme dont le regard fuyant le trahissait.

Kayn appuya un peu plus le couteau sur sa gorge et lui conseilla de lui dire la vérité s’il tenait à sa vie.

  • C’est la vérité mon gars, il faut me croire, persista-t-il.
  • Tu tiens donc si peu à ta vie… soupira Kayn en braquant ses deux prunelles sombres sur lui. Peut-être devrions-nous aller chez toi pour voir si ta famille peut te convaincre ?
  • I-Ils vont me tuer si je parle, expliqua soudainement l’homme. S’ils apprennent que je l’ai dit à quelqu’un.
  • Si tu tiens à ta famille, tu le feras. Et… ils ne sont pas obligé de savoir que tu as parlé.
  • Tu ne dirais rien ? Vraiment ?

Kayn acquiesça d’un signe de tête et l’homme prit encore plusieurs secondes pour tenter de savoir s’il disait la vérité. Cependant, il était certain d’une chose : sa vie était en jeu ainsi que celle de sa famille. Il pesa le pour et le contre pendant un court instant puis sembla se résigner.

« Ouais, y a pas assez pour tout le monde. Les sous-sols sont loin de s’étendre partout sous Ghudam. C’est pas faute d’avoir cherché à les agrandir, mais… on a plus rien pour creuser et… ça finirait par être dangereux, le sol pourrait s’affaisser avec toutes les structures qui ne cessent de grandir au-dessus. Y a pas que ça. »

Soudain, l’homme se tût, osant à peine regarder Kayn. Ce n’était pas le fait de mettre sa vie en jeu qui le faisait hésiter, mais la honte. Une honte qui lui pesait depuis des années, depuis qu’il savait. Il n’avait jamais rien dit à personne, pas même à sa femme, bien trop heureux qu’elle puisse manger tous les jours. Et voir ses enfants faire de même l’avait condamné à tenir sa langue.

  • On a privilégié l’agriculture, ça nous a semblé logique puisqu’on pouvait conserver les récoltes plus longtemps et au niveau sanitaire… eh bien, les porcs nous auraient sans doute apporter trop de problème.
  • Il n’y a pas de porcs ? s’inquiéta Kayn qui peina à masquer sa surprise.
  • Oh, si, il y en a. Trente-deux pour être exact. Mais nous ne les mangeons pas.
  • Pourquoi ? Et… il y a quoi dans la soupe alors ?

Il avait déjà une idée de l’origine de la viande mais voulait l’entendre de sa bouche. Il ne voulait croire à son intuition, préférant penser qu’il se trompait. Mais le silence coupable de l’homme en disait long.

  • Pour ta sécurité mon gars, dis rien à personne. Personne te croira de toute façon, l’informa l’homme.
  • Toi aussi, tiens ta langue parce que contrairement à toi, je n’ai rien à perdre, le prévint Kayn en lui jetant un regard sévère afin de lui faire comprendre qu’il parlerait de lui si jamais on venait l’arrêter.

Il le relâcha et lui fit signe de partir. Le soixantenaire ne demanda pas son reste et s’enfuit à toute jambe jusqu’à chez lui, bien trop heureux de rentrer en vie.

Kayn resta là, le regard dans le vide, encaissant péniblement ce qu’il venait d’entendre. Un frisson lui parcourut le corps, son cœur battait vite. Il ne parvenait pas à croire ce qui se passait à Ghudam. Il avait besoin d’en voir plus, d’avoir une preuve pour confirmer le niveau de déchéance de cette ville. Alors, après avoir pris une profonde inspiration… puis une deuxième pour se donner du courage, il repartit en quête de réponse dans les rues sombres et froides de Ghudam, ne sachant pas si elle allait l’avaler tout cru ou lui livrer ses autres secrets.

De son côté, le petit groupe s’était vu proposer de travailler pour quelques bons alimentaires supplémentaires. On réclamait de bons gaillards capables de soulever des charges lourdes et la plupart des hommes se portèrent volontaires.
Son frère parti, Lucie s’ennuyait fermement ; restée assise toute la journée au même endroit jusqu’à la fin de ses jours lui parut être un avenir bien cruel. Elle décida donc de prendre son courage à deux mains et d’affronter cette Ghudam qui lui faisait si peur. Et par la même occasion, de retrouver Kayn. Elle se leva, déterminée et s’enfonça dans les rues bondées avec l’espoir d’y voir le jeune homme dans chacune d’entre elles.

Plus tard, lorsque Alexandre revint au camp, il le trouva étrangement vide. Femmes et enfants n’étaient plus là. Max avait également disparu.

« Ils ont dû aller faire un tour, lui suggéra Linus, ils sont toujours fourrés ensemble. »

Alexandre en était arrivé à la même conclusion et se félicita de cette prise d’initiative : Max avait besoin de marcher, même à son âge, et une balade apaiserait sans doute leurs esprits. Ainsi ils connaitraient mieux la ville et peut-être feraient-ils des rencontres intéressantes. Cependant, lorsque l’heure du dîner approcha et ne les voyant pas rentrer, il s’inquiéta.

  • Ils se sont sans doute perdus, ils ne vont pas tarder. Allons leur chercher leurs repas, fit l’ex-soldat.

Connaissant le sens de l’orientation de sa sœur, c’était très probable. Il suivit donc Linus jusqu’à l’église en priant pour qu’elle soit là à son retour. Une fois encore, ce ne fut pas le cas. Alexandre sentait que quelque chose n’allait pas. Sa sœur et les autres auraient déjà dû revenir. Le corps tendu, il laissa son regard se poser sur la foule qui passait devant lui, cherchant inlassablement le visage de sa sœur. Derrières lui, on commençait à entamer les bols avec l’espoir de se réchauffer un peu, quand Kayn reparut enfin. Alexandre bondit sur ses pieds et s’avança pour le questionner sur sa sœur.

« Vous me dégoûtez, répondit-il à la place en regardant les bols avec une profonde aversion, ne mangez pas ça. »

  • Ce n’est que de la soupe de légume et un peu de viande de porcs, lui fit remarquer Linus.
  • Oh oui, de fabuleux petits cochons ! Bien roses ou noirs ou… un peu trop habillé à mon goût.
  • Tu as vu ma sœur, oui ou non ? insista Alexandre en haussant le ton.
  • Qu’est-ce que tu veux dire ? l’interrogea Linus avec un regard inquiet.
  • Il y a bien un élevage de porc dans l’un des sous-sols, mais il est insignifiant. Je dirais qu’il sert seulement de vitrine pour rassurer les petits curieux.
  • Insignifiant à quel point ?
  • Une trentaine de bête.
  • Alors, s’il n’y en a pas assez pour tout le monde… qu’est-ce qu’on mange ? fit Ethan qui avait suivi la conversation discrètement depuis le début, le visage horrifié.
  • Eh bien, il y a une chose dont Ghudam ne manque jamais à tel point qu’elle aurait dû fermer ses portes il y a longtemps…

Les bouches arrêtèrent aussitôt de mâcher tandis que les yeux se figeaient sur Kayn.

  • Tu veux dire qu’on mange… des êtres humains ? demanda Ethan qui ne savait pas s’il devait avaler ou recracher.
  • A vrai dire… j’en suis certain. Je les ai vus préparer leur fameuse recette.

Tous laissèrent tomber immédiatement leurs bols par terre et vidèrent leurs bouches de ce qu’elles contenaient. Certains commencèrent à vomir et à se sentir mal rien qu’à la pensée qu’ils en avaient consommé depuis plusieurs jours.

  • Kayn…
  • Non Alexandre, je n’ai pas vu ta sœur, répondit finalement celui-ci, mais compte tenu de ce que j’ai vu de cette ville, je peux te dire qu’elle n’y fera pas de vieux os.
  • Explique ! le pressa-t-il.
  • Ils prennent des filles ici et là, les violent ou les prostituent, puis quand ils n’en restent rien, elles finissent dans cette soupe ou…
  • Ou quoi ?
  • En amuse-gueule pour la calamité. Tout comme les vieillards, les emmerdeurs et tous ceux qui ont le malheur de disparaître dans cette ville. Bien sûr, avec tout le monde, comment pourrait-on les remarquer ou se soucier d’eux ? Et puis si quelqu’un se plaint trop, il figure aussi au menu.
  • Il faut qu’on sorte d’ici ! s’enquit Linus en attrapant son sac à dos.

Kayn afficha un large sourie moqueur à son attention, puis dit :

  • Vous croyez vraiment pouvoir sortir d’ici ? Je veux voir ça !
  • Il ne fait pas encore nuit, protesta le cinquantenaire.
  • Jour, nuit, peu importe, les portes ne s’ouvrent que dans un sens.
  • Quoi ? Mais non, ils nous ont dit que…
  • Vous n’allez quand même pas les accuser de mentir ? rit-il en feignant l’indignation, les poings sur les hanches.

Il croisa le regard d’Alexandre où il lut une profonde détresse. Il avait peur de perdre sa sœur à jamais. Un court instant, Kayn s’identifia à ce sentiment ; il l’avait déjà connu et ne put y rester insensible.

  • Allez, supplie-moi de t’aider à la retrouver.
  • Toi ? Tu m’aiderais ? fit Alexandre, surpris.
  • Oui, mais chut, fit-il en déposant son index sur sa bouche, j’ai une réputation à préserver.

Avec ce ton toujours si léger, l’affaire semblait facile, presque comme s’il suffisait d’aller chercher Lucie sur le pas de sa porte. Mais tous deux l’avaient déjà compris : ils allaient devoir risquer leur vie. Pour Alexandre, ce n’était pas un choix, mais une évidence. Pour Kayn… eh bien, Kayn ne voulait pas y penser. Il était néanmoins révolté par Ghudam et ses secrets. Quelques semaines avaient suffi pour les voir surgir comme des furoncles près à se rompre.

« Par où commence-t-on ? fit Alexandre, la voix pressante et le regard suppliant. »

  • J’ai ma petite idée sur l’endroit où ils peuvent la détenir. Elle, et les autres femmes.
  • Mais, et les autres, comme Max, intervint Ethan. On ne va pas les laisser ici quand même !

Son célèbre sourire en coin sur le visage, Kayn répondit :

  • Après avoir vaillamment secouru les demoiselles en détresse, nous irons auprès d’eux ; je pense qu’il y a une sortie vers l’extérieur de la ville.
  • Tu penses ? répéta Linus en croisant les bras. Tu ne peux pas être un peu plus sûr de toi ?
  • Bien, fit Kayn en le fusillant de son regard bicolore, je sais qu’ils font des sacrifices à la calamité, et puisqu’ils ne les font pas traverser la ville avec une fanfare, ils doivent avoir un moyen de les amener discrètement à l’extérieur, sans quoi le scandale aurait déjà sûrement tué Ghudam. Maintenant, si vous souhaitez parcourir toute la ville pour trouver une sortie, libre à vous !

D’un geste de la main, il fit signe à Alexandre de le suivre. Les quelques hommes présents firent de même ainsi que Linus qui maugréait à demi-voix.

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