4.

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Si Kayn n’était toujours pas réapparu, c’était parce que chaque jour lui révélait un peu plus le vrai visage de Ghudam. Ce n’était pas l’accueillant rempart contre la Calamité dépeint par sa réputation. Il avait découvert tout un quartier protégé par des hommes armés. Celui-ci renfermait les plus hautes classes sociales de la ville. Des personnes qui se permettaient encore de vivre dans le luxe et traitaient les autres comme de simples possessions. Des femmes y étaient emmenées de forces, des hommes aussi, quelques fois, mais aucun n’en revenait. Kayn n’avait pas pu s’y infiltrer pour savoir ce qu’ils devenaient, mais il craignit de le comprendre.

Le reste de Ghudam était bien différent ; il y avait constaté la pauvreté, la déchéance de l’humanité à chaque coin de rue. Alcoolisés, drogués, désespérés, tandis que certains n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes, d’autres s’enrichissaient sur leur dos. Dans ce chaos, Kayn loua le bon sens des gardes qui confisquaient systématiquement les armes à l’entrée.

Sa nature curieuse et spontanée – d’emmerdeur, diraient certains – le fit suivre plusieurs hommes d’armes jusqu’à la même bâtisse sombre. Il avait compris qu’il s’agissait des larbins du maire – un homme discret dont il n’avait vu que la vague silhouette endimanchée dans un costume gris et qui ne sortait jamais du lieu de son office – autrement dit, sa propre milice. Il se demanda à quoi pouvait bien leur servir leurs fusils puisqu’ils n’intervenaient pas dans les rixes. Et c’est ce qui le poussa à les surveiller.

Tous finissaient par se rendre à l’intérieur du bâtiment sans qu’il ne parvienne à savoir ce qu’ils y faisaient. D’ailleurs, ils n’y étaient pas seuls : des hommes de tout Ghudam s’y rendaient. Si Kayn songea tout d’abord qu’ils devaient y organiser des combats et des paris, sa théorie tomba à l’eau quand un groupe de jeunes femmes y fut amené. L’une d’elle entra en titubant, manifestement droguée pour la rendre plus docile.

« Bande d’ordures ! » pesta Kayn, regrettant de ne pouvoir leur venir en aide.

Il préféra s’éclipser, profitant que personne ne l’ait remarqué ; il avait encore tant à découvrir qu’il ne pouvait se permettre d’attirer l’attention.

Une question lui martelait le crâne depuis son arrivée : comment Ghudam parvenait-elle à nourrir ses habitants ? Les gardes avaient parlé de l’existence de sous-sols, d’une agriculture et d’un élevage, mais était-ce suffisant ? En admettant que ceux-ci s’étendaient sous toute la ville, avaient-ils vraiment de quoi tenir ne serait-ce qu’une année ? Il lui fallut du temps pour trouver des réponses à ses questions. Il observa, scruta, guetta pendant des jours, ignorant la pluie lourde qui s’était abattue sur lui, le trempant jusqu’aux os.

Il finit par suivre un soixantenaire dont l’accoutrement peu commun – un bleu de travail et des bottes en caoutchouc – l’interpella, le menant tout droit à une trappe gardée par tout un groupe armé. Kayn réfléchit : s’il ne pouvait y pénétrer pour jeter un œil, il devait extirper des informations au travailleur qui ne portait ni fusil ni pistolet. Argument de choix lorsqu’on s’apprête à satisfaire sa curiosité !

Kayn attendit donc patiemment que sa proie daigne enfin ressortir, au petit matin. Le soleil n’était pas encore tout à fait levé. Il faisait froid et humide dans les rues, rendant le sol glissant par endroit. Mais rien n’aurait empêché Kayn d’avoir ses réponses, pas même la fatigue. Dès que l’homme eut pris le chemin du retour, il lui emboîta le pas, l’air de rien. Par prudence, il se retourna plusieurs fois afin d’être certain qu’on ne les suivait pas, puis il accéléra d’un coup pour venir à la hauteur de sa cible.

« Excusez-moi, monsieur, l’aborda-t-il avec un sourire faussement sympathique, je cherche du travail et à votre tenue, vous semblez tout indiqué pour me renseigner. »

L’homme se stoppa et le toisa plusieurs secondes avant de répondre :

« Nouveau ici ?

  • Ça se voit tant que ça ?
  • Ouais mon gars, y a que les nouveaux pour sourire comme ça. Je peux pas grand-chose pour toi, si tu veux bosser, rends-toi à la mairie.
  • On m’a dit à l’entrée qu’il y avait de quoi s’occuper dans les sous-sols, vous pourriez m’en dire plus ? »

L’homme au bleu de travail le dévisagea, silencieux.

« C’est que, vous voyez, les animaux, ça me connait, ajouta Kayn pour paraître plus crédible, j’ai déjà travaillé dans une ferme. Alors je me suis dit que je pouvais donner un coup de main. C’est qu’il doit y avoir beaucoup de boulot pour nourrir la ville, là, en bas.

  • Écoute gamin, tes bonnes intentions, tu te les gardes ! Y a pas de boulot pour toi en bas. Je viens de te le dire, rends-toi à la mairie ! »

Il haussa le ton, les sourcils froncés pour faire comprendre à Kayn qu’il ne répondrait pas favorablement à sa demande. Puis il reprit son chemin. S’il n’y avait qu’une qualité pour définir Kayn, nul ne doutait qu’il s’agissait de la détermination. Quant à ses défauts, eh bien…

« Eh, mon gars », l’interpella-t-il en le poussant violemment dans une ruelle adjacente afin que personne ne puisse les déranger.

Il plaqua le travailleur contre le mur et sortit un couteau de sa poche qu’il glissa sous le cou de sa victime.

« Je te conseille de ne pas faire le con en essayant d’appeler à l’aide, t’aurais pas le temps de crier que tes tripes toucheraient déjà le sol, le menaça Kayn dont le regard était aussi noir qu’un abysse. Maintenant, tu vas me répondre.

  • Doucement gamin, j’ai une famille, protesta le soixantenaire, les yeux écarquillés de terreur. Je te l’ai dit, personne ne te laissera bosser en bas.
  • Il y a quoi là-bas, exactement ?
  • Q-Quoi ? Comment ça ?
  • J’ai pas pris le plus futé… soupira Kayn. Les sous-sols ne sont pas suffisants pour nourrir la ville entière, n’est-ce pas ?
  • B-Bien sûr que si ! Ils courent sous toute la ville, tu penses bien qu’il y a assez pour tout le monde ! » répondit l’homme dont le regard fuyant trahissait le mensonge.

Kayn appuya un peu plus le couteau sur sa gorge et lui conseilla de lui dire la vérité s’il tenait à revoir sa famille.

« Je mens pas, mon gars, il faut me croire ! persista-t-il.

  • Tu tiens donc si peu à ta vie… Peut-être devrions-nous aller chez toi pour voir si ta femme et tes gosses peuvent te convaincre ?
  • I-Ils vont me tuer si je parle, bredouilla-t-il. S’ils apprennent que je l’ai dit à quelqu’un-
  • Oh mais nous sommes tous les deux des hommes de paroles, n’est-ce pas ? fit Kayn avec un sourire insolent. Tu vas jurer que tu ne parleras à personne de notre petit échange et en contrepartie, je ferai de même. »

Kayn disait-il la vérité ? Il y avait néanmoins une chose dont l’homme était certain : sa vie était en jeu ainsi que celle de sa famille. Il pesa le pour et le contre pendant un court instant puis sembla se résigner.

« Ouais… y a pas assez pour tout le monde. Et ce n’est pas vrai, les sous-sols ne s’étendent pas sous tout Ghudam. C’est pas faute d’avoir cherché à les agrandir, mais… on n’a plus rien pour creuser et ça finirait par être dangereux. Le sol pourrait s’affaisser à cause de tous les immeubles qui ne cessent de grandir ! Et, y a pas que ça… »

Soudain, le soixantenaire se tut, osant à peine regarder Kayn. Ce n’était pas le fait de mettre sa vie en jeu qui le faisait hésiter, mais la honte. Une honte qui lui pesait depuis des années, depuis qu’il savait. Il n’avait jamais rien dit à personne, pas même à sa femme, bien trop heureux qu’elle puisse manger tous les jours. Et voir ses enfants faire de même l’avait condamné à tenir sa langue.

« On a privilégié l’agriculture, ça nous a semblé logique puisqu’on pouvait conserver les récoltes plus longtemps. Et au niveau sanitaire… eh bien, les porcs nous auraient sans doute apporté trop de problème.

  • Il n’y a pas de porcs ? s’inquiéta Kayn dont le visage pâlit de surprise.
  • Oh, si, il y en a. Trente-deux, pour être exact. Mais nous ne les mangeons pas.
  • Pourquoi ? Et… il y a quoi dans la soupe alors ? »

Son cœur tambourinait sa poitrine comme un marteau-piqueur ; il ne voulait pas croire à son intuition, préférant penser qu’il se trompait. Mais le silence coupable de l’homme en disait long.

« C’est de la viande humaine ? l’interrogea-t-il.

  • C’est la seule qu’il y a en abondance, répondit le travailleur d’une petite voix.
  • Bande de dégénérés ! tonna Kayn en le fusillant du regard.
  • Pour ta sécurité, mon gars, dis rien à personne. De toute façon, on ne te croira pas et tu finiras comme tous ceux qui posent des questions.
  • Et toi, n’oublie pas que je n’ai rien à perdre ! » le menaça-t-il avant de le laisser partir.

L’homme ne demanda pas son reste et s’enfuit à toute jambe jusqu’à chez lui.

Kayn resta là, le regard dans le vide, encaissant péniblement le coup. Un frisson descendit le long de sa colonne vertébrale. Il ne parvenait pas à croire ce qui se passait à Ghudam. Depuis combien d’année cela durait-il ? Après une profonde inspiration… puis une deuxième pour se donner du courage, il décida de repartir en quête de réponse. Ghudam avait sûrement d’autres secrets et il voulait aussi approfondir celui-ci.

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