5.
Ses compagnons s’étaient vu proposer de travailler une fois de plus pour des bons alimentaires. On réclamait de grands gaillards capables de soulever des charges lourdes, et la plupart des hommes se portèrent volontaires.
Son frère parti – il avait à cœur d’aider Tania en lui fournissant davantage de nourriture pour ses enfants – Lucie s’ennuyait fermement. Restée assise toute la journée au même endroit jusqu’à la fin de ses jours lui parut être un avenir bien cruel. Mais après ce qu’elle avait vu de la ville, elle craignait de s’y balader seule, même si cela lui aurait peut-être permis de retrouver Kayn. Ce crétin n’était pas revenu une seule fois pour lui dire qu’il allait bien ! Elle rumina jusqu’à être dérangée par plusieurs silhouettes qui approchaient…
*
Lorsque Alexandre revint au camp, il le trouva désert. Femmes et enfants avaient disparu. Et Max aussi.
« Ils ont dû aller faire un tour », lui suggéra Linus.
Il en était arrivé à la même conclusion et se félicita de cette prise d’initiative : ensemble, ils ne pouvaient rien leur arriver et ils avaient tous besoin de s’aérer l’esprit. Les enfants seraient si fatigués à leur retour qu’ils tomberaient de sommeil et pour un soir, ne supplieraient pas leur mère de les emmener ailleurs. Cependant, lorsque l’heure du dîner approcha et ne les voyant pas rentrer, Alexandre s’inquiéta.
« Ils se sont sans doute perdus, mais ils finiront par retrouver leur chemin, nous ne sommes pas très loin de la mairie, et elle est visible de loin, fit l’ex-soldat. Allons chercher le repas ! »
Connaissant le sens de l’orientation de sa sœur, c’était très probable. Il suivit Linus jusqu’à l’église en priant pour qu’elle soit là à son retour, sinon, il lui faudrait la chercher dans toute la ville. Sa crainte se réalisa. Lorsqu’ils revinrent, les bras chargés de bols, le camp était toujours vide. Quelque chose n’allait pas. Il le sentait. Ses yeux balayèrent les visages aux alentours, espérant y voir apparaître celui de sa sœur. Mais rien.
Ses compagnons le rassurèrent – ils n’allaient assurément plus tarder ! – et entamèrent leur soupe avec l’espoir qu’elle les réchaufferait un peu. Alexandre ne parvenait pas à en avaler une seule bouchée, il continuait d’observer lorsqu’un visage familier s’approcha. Immédiatement, il bondit sur ses pieds et s’avança dans sa direction :
« Kayn ! T’étais où ? Est-ce que tu as vu ma sœur ? Ou Max ? Ou Tania ? Ou Florie ? Ou les enfants ?
- Ne mangez pas ça ! ordonna celui-ci en lui arrachant son bol des mains, c’est dégoûtant…
- Ce n’est que de la soupe de légume et un peu de viande de porc, grogna Linus qui songea que le jeune homme ne lui avait pas manqué.
- Oh oui, de fabuleux petits cochons ! Bien roses ou noirs ou… trop habillés.
- Qu’est-ce que tu racontes ? l’interrogea-t-il en fronçant les sourcils.
- Il y a bien un élevage de porc dans l’un des sous-sols, mais il est insignifiant. Il sert seulement de vitrine pour rassurer les petits curieux.
- Insignifiant à quel point ?
- Une trentaine de bête.
- Il y en a forcément plus ! Ils ne peuvent pas nourrir tout Ghudam avec seulement trente bêtes ! s’emporta Linus en se questionnant sur le contenu de sa soupe.
- S’il n’y en a pas assez pour tout le monde… hésita Ethan, alors, qu’est-ce qu’on mange ?
- Il n’y a qu’une chose dont Ghudam ne manque jamais à tel point qu’elle aurait dû fermer ses portes il y a longtemps, répondit Kayn, le visage grave.
- Oh mon Dieu ! sursauta Ethan qui évacua aussitôt le contenu de sa bouche. C’est… c’est… on mange des êtres humains ? Tu en es sûr ?
- Je les ai vu préparer leur fameuse recette » fit-il en essayant d’ignorer les images qui lui revenait en tête.
Tous laissèrent tomber leurs bols et crachèrent par terre. Un profond malaise s’empara d’eux, triturant si violemment leurs estomacs que certains vomirent. Le visage sérieux de Kayn ne laissa pas de place au doute. Il disait la vérité.
« Kayn, est-ce que tu as vu Lucie ? insista Alexandre dont le mauvais pressentiment ne faisait que grandir.
- Pas depuis que je vous ai laissés. Mais compte tenu de ce que j’ai vu de cette ville, je peux te dire qu’elle n’y fera pas de vieux os.
- Explique ! le pressa-t-il.
- Des tas de femmes sont enlevées, droguées ou alcoolisés pour les rendre docile. Elles n’ont que deux destinations : le quartier des bourges de Ghudam ou l’un des bordels. Ils les prostituent, les violent, puis quand il n’en reste plus rien, elles finissent dans cette soupe ou…
- Ou quoi ?
- En amuse-gueule pour la Calamité. Tout comme les vieillards, les emmerdeurs et tous ceux qui ont le malheur de disparaître dans cette ville. Avec tout ce monde, comment pourrait-on les remarquer ? Et puis, si quelqu’un se soucie quand même de leur sort, il figure aussi au menu.
- Il faut qu’on sorte d’ici ! » s’écria Linus en attrapant son sac à dos.
Kayn le fusilla du regard – comptait-il vraiment fuir sans même essayer de retrouver le reste de son groupe ?
« Allez-y, essayez ! Je suis impatient de voir ça, dit-il sur un ton glacial.
- Il ne fait pas encore nuit, protesta le cinquantenaire.
- Jour, nuit. Peu importe. Les portes ne s’ouvrent que dans un sens.
- Quoi ? Mais, ils nous ont dit que-
- Vous n’allez tout de même pas les accuser de mentir ? » le railla-t-il en feignant l’indignation, les poings sur les hanches.
Il croisa le regard d’Alexandre où une profonde détresse se lisait. Il avait peur de perdre sa sœur, pour toujours. Kayn ne put se résoudre à l’ignorer, il ne connaissait que trop bien ce sentiment.
« Allez, supplie-moi de t’aider à la retrouver, lui lança-t-il en détournant le regard.
- Toi ? Tu m’aiderais ? fit le jeune homme, surpris.
- Oui, mais… chut ! répondit-il en posant son index sur sa bouche, j’ai une réputation à préserver. »
Avec son ton léger, l’affaire semblait facile, comme s’il leur suffisait d’aller chercher la jeune femme sur le pas de sa porte. Mais tous deux l’avaient compris : ils allaient devoir risquer leur vie. Pour Alexandre, la question de la perdre ne se posait pas, il s’agissait de sa sœur, il devait y aller ! Pour Kayn… eh bien, il ne voulait pas y penser. Tout son être était tendu, révolté par Ghudam et ses secrets. Il ne lui avait fallu que quelques semaines pour les voir se révéler un à un comme des furoncles prêts à se rompre.
Celui-ci se tourna vers le reste du groupe :
« Alors ? Vous venez ou vous allez vous terrer comme des gibiers apeurés ?
- Je… Je ne sais pas, bégaya Ethan, si on essaye de faire quelque chose, on est mort, non ? Je suis désolé, je… j’ai peur.
- On a tous peur ! le gronda Kayn. Mais tu préfères crever en te disant que tu as essayé de secourir tes compagnons ou regretter jusqu’à la fin de ta misérable vie de ne pas l’avoir fait ?
- Je voudrais seulement ne jamais être venu ici… sanglota-t-il.
- Tu as un plan ? Tu sais où est ma sœur ? l’interrogea Alexandre qui s’impatientait.
- Oui, j’ai ma petite idée sur l’endroit où elle est. Où ils sont tous. Première étape, sauver les demoiselles en détresse, ensuite nous irons chercher le vieux et les gosses, et avec un peu de chance, nous trouverons une sortie vers l’extérieur.
- Avec un peu de chance ? répéta Linus.
- Je dois encore réfléchir à cette partie du plan, avoua-t-il.
- Quel est le problème ?
- Je sais qu’ils font des sacrifices à la Calamité. Et puisqu’ils ne les font pas traverser la ville avec une fanfare, ils doivent avoir un moyen de les amener discrètement à l’extérieur depuis l’endroit où ils les gardent. Sans quoi le scandale aurait déjà tué Ghudam.
- Et tu ne sais pas où est cette sortie… pesta Linus.
- Je suis d’accord ! Si j’avais été le maire, j’aurais mis de grosses lumières clignotantes à l’entrée ! Quel imbécile celui-là ! » fit Kayn en levant les yeux au ciel.
Il se tourna vers Alexandre et lui fit signe de le suivre. Les accompagnerait qui voudrait, ils devaient agir. Finalement, tous s’empressèrent de les rejoindre, même Linus qui maugréait dans sa barbe.
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