11.

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À Sance, deux camps s’organisaient : ceux qui pensaient encore convaincre le voyageur qu’ils étaient dignes d’obtenir la rédemption, et ceux qui voulaient le voir baigner dans son propre sang après avoir fait tant couler celui des autres. Néanmoins, ces derniers s’étaient mis d’accord avec les premiers : ils attendraient de voir si Kayn était convaincu avant d’agir. Du moins, l’avaient-ils promis… Chaque matin, Lucie guettait l’horizon, désespérant d’y voir apparaître Kayn. La calamité, Nihil, cette maudite bête qui avaient pris la vie de ses parents, de ses amis et de tant d’autres, serait avec lui. Elle craignit de la revoir, de sentir son être trembler d’effroi, d’être incapable de bouger. Kayn pouvait-il laisser sa créature la dévorer ? Allait-il regarder sans rien faire son corps se faire déchiqueter ou écraser par la bête ? Kayn n’était pas insensible, au contraire. Parce qu’il ne l’était pas, il n’avait pu réprimer sa colère et sa haine naissante à l’égard des humains.

« Bonjour Lucie, la surprit Thana apparue derrière elle quelques secondes plus tôt. Je crains d’être de mauvais augure, mais je devais te prévenir pour vous laisser une chance de vous en sortir : j’ai tenté de raisonner mon frère une dernière fois mais il ne veut rien entendre. Je sais que tu voulais le convaincre par des actes, mais… »

  • Il y a longtemps que vous auriez dû faire quelque chose, la coupa Lucie sur un ton de reproche qui ne lui ressemblait pas. Vous n’avez pas cherché à le comprendre, vous lui avez imposé votre vision des choses sans jamais chercher à comprendre la sienne. Peu importe ce dont vous étiez convenus, Kayn a écouté son cœur et vous, votre raison. Vous êtes autant responsable que lui, que nous, de cette situation. Personne n’a voulu se mettre à la place de l’autre et comprendre ses difficultés et voilà où nous en sommes.

Le cœur serré comme pressé par un poids invisible sur sa poitrine, Lucie peina à inspirer profondément. Elle sentit les larmes monter sous ses yeux puis ravala un sanglot avant de poursuivre :

  • Je voulais le convaincre que nous méritions une seconde chance mais je ne suis moi-même plus convaincue que nous la méritons. La dernière fois que j’ai parlé à Kayn, j’ai compris que je ne pourrais rien faire pour le faire changer d’avis. Pas après ce qu’il a vu et ce qu’il a vécu en tant qu’humain. Il a raison, nous ne changerons pas, nous n’en sommes pas capables parce que ce n’est pas dans notre nature. Je l’ai nié trop longtemps car je croyais pouvoir changer ; il est bien plus facile de faire le mal que de faire le bien. Et il y aura toujours quelqu’un pour inspirer la méfiance, blesser, briser ou semer la mort.
  • Kayn a réussi au moins une chose, te faire perdre espoir, soupira Thana en lui jetant un regard affligé. La nature des Hommes n’est pas aussi sombre que tu le crois, faut-il encore la juger dans son entièreté. Ce n’est pas ce que fait mon frère. Nous autres voyageurs vivons guidés par de nombreux principes : la neutralité, l’entraide, la bienveillance en font partie. Notre culture nous aide à appréhender le monde qui nous entoure. Ce qui est bien, ce qui est mal. Les voyageurs et les humains ne le voient pas de la même façon. Ce qui est intolérable pour nous ne l’est pas nécessairement pour vous. Et cela, Kayn ne veut plus l’entendre, non par souci d’ego, il ne se pense pas supérieur à vous, mais parce qu’il tient à cette planète plus que tout. Les leçons ne viennent pas sans erreur. J’aurais dû comprendre la mienne plus tôt.

La Mort sembla avoir compris quelque chose et après un court instant, elle disparut. Lucie n’y prêta plus attention et reporta son regard vers l’horizon. Au loin, elle crut apercevoir des nuages sombres se former. Un orage peut-être ? Non. Ce ne pouvait être que la calamité. Kayn approchait. Silencieuse, elle ne bougea pas et observa les nuages approcher lentement. Elle s’étonna de rester si calme alors que la mort avançait droit vers elle. Elle s’était imaginée cet instant où elle courrait en tous sens pour prévenir l’arrivée de la créature et de son maître. Mais elle était immobile, laissant simplement le vent dont l’allure augmentait petit à petit fouetter son visage sans une seule réaction.

« Il arrive, fit la voix de Max à côté d’elle. »

Le vieil homme lui adressa un sourire étrangement serein, comme s’il s’était préparé pour ce moment. Voyant les larmes muettes de Lucie glisser sur ses joues, il passa un bras autour d’elle, tenant sa canne de l’autre, et la serra contre lui.

  • Voyons le bon côté des choses s’il en est un, notre calvaire sera enfin fini, ajouta-t-il d’une voix érayée par l’émotion.

L’information ne resta pas ignorée bien longtemps. La ville s’éveilla brusquement : on courait en tous sens, certains se rendait à l’église afin de ne pas être seuls, d’autres rentraient chez eux, et un groupe accourra, armes à la main, prêt à en finir avec leur bourreau.

  • Il faut qu’on le tue, s’écria Linus à l’attention de tous, c’est notre seule chance. On a des fusils, des pistolets, si on lui tire dessus, une balle finira bien par le toucher, et sa créature mourra avec lui !

Il dirigea un regard froid vers Lucie et Max, ahuris d’entendre qu’il n’envisageait pas une seule seconde une issue pacifique. La haine de cet homme pour Kayn allait sans nul doute forcer la décision finale de celui-ci et tout serait perdu. Linus fit signe à la petite troupe de le suivre. Parmi eux, Alexandre évita soigneusement le regard foudroyant de sa sœur. Mais il était persuadé qu’elle finirait un jour par comprendre et le pardonner d’avoir pris le parti de l’ancien soldat. Car après tout, il voulait la sauver. Elle, et l’humanité. Et tant pis s’il ne tenait pas parole auprès des Sanciens qui attendaient sagement dans l’église, persuadés de donner une réponde pacifique à Kayn. Lucie se tourna vers le vieux Max, cherchant auprès de lui un réconfort paternel. Mais… le vieil homme avait bien du mal à retenir ses larmes en imaginant que celui qu’il avait si longtemps appelé « idiot » ou « imbécile » allait mourir d’ici peu. Soudain il renifla, essuya son nez d’un revers de manche et tira Lucie avec lui :

« Viens, s’il reste encore un espoir de sauver cet idiot, nous devons le saisir ! »

  • Mais Max, il n’abandonnera pas, sanglota Lucie en le suivant malgré elle.
  • Alors sa créature nous tuera les premiers et nous n’aurons pas à voir ce qu’il adviendra du reste.

Ils échangèrent un regard entendu et se pressèrent pour rejoindre le voyageur avant que le groupe armé ne se soit mis en place.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient, le vent se fit plus brutal. Lucie comprit à cet instant que tirer sur Kayn avait peu de chance d’aboutir à sa mort, car les balles seraient tirées de trop loin et probablement déviées par les rafales. Au fond d’elle, elle en fut soulagée. La calamité semblait plus calme qu’à l’habitude. Plus ils avançaient, plus elle leur paraissait grande et terrifiante. Bientôt, ils virent Kayn à ses côtés. Il eut l’air surpris de les voir tous deux et fit signe à la bête de se stopper.

« Il n’est plus l’heure de parler, les informa-t-il immédiatement. »

  • Ils t’attendent avec des armes, ils n’hésiteront pas à tirer mon petit, lui dévoila Max qui posait sur lui un regard compatissant.
  • Si je craignais pour ma vie, je ne serais pas à côté de Nihil. Aucune balle ne peut m’atteindre lorsque je suis près d’elle. Elle ne laisserait jamais cela arriver. Elle ferait barrage de tout son corps plutôt que de me laisser être blessé.
  • Une bête bien fidèle, fit le vieil homme en scrutant la créature qu’il n’avait jamais vu d’aussi près.

Elle lui sembla étrangement calme, mais c’était parce qu’il l’avait toujours vu pendant qu’elle attaquait. De ce fait, il la compara bien vite à un gros chien bien qu’elle n’en avait pas le physique.

À ses côtés, Lucie cherchait encore quoi dire, quoi faire pour éviter des morts inutiles. Son esprit restait vide et seul des images de Kayn leur sauvant la vie lui vinrent comme pour lui rappeler qu’il n’était pas mauvais.

« Arrête de te faire du mal, l’interrompit Kayn en s’approchant d’elle, il n’y a plus rien que tu puisses faire. Rien que tu puisses dire. J’ai pris ma décision et je n’en changerai pas. Cependant, je tiens à vous remercier tous les deux : bien que mon avis sur votre espèce soit le même qu’auparavant, je dois dire que vous m’avez surpris. En bien, j’entends. Je tenais à vous le dire. »

  • Alors, on se dit adieu cette fois mon garçon ? fit Max en lui adressant un sourire forcé.

Lui aussi avait compris qu’il n’y avait rien à dire d’autre, si ce n’était se dire adieu avant qu’il ne lâche la calamité sur Sance.

  • Je le crains.

Bien qu’il essayât de ne rien laisser paraître, le visage de Kayn se para des traits d’une profonde tristesse. Intérieurement, il était accablé par le chagrin de perdre ces deux personnes qu’il avait appris à apprécier.

Lucie s’apprêtait à lui faire ses adieux ; cette fois, elle avait accepté le fait qu’il s’agissait là de sa fin, de leur fin à tous. Elle ne pouvait plus y échapper. Tandis qu’elle avança d'un pas vers Kayn, une détonation se fit entendre, provenant de Sance. La balle se perdit dans le vent, puis un autre tir fit écho avant que des éclats de voix ne viennent interrompre le tireur.

Sur la défensive, Kayn avait reculé vers Nihil qui montrait déjà les crocs en direction de la ville. Leurs regards avaient changé, la peine s’était muée en colère. Lucie, dans un dernier espoir, le supplia de ne pas ordonner l’attaque : elle le savait, un mot de Kayn et Sance serait anéantie. Ce dernier dont la voix fut balayée par les rafales de vents qui redoublèrent de violence – signe que la calamité était prête à bondir sur la ville – fit dans un murmure inaudible qu’elle comprit en lisant sur ses lèvres :

« Il est trop tard. »

Un nuage de poussière s’éleva en un tourbillon, obligeant Lucie à fermer les yeux. Nihil se mit tout à coup à hurler, la terre trembla sous le poids de ses énormes pattes et… plus rien. Le vent retomba brusquement. La calamité n’avait pas bougé. Lucie et Max échangèrent un regard interrogatif, ne comprenant pas ce qu’il se passait alors qu’ils s’attendaient à mourir. Puis, Nihil eut une réaction étrange, elle se retourna vers son flanc gauche puis se coucha en couinant. Intrigués, Lucie et Max s’avancèrent ensemble à l’endroit où Kayn se trouvait.

Le jeune homme se contorsionnait tant bien que mal pour retirer une lame plantée dans son dos, le visage hagard et blême et le corps rouge de sang. Il extirpa l’arme de sa chair non sans un gémissement puis tomba à genou avant de regarder sa sœur derrière lui.

« Thana… qu’est-ce que… tu as fait ? haleta-t-il avec difficulté. Tu as dit que jamais… tu ne… »

Lucie se précipita vers lui pour tenter de comprimer sa blessure tandis que les yeux de la Mort allait de la calamité à son frère et de son frère à la calamité.

  • Elle n’est pas blessée, murmura-t-elle pour elle-même avant de se jeter sur Kayn, les larmes aux yeux. Tu as dit que vous étiez liés ! Tu as dit que si je la tuais, tu mourrais aussi !
  • J’ai… menti, avoua son frère avec un sourire désolé. C’était la seule façon… de m’assurer que tu ne lui ferais rien. Je ne croyais pas… que tu oserais t’en prendre à moi.
  • M’as-tu laissé le choix ? cria-t-elle en sanglotant.
  • Vous pouvez le sauver ? la pressa Lucie dont les mains ne parvenaient pas à empêcher le sang de quitter le corps de Kayn.

Le visage de Thana se décomposa tandis qu’elle regardait son frère.

  • Non, répondit-elle finalement en tentant de reprendre contenance.
  • S’il redevient un voyageur, cette blessure ne lui sera pas fatale ! insista Lucie.
  • J’ai forgé cette lame pour le tuer, pour tuer un voyageur, expliqua la Mort. Je l’ai privé de ses capacités, je lui ai donné un corps humain, mais il l’a toujours été. Je…

Elle regarda son frère qui arborait un sourire insolant face à elle et s’accroupit près de lui, le visage fermé.

« Oh Kayn ! Si je m’écoutais je… »

  • Me tuerai ? finit-il à sa place. N’est-ce pas ce que tu viens de faire ?
  • Oh, toi ! pesta-t-elle en lui jetant un regard dépité.
  • Allez… nous savions que cela se finirait ainsi. Le méchant meurt toujours à la fin de l’histoire, non ? Du moins… c’est ce que les humains retiendront. Parce qu’ils veulent toujours… être les grands vainqueurs. En vérité ma sœur, c’est toi qui viens de les condamner. Leur calvaire n’en sera… que plus long…
  • La ferme ! firent en chœur Thana et Lucie dont la panique offrait un nouveau masque à leurs visages.

Elles échangèrent un regard, le genre qui ne laisse place à aucun mot et partagèrent la même pensée : Kayn allait mourir et rien ne pourrait l’en empêcher. Le vieux Max avait à peine bougé, affligé par ce spectacle. Lui qui avait été sauvé par le voyageur, considérant – à cause du physique des deux êtres cosmiques – être le plus vieux, et de par ce fait, le premier d’entre eux sur la liste de la Mort… une Mort qui se trouvait devant lui, toute aussi impuissante.

« Que disent les humains déjà ? Nous sommes tous égaux face à la Mort, c’est ça… ? Qu’en dis-tu ma sœur ? fit Kayn dont le faible sourire laissa échapper un peu de sang. »

Le précieux liquide s’enfonçait dans la terre tout comme il s’infiltrait furtivement dans les poumons du voyageur, l’obligeant à tousser comme un fumeur après des années d'addiction. Chaque inspiration lui demandait plus d’effort que la précédente.

  • Allez, arrêtez avec vos têtes d’enterrement… poursuivit Kayn en s’essuyant la bouche, c’est moi qui devrais tirer une tronche de six pieds de long. C’est moi qui suis en train de crever.

À peine avait-il fini sa phrase qu’il se remit à tousser ; tous craignirent que cela lui soit fatal.

Soudain son visage devint très sérieux :

  • Ne lui fais pas de mal, d’accord ? dit-il à Thana en désignant des yeux la calamité qui ne quittait pas son maître du regard. Laisse-la retrouver sa sœur. »
  • Sa… sœur ? répéta Lucie.
  • Pourquoi aurait-il fallu qu’elle soit seule ? Cette planète est grande et… non, je ne voulais pas qu’elle soit seule.
  • Tu voulais qu’elles soient… loyales l’une envers l’autre, c’est ça ? demanda amèrement Thana.
  • Oh, je t’en prie. Je n’ai pas poussé mon raisonnement jusque-là. Je me disais alors qu’elle se sentirait probablement triste d’être l’unique représentante de son espèce.

Elle devait avoir fait autant de victime que sa sœur, accélérant ainsi le déclin de l’humanité, pensa Lucie. Pourtant ce n’était pas ce qui avait motivé Kayn à la créer. Après tout, Kayn restait Kayn. Il savait avoir bon cœur et c’était sa sensibilité qui avait provoqué ce drame. Lucie se perdit un instant dans ses pensées, le regard dans le vide et revint à elle lorsqu’une main se posa sur sa tête.

« Ne refais pas le passé, lui dit doucement Kayn. Ne pense pas à ce qui aurait pu arriver si les choses avaient été différentes. Même nous, les voyageurs... ne pouvons revenir en arrière. Et si ça avait été le cas, sache que j’aurais agis... de la même façon. Je ne regrette pas ma fin parce que je me suis battu jusqu’au bout pour ce que je croyais. À tort ou à raison. L’histoire décidera. »

Les yeux de Lucie s’emplirent de nouvelles larmes. La douleur dans sa gorge comme dans sa poitrine n’en fut qu’attisée. Doucement, elle colla son corps contre celui de Kayn, puis déposa un baiser sur ses lèvres avant d’enfouir son visage contre son torse. Le faible souffle de celui-ci lui chatouillait l’oreille et ses bras la tinrent un court instant avant que l’un comme l’autre ne retombe subitement.

La voix de Thana, d’habitude si froide, laissa transparaître sa peur lorsqu’elle appela le nom de son frère. Lucie releva brusquement la tête puis l’imita.

Le vieux Max qui se tenait encore à l’écart compris immédiatement en voyant que Kayn ne réagissait pas. Mais comme si ce n’était pas encore possible pour elles, Thana et Lucie l’appelèrent avec plus d’ardeur, le secouant pour tenter d’obtenir une réponse. Nihil aussi semblait avoir compris, et sa peine n’en était pas amoindrie car elle était une bête. Au contraire, elle commença à s’agiter et à donner des coups de museau au corps de son maître qui restait inerte. Tous craignirent que la créature ne s’enrage, mais à la place, elle se mit à gémir avant de pousser de nouveau Kayn de son museau, obligeant cette fois Lucie à s’écarter. Elle l’attrapa ensuite délicatement dans sa gueule et entreprit de l’emmener avec elle comme si elle refusait de le laisser parmi ses bourreaux, peu importe si ceux-ci tenaient à lui ou non.

« Non ! Reste ici, sanglota Lucie en courant pour lui barrer le passage, ignorant complètement le fait qu’elle était l’équivalent d’une brindille pour Nihil. Tu ne peux pas l’emmener, je t’en prie ! »

La créature se stoppa et la toisa un instant comme si elle jugeait la valeur de sa requête. Elle observait Lucie qui faisait de même, et toutes deux comprirent combien la peine de l’autre était immense. Aucun mot n’aurait pu l’exprimer.

  • Laisse-la aller, intervint Thana, la tête baissée. Elle va s’occuper de l’amener dans sa dernière demeure. Et il vaut mieux que personne n’en connaisse la position. Je ne saurais tolérer qu’on s’en prenne à lui. »
  • Laissez-nous aller avec lui, fit Max, les yeux rouges. Il ne devrait pas être seul.

La voyageuse eut l’air surprise par cette demande, ne comprenant pas pourquoi ils voulaient l’accompagner et lui en demanda la raison.

  • J’ai cru pendant longtemps qu’il était un imbécile sans cœur et égoïste. Je ne crois pas trop m’avancer si j’affirme que c’était le cas de tout le monde. Je pensais alors qu’il était insouciant et puéril.
  • En vérité il ne voulait pas s’attacher à nous, ajouta Lucie en baissant la tête.
  • Oh, il adorait nous voir le détester, sois-en certaine, la corrigea le vieil homme dont le visage afficha un sourire malgré lui. Il devait se réjouir de ce fait et cela l’aidait sans doute à maintenir son cap. Mais n’a-t-il pas fini par éprouver de l’empathie pour nous ? Sa nature profonde n’a-t-elle pas changé le regard que nous avions sur lui ? Peu importe ce qui devait arriver, l’un comme l’autre, nous ne nous méprisions vraiment. Nous voulions tous la même chose, sauver ce qui nous était cher. Pour autant, nous avons développé des sentiments les uns envers les autres… des sentiments qui, pour ma part, sont proches de ceux des membres d’une même famille.

Max guetta la réaction de Thana, craignant qu’elle considère ses propos comme déplacés. Mais il l’avait cernée ; bien que les voyageurs soient capables de prouesses dont n’étaient pas capable les humains, Thana ne se considérait pas au-dessus d’eux. Elle sembla même émue de voir que le vieil homme considérait son frère comme un membre de sa famille. Une larme glissa le long de sa joue pâle qu’elle s’empressa de faire disparaître. Puis un sourire triste traversa son visage tandis qu’elle pensait à la réaction de Kayn devant un tel discours. Pas de doute, il aurait feint de détester cela, se serait faussement insurgé contre une telle abomination, les bras croisés et la mine renfrognée avant que cela ne le fasse secrètement sourire.

  • Bien, dit-elle finalement, accompagnez la créature de mon frère. Cependant vous ne devrez jamais révéler l’endroit où reposera son corps. Tous ne peuvent pas le comprendre et il a bien assez souffert. Je vous rejoindrai là-bas.
  • Où va-t-elle ? l’interrogea Lucie en comprenant que Thana connaissait déjà le lieu où Nihil voulait emmener son maître.
  • C’est assez loin d’ici. Vous devriez grimper sur son dos, répondit Thana en s’approchant de la calamité qui était restée immobile. N’ayez crainte, elle ne vous fera plus rien. Elle est à mes ordres désormais.

Elle vint caresser l’énorme patte de la créature qui se coucha quelques secondes après puis se tourna vers Lucie pour demander son aide.

« J’aimerais que vous le preniez avec vous sur son dos. Je ne veux pas qu’elle le garde dans sa gueule tout le trajet, expliqua-t-elle avec peine. J’espère que ce n’est pas trop vous demander. »

Lucie acquiesça d’un simple signe de tête ; sa gorge était bien trop serrée pour qu’elle puisse répondre. Thana la remercia, puis tandis que la jeune femme aidait Max à grimper sur le dos de l’énorme créature – le vieil homme dût mobiliser tout son corps et les forces qui lui restaient– elle ordonna à Nihil de relâcher le corps de son frère. Il lui fallut plusieurs minutes pour rassurer la bête et la promesse que les deux humains prendraient soin de lui avant qu’elle ne daigne enfin ouvrir la gueule. Ensuite, tant bien que mal, les deux jeunes femmes hissèrent le corps de Kayn sur le dos de Nihil, sous son œil soucieux. Une fois à portée, Max les aida comme il put en l’attrapant par les aisselles. L’effort le fatigua un peu plus, mais il tenait à faire cela pour le voyageur qui lui avait un jour sauvé la vie. Puis Lucie vint se glisser devant eux, ainsi Kayn ne pouvait pas tomber, pris en tenaille entre elle et Max. Elle sentit l’émotion l’étreindre brusquement, des larmes se glissèrent à nouveau dans ses yeux tandis qu’elle glissait les bras du voyageur autour de sa taille pour pouvoir le maintenir. Car bien qu’il semblât dormir, elle le savait, il ne rouvrirait pas les yeux. Ses beaux yeux bicolores dont elle aurait voulu pouvoir contempler une dernière fois la profondeur.

« Je vous retrouve là-bas. Prenez soin de mon frère. »

Sans savoir où ce « là-bas » était ni combien de temps cela prendrait pour l’atteindre, Lucie et Max se contentèrent d’un hochement de tête. Nihil se leva sans que son chargement ne semblât gêner ses mouvements tant elle était immense, et Thana disparut dès que la créature se mit en route.

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