3.
Max passait ses journées assis sous le préau, et ne se levait que lorsqu’un besoin pressant se faisait sentir ou pour se dégourdir les jambes. Il n’allait jamais très loin par peur de se perdre ou de se faire bousculer. C’est lors d’une balade qu’il entendit une conversation inquiétante :
« Tu ne l’as pas vue ? Elle est immense, je te dis !
- Arrête un peu… tu as encore bu, n’est-ce pas ?
- Sur le mur sud-ouest !
- Il n’y a rien, je suis allé voir.
- T’as sûrement autant de merde dans les yeux que dans le cerveau ! s’emporta une des voix.
- Au moins, ce n’est pas de l’alcool et les autres trucs que tu t’envoies !
- Il y a une fissure, je te dis ! Retourne voir ! Je suis certain qu’elle avait frappé au même endroit la dernière fois ! Cette maudite bête n’est pas stupide ! Elle fragilise le mur à chaque fois qu’elle vient. Et un jour-
- La ferme ! Tu vas faire flipper tout le monde avec tes conneries ! »
Max ne s’était pas fait prier pour relayer l’information à ses compagnons. Si certains se montrèrent sceptiques, d’autres avaient décidé d’aller vérifier. À leur retour, ils indiquèrent avoir effectivement vu une fissure sur le mur au sud-ouest, mais assurèrent qu’elle était si insignifiante qu’elle n’était pas à craindre.
« Est-ce que quelqu’un en a vu à l’extérieur lorsque nous sommes arrivés ? questionna le vieil homme.
- J’avoue que j’étais si impatient que je n’aie pas fait attention, répondit Alexandre.
- Et la fouille à l’entrée m’inquiétait davantage », renchérit Florie.
Le mur n’avait jamais cédé face à la Calamité. Mais il avait été construit vingt ans auparavant. Le temps et les visites de la créature l’avait-il affaibli ? Étaient-ils en danger ? Personne ne sut répondre à leurs questions. À la mairie, on leur assura que le mur bénéficiait d’un suivi régulier et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.
Quelques jours plus tard, alors qu’une pluie diluvienne tombait sur Ghudam, Linus déboula furieux dans le campement. L’ancien soldat pestait, jurait, invectivait tous ceux qui osèrent une question à son égard. Il dévoila finalement être retourné auprès du maire pour savoir où en était la promesse de leur trouver un logement. L’homme à la tête de Ghudam lui avait suggéré la patience, rappelant qu’ils étaient nourris et en sécurité ! et ce, sans qu’ils n’aient rien à donner en retour.
« Je vais y retourner chaque jour jusqu’à ce que nous obtenions ce qu’on nous a promis ! lâcha Linus en relevant le menton.
- Allez ! Calmez-vous, ça ne doit pas être simple de gérer une telle ville, rationnalisa Ethan en lui tendant un bol de soupe. Mangez tant que c’est chaud ! »
L’ex-soldat se jeta sur son repas en bougonnant encore un moment. Cuillérée après cuillérée, il sembla s’apaiser, quand soudain, il s’étouffa. Toussant, se donnant des coups sur le torse, il essaya de déloger ce qui encombrait sa gorge. Ethan se leva d’un bond, se glissa derrière lui, plaça ses poings fermés près du sternum de Linus, et comprima brusquement le torse de celui. Il recommença une deuxième puis une troisième fois lorsqu’enfin l’objet remonta dans la bouche de l’homme. Linus sortit d’entre ses lèvres… une dent en céramique.
« C’est bien ce que je crois que c’est ? demanda-t-il en s’essuyant la bouche.
- Bordel de… le cuisinier a perdu sa dent ? s’esclaffa Alexandre. C’est dégueulasse !
- Ça ne me fait pas rire ! J’ai bien failli y passer ! ronchonna Linus en la jetant par terre. Ils vont m’entendre à la mairie ! Je ne vais pas me laisser faire ! Demain ! J’y retourne ! Et on verra qui décide de quoi ! »
Ce qu’il fit. Encore et encore. Jusqu’à ne plus être reçu par le maire. Plusieurs de ses compagnons l’avaient prié de se calmer, craignant d’être expulsés de la ville par sa faute. Et lorsqu’une nuit, le cri de la terrible bête résonna et qu’ils eurent la preuve qu’elle ne parvenait pas à entrer dans Ghudam, ils décidèrent d’un commun accord de ne plus rien réclamer. Ils se contenteraient de l’abri qu’on leur avait si gracieusement offert. Peu importait qu’il soit dehors.
Les jours passaient et se ressemblaient tous ; certains acceptaient des petits boulots pour gagner quelques bons alimentaires en plus, souvent pour des travaux de manutentions, de réparation ou de consolidation des structures. Alexandre et Ethan revenaient tout juste de l’une de ces besognes et ne manquèrent pas de raconter leur journée :
« Vous auriez vu ! Ils étaient quinze dans à peine vingt mètre carré ! Entassé les uns sur les autres, il y avait à peine la place de circuler ! expliqua Ethan.
- Il y avait de l’humidité partout, c’était sale, insalubre ! Les murs et le plafond fissurés ! ajouta Alexandre d’une voix inquiète. Franchement, je vous le dis, on est mieux là ! Je n’ose même pas imaginer la tronche des étages ! Moi j’aurais peur de vivre là-dedans.
- Ils construisent toujours plus haut, mais les bâtiments n’étaient pas faits pour ça, à la base. Je ne suis pas architecte, mais ça me semble risqué !
- Et t’as entendu ce qu’ils disaient ?
- À propos des voix dans le mur ? Ouais, je crois qu’ils perdent la raison.
- Des voix ? répéta Lucie en leur prêtant une oreille plus attentive.
- Leur logement est à quelques mètres du mur de protection, fit Alexandre en s’asseyant à côté de sa sœur, ils disent que la nuit, quand tout est silencieux, ils entendent des voix au travers. Des voix qui disent que la Calamité va venir. Qu’elle va nous tuer.
- Ce sont des fous ! grogna Linus.
- Ouais, ils… ils n’avaient pas l’air complètement sain d’esprit.
- Mais, vous avez entendu quelque chose, vous ? » s’inquiéta Lucie.
Les deux jeunes hommes hochèrent négativement la tête. Tous allèrent se coucher avec la pensée que Ghudam avait un effet indéniable sur la psyché humain. Ils commencèrent à craindre de ressembler à ses habitants. Un doute s’immisça dans leurs esprits : avaient-ils eu raison de venir ici ?
Dans la nuit, un énorme bruit sourd résonna dans toute la ville. Si d’abord, ils pensèrent que la Calamité était revenue, une information se propagea à la vitesse de l’éclair : un immeuble entier venait de s’écrouler sous son propre poids, emportant avec lui de nombreuses victimes. De ce qu’ils entendirent, ce n’était pas la première fois que cela arrivait. Personne ne prendrait la peine de chercher les survivants. On déblayerait les débris dans quelques jours, les corps seraient évacués et on reconstruirait comme si rien ne s’était passé.
Rien n’ébranlait jamais Ghudam. Après tout, n’était-elle pas le salut de l’humanité ?
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