Chapitre 1 : Un étrange bruit

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  Je frottais mes mains engourdies par le froid.

 Dans ce ciel nocturne, où la clarté de la Lune éclipsait l’éclat des étoiles, ma propre maison m’apparaissait comme étrangère. J’observais ses pourtours, nimbés d’une lueur spectrale. Curieusement, il émanait de ses murs en pierre une présence bienveillante.

 On dit que les vieilles maisons ont une âme. Elles mémorisent notre vécu, racontent l’histoire de ceux qu’elles abritent.

Mon histoire.

 Émue par la beauté de ce paysage endormi, j’aimais cet instant avant l’aube, où le monde semblait m’appartenir.

 Solitude, mélancolie…

 J’avais beau être entourée, aimée, au fond de moi, je me sentais parfois profondément seule.

S’apitoyer sur son sort ne sert à rien, m’admonestai-je.

 Perdue dans mes réflexions existentielles, le vent me fit brusquement revenir à la réalité. Son souffle glacial fouettait mes joues. Je regardai ma montre avec inquiétude, me demandant pourquoi Isabelle, notre voisine, ne venait pas. J’avais la chance qu’elle m’emmène chaque jour à l’arrêt de bus de mon lycée. Une personne a-do-ra-ble. Mais toujours à la bourre.

Je devrais peut-être lui téléphoner, me dis-je, un peu agacée par son retard habituel.

 Isabelle vivait à quelques kilomètres de notre maison. Je supposais que sa voiture ne démarrait pas, ou qu’elle s’escrimait à dégivrer son pare-brise.

Pas de chance, je vais rater mon bus le dernier jour avant les vacances de Noël ! Chloé va encore râler.

 Je marchai le long du petit étang verglacé pour me réchauffer. Mon ombre dansait au rythme de mes pas.

 Je me dis que je pouvais peut-être tenter d’y patiner, histoire de rendre l’attente moins pénible, mais écartai vite cette pensée. Trop dangereux. J’optai pour la contemplation de la voûte céleste, lorsque soudain, un cri d’animal perça le silence de l’aurore. Il semblait provenir du vieux chêne. J’avançai prudemment. Rien.

 Je restais aux aguets, les sens en alerte.

 Tout redevint calme.

 Ma voisine n’arrivant toujours pas, je me résolus à lui téléphoner. Je fouillai dans ma poche, tressaillis avant de pouvoir attraper mon portable : le même cri retentit. Je reculai d’un pas, le cœur battant. Il s’agissait d’une sorte de grognement d’animal. Je n’avais jamais entendu un braillement comme celui-ci.

 M’armant de courage, je me dirigeai vers l’arbre, quand quelque chose derrière moi me bouscula. En voulant me retourner, je trébuchai, tombai en arrière, et me retins de justesse avec mes mains. Mes doigts glissèrent à leur tour sur le sol gelé. Je me retrouvai par terre, allongée sur le dos.

 Je lâchai un gémissement de douleur.

 Mon coccyx ! Mes pauvres poignets !

 Je redressai légèrement mon buste, regardant autour de moi, paniquée. Pas d’animal en vue, mais une voiture, au loin, qui ralentit progressivement pour venir se garer tout près de moi. Ses phares m’aveuglaient. À demi-assise, je mis instinctivement mes bras devant les yeux, complètement éblouie. J’entendis la portière du véhicule s’ouvrir, et reconnus la grosse voix d’Isabelle jurer comme un charretier : « Jésus-Marie-Joseph », tous les Saints y passèrent.

 La petite femme aux cheveux châtains, coupés au carré, sortit de sa voiture pour m’aider à me relever.

 Je passai une main sur mon front, recouvrant ma vue et mes esprits.

– Que s’est-il passé ? Ça va, Nêryah ? Tu ne t’es pas fait mal ?

– Moi, ça va, merci, lui répondis-je d’une voix posée. On ne peut pas en dire autant de ces pauvres figures Bibliques que vous venez de blasphémer.

 Ma voisine éclata de rire.

– J’ai vraiment eu peur qu’une voiture t’ait percutée ! se défendit-elle, reprenant son sérieux.

– Une voiture ? Ici ? Sérieusement, on habite au milieu de nulle-part. Il n’y a personne sur cette route. Et ce n’est pas une raison pour s’en prendre à Jésus et ses apôtres ! En fait, j’ai tenté une figure de patinage artistique, qui s’est terminée de façon désastreuse !

 Elle m’adressa un sourire complice. Assurément, on adorait plaisanter de bon matin.

– Tu es danseuse, Nêryah, pas patineuse sur glace ! Le patin, ça ne s’improvise pas. En route ! On n’est pas en avance.

– C’est le moins qu’on puisse dire, répliquai-je, exaspérée par ses problèmes d’organisation récurrents.

 Elle ne releva pas ma remarque. Je montai dans la voiture de ma voisine – et quel supplice…

Aïe ! Mon dos !

 Pendant le trajet, j’essayais de visualiser la scène. Juste après avoir entendu le cri, quelque chose m’avait effectivement bousculée. Il faisait encore sombre, mais la lumière de la lune éclairait suffisamment pour observer les alentours. Je n’avais pourtant rien vu.

 Isabelle roulait trop vite pour tenter de rattraper son retard. Je me sentais nauséeuse, ballotée sur cette petite route sinueuse.

 Elle me déposa enfin à l’arrêt de bus. Je la saluai d’un signe de la main quand elle reprit le chemin du travail.

 Le chauffeur m’attendait ; il me lança un regard noir.

– Encore en retard ! souligna-t-il, agacé – et ce, à juste titre.

 Notre conducteur connaissait tous ses passagers ; dans mon petit village, d’une centaine d’habitants, seulement trois élèves descendaient à mon arrêt.

 Après quelques formules d’excuses, je m’installai à côté de mon amie Chloé. Elle croisa les bras en signe de protestation, la mine contrariée :

– Jamais à l’heure, ta voisine !

– C’est quand même très sympa de sa part de m’emmener tous les jours, la défendis-je.

– Tu parles, c’est sur sa route !

– Mmmh… dites donc, je te trouve bien énervée aujourd’hui. Tu as le trac ou quoi ?

– Pas toi ? On va chanter devant tout le monde ! insista Chloé en appuyant sur les derniers mots. Si on se rate, c’est la honte suprême !

– Eh, on se détend mademoiselle-je-râle-tout-le-temps ? T’inquiètes, Chloé, on va a-ssu-rer !

– T’as raison, je stresse vraiment pour rien ! On va s’é-cla-ter ! me répondit-elle du tac au tac en souriant. On nous bassine assez comme ça avec les épreuves du bac, faut profiter !

– Exactement ! Enfin une pause festive ! Mais je crois surtout que tu te mets la pression parce que ta grand-mère arrive tout juste de sa Suède natale pour te voir chanter.

– Elle vient surtout pour les fêtes de Noël, m’imita Chloé.

– Mouais. J’aurais plus de raisons de me plaindre que toi, d’ailleurs. Je viens de me faire mal au dos ! répliquai-je.

– Sérieux ? Franchement, t’abuses ! T’aurais pas pu attendre demain pour faire la maligne ?

– Quelle amie déplorable tu fais, ma chère ! J’adore notre petit surnom, « les râleuses professionnelles », mais là, t’en rajoutes un peu !

 Chloé tourna la tête avec dédain, vers la fenêtre du bus, et fit mine de regarder le paysage.

– Et sinon, ta mauvaise humeur, elle s’en va quand ? ajoutai-je.

 Elle pivota vers moi. Je la regardai droit dans les yeux, affichant un large sourire. Je changeai de ton pour la complimenter :

– Au fait, très joli ton maquillage ! Ça te fait un regard su-blime !

 Chloé me fit les yeux doux, papillonnant des cils. J’éclatai de rire.

 Du haut de son mètre soixante-dix-huit, Chloé ressemblait à un véritable top-modèle. Son corps élancé, svelte, ses yeux bleu-gris, jusqu’au style vestimentaire. Elle portait souvent de jolis chemisiers dans les tons saphir, comme aujourd’hui, et des jeans moulants réhaussés de superbes ceintures colorées. Elle avait adopté depuis le collège une coupe à la garçonne, avec une petite franche épousant joliment son visage en forme de diamant. Cela lui donnait un air mutin, et faisait délicieusement ressortir ses pommettes hautes.

– Et toi, tu n’as rien mis sur ton joli minois ?

– Si, si ! Regarde : du mascara. Ça ne se voit pas ? dis-je en ouvrant grand les yeux.

– Mmmh…., fit-elle en se penchant vers mon visage. T’en n’a pas mis assez ! Et t’aurais pu mettre du rouge à lèvres, pour l’occas.

– Bah ! Je suis bien assez belle comme ça, on ne va pas en rajouter, plaisantai-je.

 Une fois arrivées devant notre lycée, nous descendîmes du bus et rejoignîmes nos amis dans l’amphithéâtre. La salle était méconnaissable, complètement réorganisée et joliment décorée pour l’occasion : peintures, lampes colorées, sapins riches en guirlandes remplaçaient joyeusement les bureaux.

 Notre établissement avait en effet la particularité de fêter le dernier jour d’école avant les vacances de Noël et d’été. Notre directeur militait pour un enseignement moins rébarbatif, prônant la création d’activités artistiques et sportives au sein du lycée – chose rarissime en France, d’autant plus par chez nous, dans l’Ouest !

 L’organisation de ces journées mémorables, avec la décoration des salles, la préparation de spectacles, favorisait le travail en équipe, et contribuait à développer un esprit pratique. La fameuse « autonomie décisionnelle », si chère à nos enseignants. Ces derniers répétaient sans cesse que cela nous « responsabilisait ». C’était donc purement pé-da-go-gi-que. Ces journées festives permettaient surtout d’apprendre à mieux se connaître, car tout le monde se montrait de bonne humeur et apte à communiquer sans préjugés.

 Je me rendais compte de la chance que j’avais d’étudier dans un lycée comme celui-ci.

 Une fois les derniers décors installés dans l’amphithéâtre, nous répétâmes nos prestations durant toute la matinée. Les parents d’élèves allaient venir l’après-midi participer aux différentes activités, dont la plus prisée, la dégustation de gâteaux – évidemment.

 Les miens ne pouvaient en profiter en raison de leur travail. Tant pis pour eux !

 Après un frugal déjeuner au self – on voulait tous se réserver pour les gâteaux –, les familles commencèrent à s’installer dans notre amphithéâtre métamorphosé en salle de spectacle. Nous étions vraiment fiers du résultat, surtout de nos deux immenses sapins disposés de chaque côté de la scène. Les peintures réalisées par les élèves en classe d’art-plastique enjolivaient les murs, les rehaussant de couleurs chatoyantes. On avait également suspendu au plafond de nombreux luminaires colorés, et accroché de larges guirlandes sur le devant de l’espace scénique. Notre lycée respirait la bonne humeur, le fameux « esprit de Noël ».

 Le grand moment arriva : notre chorale débutait le spectacle. Notre chef de chœur, à ma grande surprise, nous avait proposé une fabuleuse chanson du groupe Queen pour le concert de Noël. J’avais bondi de joie… puis d’affolement : « pour le deuxième morceau, tu chanteras en soliste », m’avait-elle désignée. Et lorsque je lui appris que je souhaitais interpréter un air de l’époque Baroque (l’une de mes périodes musicales préférées, avec le Moyen-âge), la professeure m’avait répondu que cela ne reflétait pas assez l’esprit de Noël, et que mes petits camarades risquaient de ne pas saisir ce brusque saut dans l’histoire de la musique. J’avais alors insisté en louant la beauté de l’air « Remember me[1] » d’Henri Purcell, histoire d’instruire un peu cette bande de « pop-love music ». En vain : « C’est encore pire ! On ne peut pas faire plus triste ! » s’était-elle offusquée.

 « Oui, mais c’est tellement beau ! » avais-je rétorqué.

Me voilà donc contrainte de clamer le célèbre et redondant « Amazing Grace », psalmodié à toutes les sauces, devant cette assemblée ignare en matière de culture musicale, me dis-je en me dirigeant avec les autres vers les coulisses improvisés – juste quelques paravents et rideaux pour dissimuler les artistes, sur le côté jardin du plateau.

 Dans les coulisses, je pris les mains de Chloé dans les miennes en lui chuchotant : « On va tout donner ».

 « Bonne chance pour ton solo, ma belle. Tu vas tout déchirer ! » me répondit-elle en me broyant les doigts.

 Nos camarades choristes, Chloé et moi nous plaçâmes en silence sur la scène. À cause de notre différence de taille, mon amie devait se mettre au fond, et moi, avec mes un mètres soixante-trois, en première ligne, devant la scène.

 Assis sur leurs chaises, les familles des élèves, mais aussi nos professeurs, nous observaient avec attention. La salle était comble, comme chaque année.

 Notre chef de chœur nous fit signe de son piano, et nous chantâmes « Thank God it’s Christmas », titre mythique du groupe Queen – eh oui, on peut chanter Noël de façon cool.

 Une fois le chant et les acclamations terminées, c’était mon tour. Mon solo sur « Amazing Grace ».

 Je me réfugiai dans mon monde intérieur, malgré mon trac croissant, histoire de faire honneur à cet hymne. Je commençai la mélodie, donnant le plus d’intensité possible à ma voix. J’admirais les décorations pour oublier la multitude de regards posés sur moi. Absorbée par ma volonté de réussir, je terminai avec des notes tenues dans les aigues.

 Les applaudissements me firent revenir à la réalité. Les joues roses, toute intimidée, je partis m’installer avec les autres dans la salle pour regarder la suite des prestations : du théâtre et quelques sketches. La pression retombait. Je ne parvenais pas à me concentrer sur le spectacle. Je repensais au bruit de ce matin, et cela me perturbait. J’avais l’impression de vivre cette journée par procuration, presque en-dehors de mon corps.

 Toutes les représentations eurent du succès. Mais pas autant que la dégustation de gâteau qui se profilait déjà. Chloé partit rejoindre sa mère et sa grand-mère maternelle. Elle n’avait pas vu cette dernière depuis des années. La mère de Chloé était d’origine Suédoise – d’où sa taille mannequin –, et son père Danois. Tous deux s’étaient rencontrés lors de leurs études en France. Nos campagnes vendéennes les avaient séduits. Leurs familles demeuraient cependant loin d’eux.

 Une fois les tables de mets et de boissons mises en place, élèves et spectateurs se ruèrent sur les pâtisseries.

 Les yeux dans le vague, j’en goûtai quelques-unes.

– Qu’est-ce qui se passe, Nêryah ? D’habitude, côté gâteaux, t’es du genre à tout dévorer ! me lança Chloé, qui venait tout juste de me rejoindre.

– Je ne sais pas. Je n’ai pas spécialement envie de manger. Alors ta grand-mère, elle a aimé le concert ?

– Elle a a-do-ré ! Elle comprend bien mieux l’anglais que le français alors forcément, le choix des chansons lui a plu !

 Je hochai la tête et lançai un regard à la famille de Chloé, qui admirait les peintures.

– Tu vas finir par crever de faim, ma vieille, me taquina-t-elle. Déjà que tu ne manges pas de viande…

– Eh oh ! Ça va les jugements ? ripostai-je en croisant les bras, la mine boudeuse.

 La journée festive terminée, je pris le bus en sens inverse, sans Chloé : elle repartait avec sa famille.

 La tête appuyée contre la vitre, je regardais distraitement le paysage défiler, songeant à l’incident de ce matin. Je voulais en parler, mais à qui ? J’imaginais déjà les sarcasmes.

 J’avais juste envie de boire un bon chocolat chaud auprès du feu, au calme.

[1] Tiré de l’Opéra « Didon et Énée ».

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