Chapitre 6 : Racines

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  Je reculai d’un pas, stupéfaite, me cognant brutalement contre la porte.

– Comment ça… pas d’ici ?

– Nous nous posons de sérieuses questions sur tes origines, continua-t-elle.

 Je ne comprenais pas ce qu’ils voulaient insinuer.

– Nêryah, tu as disparu plusieurs fois lorsque tu étais petite, seulement quelques heures. Tu ne te souvenais de rien. À chaque fois, nous avons cru te perdre pour toujours. Comment expliquer toutes ces choses cumulées ?

 Je devais certainement rêver.

– Mais… ce n’est pas possible ! Je ne me souviens de rien !

– Nous avons le sentiment que quelqu’un souhaite te récupérer, annonça mon père, l’air grave.

– Me… récupérer ? Oh, mon dieu !

 Je plaquai mes mains sur ma bouche, totalement effondrée.

– Ton père et moi vivons dans une peur perpétuelle de te voir disparaître, confia ma mère d’une voix éteinte, les larmes aux yeux.

Je savais où elle voulait en venir. Son frère jumeau, puis moi… Le sort s’acharnait contre elle.

– C’est complètement insensé ! m’écriai-je, tremblante.

 J’avais l’impression de quitter le monde réel. Je pensais que ce genre de scène n’arrivait que dans les films.

 Après un long moment de silence, ma mère ajouta :

– Pardonne-nous… Nous aurions dû t’expliquer tout cela plus tôt. Cette histoire a commencé bien avant ta venue. Ton père et moi désirions avoir un enfant. Mais comme tu le sais, je suis stérile. Je ressentais un vide en moi. Je n’arrivais pas à me sentir véritablement femme. Celles qui ont enfanté dégagent une force paisible, signe de leur épanouissement.

 Je comprenais son chagrin : elle ne pouvait pas concrétiser le fruit de leur amour. Sijia se plaignait souvent de ses petites hanches (le comble, alors que bien des femmes donneraient n’importe quoi pour obtenir son physique de rêve).

– Nous voulions prendre le temps de la réflexion avant d’adopter un enfant. Ta mère était désespérée. Cela me fendait le cœur de la voir pleurer, de se traiter d’incapable et ne plus en dormir la nuit. Avec le deuil de ton oncle, cela faisait trop.

 Olivier marqua une pause pour cajoler Sijia, en larmes.

 Je connaissais déjà cette partie de l’histoire ; le choix de mon adoption. J’appelais d’ailleurs souvent mes parents par leur prénom pour cette raison. Biologiquement, ils n’étaient pas les miens. D’où ce respect, cette déférence envers eux, pour les remercier de m’avoir recueillie, moi, enfant abandonnée.

 J’attendais la suite avec impatience.

– Une nuit, alors que ta mère ne parvenait toujours pas à dormir, elle entendit au loin des pleurs de nourrisson, raconta Olivier d’une voix serrée. Elle se demanda si son inconscient lui jouait des tours, lui rappelant une nouvelle fois sa douleur, mais les cris persistaient.

– Je suis sortie de la maison, en plein hiver. J’ai fait le tour du jardin et là, à côté du chêne, j’ai découvert un bébé emmitouflé dans une étoffe blanche, avec un nom brodé en fil doré : Nêryah. Je t’ai ramenée à la maison. Tu étais glacée et couverte de neige. Je ne pus déterminer depuis combien de temps tu grelottais ainsi dehors. Cela semblait tellement irréel... Mais lorsque je t’ai vue, un sentiment de bonheur m’a submergée. C’était un véritable miracle ! Un cadeau du ciel, comme si nos prières étaient exhaussées… Nous n’avons jamais compris d’où tu venais.

– On a fait de nombreuses recherches. Qui viendrait déposer son enfant dans un endroit paumé comme celui-ci, au beau milieu d’une nuit d’hiver ? s’interrogea Olivier. C’est incompréhensible. Nous avons ensuite raconté à nos connaissances que nous t’avions adoptée. C’était plus simple.

Mon prénom provient donc de mes véritables parents, réalisai-je. Je ne le savais même pas !

– Je vais te chercher le seul indice que nous possédons, proposa Sijia.

Elle monta à l’étage, et redescendit au bout de quelques minutes, une petite couverture blanche à la main.

– La voici.

 Elle me tendit l’étoffe.

– Regarde, ton nom est cousu ici, me montra ma mère.

 Je caressai le tissu épais, moelleux, et parcourus de mon index mon propre prénom brodé en un joli fil doré. Quelqu’un avait pris soin de me nommer.

 Puis m’avait abandonnée.

– Mais… je ne comprends pas, pourquoi je vous ressemble autant physiquement ? Ce n’est pas possible !

– Nous nous posons la même question, avoua Olivier.

– Nêryah, même si tu viens d’ailleurs, nous sommes et resterons tes parents, dit tendrement ma mère, les larmes aux yeux. Personne ne t’a réclamée, personne n’est venu te chercher à ce moment-là. Tes disparitions ont commencé plus tard.

 Toujours agrippée à ma porte, je tentai de récapituler intérieurement ces révélations. Je n’avais jamais pris pleinement conscience de cette troublante ressemblance avec mes parents adoptifs, comme s’ils avaient été amnésiques pendant neuf mois.

 Pourquoi m’avouer tout cela maintenant ?

– Je ne sais pas quoi dire. Puisque je viens d’un arbre qui me parle encore aujourd’hui, et que j’ai résisté au froid, je suis donc… anormale ?

– Tu as survécu à cette nuit hivernale. Je t’ai trouvée au bon moment, c’est une grande chance, dit doucement Sijia.

– La personne qui t’as déposée chez nous était parfaitement consciente de ce qu’elle faisait, souligna Olivier. Cet être mystérieux avait tout prévu : ton apparence, la stérilité de ta mère… un peu comme une force supérieure.

– C’est comme si je n’étais pas humaine ! J’ai l’impression d’être un monstre, maintenant !

 Des larmes d’incompréhension coulaient sur mes joues. Mon père vint me prendre dans ses bras.

– Ne dis pas ça. Tu es notre petit ange, assura-t-il. Il émane de toi quelque chose de particulier, d’à la fois doux et puissant.

 Ma mère se joignit à notre étreinte.

 J’éclatai en sanglots, incapable de retenir mes larmes. J’avais du mal à respirer, mon ventre me faisait horriblement mal. Je repoussai mes parents, partis dehors telle une furie pour rejoindre mon arbre favori, en ce fameux endroit où j’étais apparue. Je passai mes bras autour du tronc, frissonnant à cause de l’intensité de mes émotions. Je ressentis une chaleur émaner du chêne ; son énergie réconfortante enveloppa mon corps tout entier.

 Perdue dans un tourbillon de questionnements, je ne prêtai pas attention aux premières étoiles qui se dessinaient dans le ciel, ni au vent rugissant dans le silence vespéral.

Mais d’où je viens, alors ? Pourquoi m'a-t-on abandonnée ? Qui sont mes parents biologiques ? Et moi, qui suis-je, finalement ? Je ne devrais pas être là… on a voulu se débarrasser de moi !

 Je serrais désespérément mon arbre, mes doigts crispés contre son écorce rugueuse. Cette fois, aucune voix mystérieuse ne me réconforta.

 Ma mère me rejoignit. Elle posa une main sur mon épaule.

– Viens. Il fait presque nuit. Tu vas attraper froid.

 C’était plus fort qu’elle. Même si je ne risquais pas de tomber malade, Sijia voulait me protéger.

 Nous rentrâmes ensemble à la maison. Mon père préparait un feu de cheminée. Nous nous installâmes tous les trois près de l’âtre.

– Je nous prépare un chocolat chaud ? proposa Sijia.

– Volontiers ! répondîmes mon père et moi en chœur.

Quelques minutes plus tard, elle apporta un plateau garni de trois tasses fumantes et de biscuits – notre dîner, apparemment.

– Nêryah, ce n’est pas une tare d’être différent des autres, affirma-t-elle, nous distribuant les mugs brûlants. Chacun possède ses particularités. Tes dons sont loin d’être monstrueux, bien au contraire ! Nous te demandons chaque année de planter les légumes dans le potager, car avec toi, ils poussent incroyablement vite. Ils sont vigoureux, savoureux. Tu ne devrais pas te sous-estimer, et encore moins te dénigrer ainsi.

– Maman, on appelle ça « avoir la main verte ». Plein de gens savent jardiner, répliquai-je en séchant mes larmes. Ton cacao est délicieux, merci ! C’est tellement meilleur avec du lait de riz.

Le lactose était banni de cette maison.

Elle leva les yeux au ciel et but quelques gorgées.

– J’imagine que tu aimerais savoir qui sont tes parents et d’où tu viens, mais nous ne l’avons jamais découvert. Nous sommes heureux de t’avoir accueillie. Je t’ai trouvée au moment où j’avais le plus besoin de toi. Ce n’est pas anodin. Je t’ai élevée, aimée comme ma propre fille. Car pour moi, tu es ma fille.

Absorbée par la contemplation des flammes, je pris doucement la main de ma mère en signe de gratitude, sans la regarder. Mes parents veillaient sur moi. Il me fallait à présent prendre le temps de digérer cette révélation. Tâche bien ardue, car je ne pouvais même pas me raccrocher à une origine, un pays ou une identité.

J’ignorais tout de moi.

Je mis quelques jours à m’en remettre. J’essayais de me détendre. Je ne mangeais pas grand-chose. Mes parents s’en inquiétaient. Je me sentais réellement perdue. L’édifice que j’avais savamment construit pour me protéger venait de s’effondrer.

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